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Billet de blog 9 mai 2022

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Tomás Ibáñez : “Nouveaux fragments pour un anarchisme sans dogmes”

L’anarchisme, depuis quelques années fait parler et écrire. C’est le moins que l’on puisse dire. Tomás Ibáñez caractérise ce phénomène par l’expression “anarchisme extra-muros". Son dernier livre “Nouveaux fragments pour un anarchisme sans dogmes” (Ed. Rue des cascades) analyse cette “expansion” d’un point de vue philosophique, historique et militant.

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Illustration 1

 Nouveaux fragments, en effet, (puisqu'il publia ses premiers fragments en 2010), dans lesquels il décortique sa “ Réflexion sur l’anarchisme et sur la révolution”, examine ce qu’il en est du “Pouvoir, de l’État et de la liberté” avant de nous gratifier des “Échos d’outre-Pyrénées” (Le 15 M et la tradition libertaire) et de dévoiler quelques “Fragments d’un parcours”, de son parcours de militant anarchiste bien sûr. A cet égard il convient de rappeler qu’il est le créateur du fameux A cerclé qui parut pour la première fois, dessiné par René Daras, en couverture du “Bulletin des Jeunes Libertaires”. 

Inutile de préciser que cet ouvrage est passionnant de la première à la dernière page mais je crois en revanche utile d’avouer, par souci éthique, que Tomás et moi nous connaissons depuis plus de cinquante ans et avons bien des choses en commun mais aussi quelques divergences dont l’exposé me permettront de rendre compte de son livre. Ces divergences ne datent pas d’hier comme on pourra le constater ici et là. 

Il me paraît nécessaire, pour commencer, de préciser que contrairement à Tomás qui n’a jamais hésité à affirmer son anarchisme, je suis pour ma part incapable de formuler la proposition : “Je suis anarchiste”. En effet, je ne sais pas ce que “je suis”, et ceci n’est pas une coquetterie ou une clause de style. 

Récemment encore j’écrivais dans le timide commentaire que je tentais du très important livre de Catherine Malabou (Au voleur ! Anarchisme et philosophie, PUF, 2022) ceci : Si l’on entend par anarchie le refus de toute autorité (sauf peut-être celle de sa conscience, mais qu’est-ce donc que la conscience ? Éternelle question...) et la revendication d’une absolue liberté, alors la proclamation “je suis anarchiste !” ne se métamorphose-t-elle pas en une injonction limitant ma liberté et, par-là, se révèle comme un pur acte d’autorité ? Le prédicat “anarchiste” ne corsette-t-il pas le sujet “je” le privant ainsi de sa liberté ontologique (si l’on peut dire) ? 

D’autant que mon vieil et inaltérable scepticisme ne peut qu’aller s’étoffant quand je lis (p. 16) : l’idée que je voudrais développer ici consiste à soutenir que l’anarchie telle que la conçoit la pensée anarchiste... et me plonger dans une certaine perplexité : ce serait donc “la pensée anarchiste” qui concevrait l’anarchie. Mais alors la question n’est-elle pas celle-ci : qui/quoi conçoit la pensée anarchiste ? Ce qui implique de se demander qui/quoi produit la pensée, non ? Bon. 

Illustration 2
Le premier

 J’aime bien à cet égard la quasi boutade de Leibniz disant dans sa préface à ses “Nouveaux essais sur l’entendement humain” : Le sien, (le système de Locke) a plus de rapport à Aristote, et le mien à Platon ? Puis plus loin Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes où l’on n’a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l’auteur de l’Essai (Locke, donc) et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l’expérience, ou si l’âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon... 

Je me rends bien compte du caractère suranné de tels propos (l’âme, n’est-ce pas...) et de telles références par les temps que nous vivons, ceux des neurosciences, des machines qui lisent dans notre cerveau et jusqu’à l’horreur de “l’intelligence artificielle”, cependant ils m’éclairent et ils me parlent ces mots, ils me parlent de cette anarchie dont Tomás nous dit qu’elle est une réalité constitutivement changeante ce qui signifie que le changement est directement inscrit […] dans le type d’être qu’est l’anarchie. En d’autres termes poursuit-il, ou bien l’anarchie est changeante ou bien il ne s’agit pas d’anarchie car son immutabilité dérogerait au type d’être qu’elle est.  

La question alors est la suivante : d’où tombe le décret décrétant qu’il s’agit ou non d’anarchie ? Nous voici à nouveau quelque peu dubitatif quant à l’origine des idées, me semble-t-il mais je sais bien que l’intention de l’auteur n’est autre que d’affirmer son opposition résolue au dogmatisme peut-être même à ce que pour ma part je nomme le puritanisme de l’anarchisme historique, particulièrement de l’anarchisme d’outre-Pyrénées.  

Mais alors ne peut-on pas dire que l’essence même de l’anarchisme serait le changement ? Si ce n’est que Tomás affirme aussitôt vigoureusement (P. 18) que : Mon approche de l’ontologie est d’ordre anti-essentialiste, contextualiste et relationnelle. Autant dire que je ne conçois pas des êtres qui seraient en-eux-mêmes […], l’anarchie ne saurait être ceci ou cela “en soi”. 

Pourtant tournant quelques pages nous trouvons ceci (p.26) : Aujourd’hui le mouvement anarchiste n’est plus l’unique dépositaire, le seul détenteur, de certains principes antihiérarchiques, ni de certaines pratiques non autoritaires, ni de formes d’organisation horizontale, ni (du recours) à l’action directe. 

Ne sommes-nous pas alors dans le cas de nous demander si tous ces éléments, de l’anti-hiérarchie jusqu’à l’action directe auxquels s’ajoute le “changement” ne constituent pas quelque chose de l’ordre, sinon de la chose “en-soi”, du moins de l’ordre de l’essence, non seulement du “mouvement anarchiste” mais de l’anarchisme et de l’anarchie quoique nous ne sachions toujours pas quelle est celle de ces trois instances qui crée les deux autres. Je ne sais toujours pas. 

En revanche il me semble pouvoir constater que, comme le dit Tomás tous ces éléments sont disséminés hors du mouvement anarchiste (encore serait-il bon de préciser ce que c’est que le mouvement anarchiste...) et sont repris par des collectifs […] qui refusent de se laisser enfermer dans les plis de cette identité. Formulation, celle-ci qui me convient parfaitement tant je suis soucieux depuis fort longtemps de ne pas me laisser enfermer dans quelque identité que ce soit, ni même dans les plis (p. 27) du drapeau noir. 

Quelques pages plus avant je retrouve la constante répugnance de l’auteur à tout “universalisme”, universalisme qu’il rejette en tant que : situer les valeurs sur un plan “transcendant” […] est porteur d’effets de pouvoir qui ne sont pas négligeables (p. 34), de sorte qu’il peut affirmer son relativisme : je suis relativiste affirme-t-il dans l’un de ses précédents ouvrages, avec la même absolue “autorité” que celle dont il use quand il proclame : je suis anarchiste. 

Quant à moi, je l’avoue, je ne sais pas. Je vois bien que ce qui est en question ici concerne notre capacité à “décider”, décider, ajoute Tomás, en tant qu’anarchiste. Mais alors comment ne pas se demander si ce “en tant qu’anarchiste”, ne s’instaure pas comme une limitation à ma capacité de choisir et donc à décider, une négation de ma liberté en somme. Et je m’interroge de plus belle quand l’auteur affirme (p.37) : Il faut se rendre à l’évidence, il n’y a pas d’autonomie et il n’y a pas de liberté au sens fort dans le cadre de l’essentialisme...  

Et je doute de plus belle encore car peu m’importent les qualifications, les étiquetages, universaliste, essentialiste, relativiste, anarchiste... tant ma laborieuse lecture de Spinoza m’a convaincu que le libre-arbitre est une pure illusion, son affirmation, sollicitant le problématique concept de volonté, nous plongeant irrémédiablement dans l’inaltérable trope de la régression à l’infini. Ma liberté alors n’est autre que le recours à la raison qui me fait “connaître” mes déterminations et décider, en toute conscience (pardon, mais qu’est-ce donc que la conscience ?) à partir de ces déterminations. 

Puis, Tomás passe en revue la question de la “nature humaine”, un concept excédentaire dans l’anarchisme, dit-il, qui outre les barbus de l’anarchie (Proudhon était-il barbu ?) convoque Morin et Chomsky, Sahlins, Nietzsche et Ortega y Gasset, Foucault et bien d’autres stimulant ainsi la réflexion et, on l’aura compris, pour ma part, la perplexité avant de s’interroger (P. 65) en ces termes : Qu’en est-il aujourd’hui de la révolution et de son imaginaire ?  Puis d’examiner, dans la deuxième partie de l’ouvrage les questions du pouvoir, de l’État et de la liberté, recourant largement à Foucault dont il a fait depuis longtemps une lecture minutieuse. Il observe ensuite dans ses “ Échos d’outre-Pyrénées” ce qu’il en fut du mouvement des “Indignados” du 15 M avant de nous livrer quelques fragments de son parcours personnel de militant anarchiste.  

Pour conclure je voudrais souligner ce qui me rapproche, aujourd’hui comme hier, de Tomás Ibáñez et d’abord la notion de “révolte”, cette révolte camusienne face à l’absurde dont, curieusement, je ne trouve pas l’écho dans cet ouvrage alors qu’elle contribua à alimenter notre propre révolte et ainsi à construire notre vie : la révolte comme manière de vivre en quelque sorte (Hadot) et, qui sait ? comme essence même de l’anarchisme. Et puis l’observation de ce qu’il analyse comme symbiose entre l’idée et l’action et que je qualifierais volontiers de surgissement de “l’espéré inattendu” et qui me suggère de conter ici ce “fragment” de mon propre “parcours” :  

En ce jour pluvieux de la fin mai 1968 une imperceptible palpitation faisait vibrer l’atmosphère moite des couloirs et des ateliers de l’usine dans laquelle j’occupais le modeste emploi “d’agent technique”, autant dire d’ouvrier quelque peu spécialisé. Et, soudain, sous “l’injonction” de quelques jeunes “gauchos” comme on disait, les bureaux et les ateliers se vidèrent, une longue procession d’hommes et de femmes se dirigea vers le vaste réfectoire où se tint la première A.G. qui décida promptement de l’occupation de l’usine. J’en fus stupéfait. A cet instant, la “spontanéité des masses” n’était plus un vain mot. De “l’action” allait naîtrent trois semaines durant sinon l’Idée, en tout cas des idées. 

Alors... ?  

Vale. 

Tomás présentera son livre le 24 mai, 19h,à la librairie Publico, 145 rue Amelot, Paris.

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