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Billet de blog 25 mars 2023

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Chantal Mouffe et ses « signifiants hégémoniques »

Chantal Mouffe vient de publier « La révolution démocratique verte » (Albin Michel) ce qui ne peut que réjouir toutes celles et ceux qui depuis tant d’années ont posé la question de l’écologie comme préoccupation essentielle car vitale pour l’humanité.

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Chantal Mouffe vient de publier “La révolution démocratique verte” (Albin Michel) ce qui ne peut que réjouir toutes celles et ceux qui depuis tant d’années ont posé la question de l’écologie comme préoccupation essentielle car vitale pour l’humanité, mais fort souvent sous les sarcasmes de révolutionnaires ne jurant que par “le développement inéluctable des contradictions du capitalisme” et de libéraux adeptes forcenés de la “'croissance”. 

Notre autrice, cependant, constate dans l’entretien accordé à “Philosophie magazine” le 14 mars “que la question écologique est encore vue comme un problème trop rationaliste et doit pour mobiliser les masses rencontrer les affects”.  

Car, dit-elle encore, “je m’intéresse […] au rôle des passions en politique. Par passions j’entends les affects communs (et je les distingue ainsi des émotions qui sont très à la mode en ce moment)”. La question alors, dit-elle, est la suivante : “Comment est-ce qu’on peut créer, à partir de ces affects communs une volonté politique ?”. 

Affects, passions, émotions : de quoi s’agit-il ? Ne convient-il pas de le préciser autrement qu’en établissant une relation d’égalité ou d’équivalence entre “passions” et “affects” excluant les “émotions qui sont très à la mode” ? Ceci d’autant plus que C. Mouffe se place dès l’exergue de son ouvrage à l’ombre bienfaisante de Spinoza car s’agissant d’affects, en effet, comment faire autrement ? 

Il convient donc de consulter sans plus tarder cette œuvre inépuisable construite sur le modèle d’un traité de géométrie (trop rationaliste ?) : l’Éthique de Bento de Spinoza, de préférence dans l’édition présentée et commentée sous la direction de Maxime Rovere (Flammarion, 2021) dont les notes placées en regard du texte sont, quoique fort érudites, très éclairantes pour un béotien de mon espèce. 

Transportons-nous donc à la troisième partie de l’Éthique intitulée “Origine et nature des affects”. Préfaçant cette partie Spinoza assure que “La plupart de ceux qui ont écrit sur les affects et sur ce qu’est pour les hommes vivre selon la raison, ne semblent pas traiter de choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais de choses qui sont hors de la nature. […]” 

Notons avant de poursuivre que nous sommes ici au cœur de la tension évoquée par Chantal Mouffe entre rationalisme et passions qu’elle définit comme affects.  

Avançons donc et prenons note des définitions de Spinoza : “Par affect, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir du corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée, et en même temps les idées de ces affections”. Ce qui demande quelques éclaircicements que nous procure Rovere (Note 311) : 

“Comme Descartes, Spinoza utilise avec une grande précision affectus au sens d’émotion et affectio au sens de modification (ou accident) du corps et de l’esprit”. Ce qui nous conduit (pour aller vite) à la proposition 3, (p. 363) qui nous signifie que “les actions de l’esprit naissent des seules idées adéquates, les passions, en revanche, dépendent des seules actions inadéquates”. (Définitions 1 et 2 p.343) 

De sorte que disant : Par passion j’entends des affects communs (communs à qui ?), ne se pourrait-il pas que C. Mouffe mêlant allégrement idées adéquates et idées inadéquates, réduise affects et passions à des “émotions” ce dont elle se défend aussitôt pour mieux aboutir, quoique confusément, à une condamnation du “strictement rationaliste” au profit d’affects “qu’il ne faut pas laisser à la droite”. 

 D’où cette Marseillaise entonnée à tout bout de champ singeant ainsi la droite fascisante, et cette “patrie” invoquée sur le même mode nationaliste, sans compter la fameuse “valeur travail” qui, sacralisant le “travail”, c’est-à dire la servitude, conforte, si besoin était, l’idéologie libérale qui pose la servitude (et non le travail) comme modèle social indépassable. 

On l’a compris, mais on le savait déjà, toutes ces acrobaties linguistiques ont pour objet l’affirmation selon laquelle pour “mobiliser les masses” (vocabulaire quelque peu daté tout de même) autrement dit pour parvenir au pouvoir, encore faut-il que les gens le désirent, qu’ils agissent dans sa direction. Et pour ce faire, il faut que cela résonne avec leurs affects.  

La nécessité s’impose alors de produire un “spectacle” de qualité supérieure. Comment ne pas évoquer ici les hologrammes de Mélenchon et les mises en scène spectaculaires de Pablo Iglesias, catogan en bataille ?  

S'agissant de spectacle il vient à propos d’en appeler à Guy Debord plaçant en exergue de “La société du spectacle” ceci : 

 Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. […] (Feuerbach). 

Et peut-être ceci encore :  

 Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. (Thèse 4) 

 Comment alors ne pas voir que l’auteure ne fait appel ni aux affects, ni aux passions définis par Spinoza selon la raison (et non le rationalisme) mais bel et bien, et quoiqu’elle s’en défende, aux émotions les plus triviales comme savent le faire sans le moindre scrupule les adorateurs de la marchandisation spectaculaire en mobilisant ces énormes moyens de propagande que sont la publicité inlassable relayée sans vergogne par des “médias” au service de minorités dominantes.  

Bien sûr il y a des risques reconnaît C. Mouffe “car les affects peuvent être mobilisés en tous sens […] car les affects sont malléables...” ce qui nous éloigne tout de même grandement de la raison “géométrique” spinozienne et ne manque pas de poser immédiatement la question des moyens à mettre en œuvre pour mobiliser les émotions (et non les affects, on vient de le voir). 

Eh bien, pour cela nous instruit la philosophe, il faut un principe d’articulation, ce que j’appelle un signifiant hégémonique. Ce peut être un individu, c’était le cas avec J.-L. Mélenchon mais on peut citer aussi Nelson Mandela ou Hugo Chavez. 

Ce qui revient tout simplement à occulter cette évidence historique : la théorie gramscienne de l’hégémonie culturelle et de son signifiant hégémonique a fait la preuve de son inanité tant en France qu’en Espagne (sans même évoquer l’Amérique Latine) : Podemos a été la victime de la rivalité entre ses deux “signifiants hégémoniques”, Íñigo Errejón et Pablo Iglesias qui après avoir goûté aux saveurs du pouvoir en tant que vice-président du gouvernement a dû se résoudre à “revenir à la base” où il excelle dans la dénonciation des médias corrompus et autres “cloacas”. 

Et comment ne pas voir que le même sort attend la F.I. tant ses potentiels “signifiants hégémoniques” jouent déjà des coudes le regard fixé sur la prochaine présidentielle, empêtrés comme ils le sont dans ces “émotions” telles que la “valeur travail”, la “dignité” de ce travail (idée inadéquate s’il en fut) qu’ils s’obstinent à amalgamer avec la servitude des besognes accablantes et pourtant inéluctables. 

Enfin, l’objection essentielle que l’on peut adresser au “populisme de gauche” et à la théorie du “signifiant hégémonique” est celle de la croyance (démentie par l’histoire depuis Platon jusqu’à Marx) au mythe qui pose le pouvoir d’État comme seul levier de transformation sociale ignorant que l’État ne “dépérit” pas et que l’autorité exercée par quelque “signifiant” que ce soit ne s’étiole jamais mais se rigidifie sans cesse, à moins qu’elle ne soit contrariée par la “rencontre” d’un affect porteur d’une “idée adéquate” qui pourrait bien être la révolte ou si l’on préfère le désir de liberté et de justice. 

L’histoire de la social-démocratie a mis en évidence que l’on ne transforme pas la société, qu’on ne change pas la vie, comme on disait naguère, par l’exercice du pouvoir d’État quelle que soit la bonne volonté de ceux qui y prétendent, que l’on ne parvient, depuis ces hauteurs, qu’à octroyer quelques avantages, certes non négligeables, mais toujours sous la pression de minorités actives, qu’il est utopique enfin de prétendre abolir une société fondée sur la hiérarchie, l’autorité, la violence de l’inégalité posée comme naturelle depuis ce qui en constitue la clef de voûte: la structure étatique. 

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