On se souvient de l’éblouissement que nous procura la lecture du “Au début était...” de Graeber et Windrow, de la profonde réflexion à laquelle nous invita l’interpellation de Catherine Malabou, “Au voleur !”, de la stupéfiante et angoissante interrogation de Bruno Latour, “Où sommes-nous ?”.
Nous voici maintenant happés et fascinés par ce dialogue entre les deux auteurs dans lequel s’insère le commentaire dessiné de Pignocchi, et qui d’emblée n’y vont pas par quatre chemins car si “sa grande découverte (celle de l’anthropologie de la nature) a été que la répartition entre nature et culture qui nous est si familière, qui structure de façon si profonde nos subjectivités et nos institutions, elle n’a rien d'universel et qu’il existe une multitude d’autres façons d’être au monde” (p.12).
Cependant la volonté de dépasser la distinction moderne entre nature et culture se heurte aussitôt au caractère paradoxal de l’expression “anthropologie de la nature”. Mais, nous rassure P. Descola, cette expression sous sa plume est volontairement provocatrice et l’occasion pour le lecteur peu averti de prendre connaissance du concept de “naturalisme” qu’il propose pour qualifier la tendance à voir les humains comme séparés des non-humains, tendance moderne qui “est même exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité” (p. 12).
Seulement, pour les Occidentaux modernes “il existe quelque chose qui s’appelle nature, ce qui n’est pas sans conséquences tant le capitalisme est le “le bras armé du naturalisme”.
Pour autant les grands penseurs du socialisme du 19e siècle (Fourrier, Proudhon, Marx, Engels) n’ont manifestement pas vu que “ le développement des forces productives” se ferait au détriment de la Terre. Bien sûr, on peut toujours exhumer quelques lignes de Marx attestant que le grand homme n’ignorait pas la question, il n’en demeure pas moins que capitalisme et socialisme (sans oublier le christianisme) en faisant de la nature un objet à la discrétion de l’homme ont conduit à la situation actuelle, à l’anéantissement du système Terre dont l’humain est un composant au même titre que le non-humain.
Ce qui conduit les auteurs à une remarquable analyse de l’économie qui, pour exister comme “autonome et surplombante” a besoin que chaque chose et chaque être soit interchangeable et réductible à une valeur purement marchande. Autrement dit, l’économie a un besoin vital de transformer tout ce qu’elle touche en objet, humains inclus, qui deviennent des “ressource humaines” (p. 82).
Dépasser le “naturalisme” consisterait alors à “extraire, au moins en partie, les plantes, les animaux et les milieux de vie de la catégorie des objets tandis que l’économie a un besoin vital qu’ils y restent sans la moindre nuance.”
Comment alors s’opposer à ce que Descola appelle “l’arraisonnement naturaliste de la terre” ? Pignocchi croit déceler à cet égard “ un projet politique qui commence à s’ébaucher et qui consisterait à “défaire la suprématie de la sphère économique […] ce redoutable outil de domination qui attribue, tout en le naturalisant, un statut d’objet aux dominés”. Un projet qui selon lui “repose sur les luttes territoriales de type zad et plus généralement sur toutes les façons de se réapproprier collectivement les territoires” (p. 127). Et l’on se souvient alors comme le font les auteurs du maintenant fameux aphorisme zadiste : “Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend !”
Tâche, celle-ci qui n’a rien d’aisée puisque “ le capitalisme nous tient par les corps au moyen du confort matériel dans lequel baignent certains” (p. 126) confort que, pour ma part j’ai tendance à désigner comme les “petits plaisirs” qui sont proposés avec plus ou moins de parcimonie sinon à tous du moins à nombre d’entre nous.
Petits plaisirs (de la bagnole au restau hebdomadaire en passant par l’horreur du smartphone) qui alimentent l’individualisme et, en conséquence, l’incapacité à se rassembler en une instance, une force de contestation d’un système qui lui se fortifie de cet individualisme en offrant toujours plus de ces “petits plaisirs” à consommer de toutes les façons possibles. Car, à l’évidence, si l’individualisme a pénétré les subjectivités (selon le mot à la mode) c’est grâce au sésame du consumérisme.
Constatant que “la perspective d’un renversement révolutionnaire, soudain et global” semble définitivement obsolète les auteurs perçoivent donc que se dessine à travers le monde quelque chose comme des tentatives de se “réapproprier” collectivement des territoires pour y développer des formes de vie commune alternatives à la forme consumériste individualiste. Modes de vie théorisés par de nombreux auteurs sous de nombreuse appellations telles que “hypothèse communaliste, confédération démocratique, municipalisme, stratégie destituante (Murray Bookchin)…" (p. 127).
La question se pose alors, comme le dit Descola, d’un “accommodement entre un État providence (dans le meilleur des cas) et des collectifs qui, en partie grâce à lui et dans ses marges, se consacrent à développer des formes de vie alternatives à celles qu’il promeut lui-même en son cœur” et, ajouterais-je volontiers, qui nous conduisent à la catastrophe.
On consultera avec profit les articles et dossiers publiés par Mediapart, par exemple ici.