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Billet de blog 28 avril 2020

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JuanMa (récit) suite

La guerre d'Espagne (1936-1939) a été pour moi un événement primordial. Elle a fait ce que je suis. Je lui ai consacré plusieurs ouvrages. Voici le dernier (non encore publié) que je donne ici, en feuilleton, sur cette terre accueillante quoique virtuelle.

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Episode précédent:

https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/260420/juanma-suite

4

Elle

Illustration 1
Dessin de SIM

La maison d’Adrienne devint ma maison. Je ne la quittais pour ainsi dire jamais sinon pour d’indispensables achats comme ce matin où je décidai de ressemeler mes vieux croquenots. Elle était là, examinant les étagères garnies de produits de toutes sortes. Nos regards se croisèrent brièvement au tintement de la porte avant qu’elle ne poursuive son examen des étagères. Pour bref qu’il fût, ce mouvement de la tête, ce visage à peine aperçu fit naître en moi un sentiment de déjà vu comme il advient parfois quand se présente à nous, on ne sait du reste à quelle part de ce nous, une brève impression de déjà vu ou parfois même de déjà vécu. Je n’y prêtai guère attention, plus préoccupé par mes semelles que par je ne savais quelle réminiscence peut-être tout simplement enfantine si ce n’est infantile.

Cependant, à peu de là, je dus consulter le « médecin des espagnols » qui exerçait dans un dispensaire créé par je ne sais quelle organisation de la République espagnole en exil. Elle était là, dans la salle d’attente feuilletant une revue. Je pris place sur une chaise qui lui faisait face. Je l’examinai à la dérobée, intrigué, car cette femme pas encore vieillie dont la chevelure d’un noir absolu ondoyait sur les épaules, cette femme dont les yeux, eux aussi noirs et immenses, rétrécissaient soudain quand ils quittaient la revue posée sur ses genoux pour mieux allumer dans leurs pupilles des miroitements d’un vert profond, cette femme qui semblait au moindre mouvement retenir l’exubérance d’un corps épanoui et dont la moindre mimique soulignait la perfection de lèvres fines et cependant charnues, cette femme ne m’était pas inconnue. Ce visage, par certains de ses traits, de ses expressions, me semblait familier mais par ailleurs totalement étranger de sorte que je ne parvenais pas à lui attribuer une place quelconque dans ma mémoire telles ces images qui parfois nous aveuglent un instant avant de s’effacer brusquement sans nous laisser le temps de les examiner attentivement et qui parfois nous abandonnent perplexes et désemparés.

Autour de nous les patients bavardaient s’interrogeant les uns les autres, contant les péripéties de leur guerre et le franchissement des montagnes dix ans plus tôt, dix ans déjà, leurs déboires dans les camps et leurs pérégrinations pour aboutir là, dans ce pays qui, finalement, s’était résolu à les tolérer sinon à les accueillir.

Elle ne répondait, elle, que brièvement aux questions qui en devenaient importunes tant il était manifeste qu’elle souhaitait éviter tout épanchement ou peut-être simplement tout bavardage. Je ne répondais moi aussi que brièvement à mon voisin qui, tiré à quatre épingles dans un costume noir, râpé certes, mais parfaitement ajusté à la minceur de son corps et dont le pantalon présentait une raie sinon impeccablement aiguë du moins suffisamment apparente pour qu’il la saisisse aux genoux en un geste instinctif et la remette en place après un croisement de jambes, geste qui mettait en évidence une main aux longs doigts secs dont la peau mâte était égayée par l’éclat d’une imposante chevalière dorée. Il avait, se plaisait-il à conter, combattu en Extrémadure puis en Andalousie avant de se replier dans le Levant où il avait pu embarquer in extremis dans une barcasse qui le déposa à Port Vendres, lui évitant ainsi la souricière des quais d’Alicante, ces derniers mètres carrés de territoire républicain où de nombreux fuyards attendirent en vain les navires promis et dont certains, désespérés, se tirèrent une balle dans la tête.

Elle n’écoutait me semblait-il que d’une oreille distraite tournant les pages de sa revue d'un geste las, manifestement peu captivée par des histoires tant de fois entendues. Mais soudain, alors qu’elle venait de saisir un nouveau feuillet, elle suspendit son geste à l’instant où répondant à mon élégant voisin je précisais que j’avais fait la guerre dans le cinquième corps d’armée, le fameux « Quinto » et plus précisément dans le génie de la 11° division sous les ordres de Enrique Lister. Elle leva vers moi ses immenses yeux noirs et répéta d’une voix étouffée, interrogative, la 11° ? Lister ?

L’évidence jaillit alors en une sorte de brève illumination comme il advient parfois quand nous cherchons pendant des heures et des jours un mot, un nom, une expression dont la découverte nous délivrerait du tourment d’une mémoire défaillante et que soudain, on ne sait pourquoi, le mot obsédant jaillit et que ce jaillissement nous apaise. Évidence immédiatement confirmée quand à l’instant même où elle prononçait ces mots le médecin en blouse blanche la nommait pour l’inviter à entrer dans son cabinet. Juan Manuel! JuanMa !

Je demeurai là, abasourdi, étranger au bourdonnement des bavardages alentour. JuanMa était là, comme nous étions là tous les deux sur cette rive de l’Ebre au premier jour de l’offensive, le 25 juillet 1938.

Elle est sortie du cabinet. Je me suis levé à mon tour. Elle s’est dressée devant moi ses yeux me scrutant. Elle a dit : je t’attends. Dans la rue elle a agrippé le revers de ma veste. Elle a dit : Il est mort n’est-ce-pas ? Juan Manuel, mon fils, tu l’as connu, je l’ai vu dans tes yeux, il est mort n’est-ce pas ? J’ai acquiescé d’un clignement de paupières. Tu es sûr ? Tu l’as vu ? Tu l’as vu mourir ? J’ai baissé les yeux. Je ne supportais pas ce regard qui avait quelque chose d’accusateur. Tu l’a vu mourir ? a-t-elle insisté, tu étais là ? Tu étais cet ami dont il me parlait dans ses lettres ? J’acquiesçai à nouveau d’un hochement de tête. Elle a saisi mon bras. Viens !

Nous avons traversé la place du marché et nous nous sommes assis sur le premier banc venu. Elle s’est tournée vers moi, a posé sa main sur mon bras. Juan Manuel, a-t-elle murmuré. Je ne pouvais détacher mes yeux de ses yeux qui étaient ceux de Juan Manuel, de ces lèvres et de ce cou encore lisse malgré une ébauche de rides qui l’ornaient et qui en soulignaient la pâleur laiteuse. Juan Manuel, murmura-t-elle à nouveau, élevant sa main jusqu’à mon visage et l’effleurant d’une caresse, mon fils, il n’avait que seize ans quand il est parti. Seize ans. Son visage s'est revêtu de cette gravité qui était celle de JuanMa quand il assenait ses arguments au cours des innombrables discussions qui avaient nourri notre amitié, notre compagnonnage, tout au long de ces années de vie commune et de combats sur tous les fronts, en première ligne le plus souvent. Mort, murmura-t-elle de nouveau, mort, raconte, tout ! Tu l’as vu mourir n’est-ce pas ? Raconte, je suis sa mère, et JuanMa était là, dans ces yeux qui me scrutaient dans cette voix que la passion brisait.

5

JuanMa

Illustration 2
Dessin de SIM

Nous occupions des couchettes voisines dans la caserne Karl Marx à Madrid où je me suis retrouvé je ne sais trop comment. Ils avaient fusillé mon père et ma mère, je n’ai jamais su pourquoi. Contre le mur du cimetière. Son père aussi, je sais, il m’a raconté là-bas dans la caserne, entre deux corvées ou allongés sur nos paillasses, son père, a-t-elle soufflé, mon compagnon, un militant, un militant qu’ils ont torturé et qu’ils ont assassiné, et lui, mon fils, Juan Manuel, il n’avait pas dix sept ans, je l’ai pris dans mes bras, il faisait une chaleur horrible ce jour-là, il s’est dégagé pour préparer son sac, je l’ai supplié, je l’ai à nouveau emprisonné dans mes bras, il m’a rejetée, je n’ai même pas pu l’embrasser, il est parti à grandes enjambées, son sac sur le dos, je sais, il m’a raconté au cours de ces longues palabres qui, la nuit venue et la fatigue aidant nous engloutissaient peu à peu dans l’inconscience d’un sommeil sans le moindre rêve.

Il m’a raconté le travail de son père dans une usine et ce qu’il savait de son activité de militant au Parti et au Syndicat. Il était fasciné par son père, c'est vrai, approuve-t-elle, il écoutait passionnément ses discussions avec les camarades qui, pour lui, étaient plus passionnantes que les histoires qu’il lisait dans les livres empruntés à la bibliothèque du syndicat, il lisait beaucoup, depuis tout petit, glisse-t-elle en un soupir, il savait beaucoup de chose, beaucoup plus que moi…

Il m’a raconté comment sa mère, je la regardais, sa mère, mais les mots manquaient soudain comme retenus à mes lèvres alors que ses yeux s’embuaient et qu’elle posait à nouveau sa main sur mon bras pour m’inciter à poursuivre malgré les larmes et malgré l’angoisse qui ne cessait de monter en moi comme une vague qui reflue pour mieux s’élancer et embrasser le sable, il m’a raconté comment sa mère accueillait le militant dans un embrasement de joie et d’amour, comment elle le saisissait, lui l’enfant, pour que blottis l’un contre l’autre ils esquissent un pas de danse.

Il m’a raconté et ses doigts se sont crispés à nouveau sur mon bras alors que je cherchais mes mots et que je la regardais et qu’elle me regardait comme m’implorant, comme si j’avais le pouvoir de lui rendre son fils par mes mots, il m’a raconté comment sa mère l’incitait tous les matins à bien travailler au collège, à bien écouter, à bien étudier pour qu’un jour il soit une personne respectée, et moi je lui racontais ma vie dans mon village de la Mancha, la misère de notre chaumière, le troupeau de moutons sur cette étendue pierreuse qui ne prenait vie qu’à l’instant où le soleil plongeait à l’horizon et illuminait le ciel et la terre de couleurs dont je pensais, appuyé sur mon bâton, qu’elles étaient celles du paradis dont le curé nous parlait chaque dimanche, je lui racontais la vie de mon père qui tous les matins se présentait sur la Plaza Mayor pour louer ses bras au cacique que nous haïssions en silence, mais surtout, surtout il m’a appris à lire et à écrire car moi je ne savais rien, je n’avais jamais été à l’école, je n’avais vécu qu’en compagnie de mes moutons, il me donnait une leçon tous les soirs... elle a de nouveau effacé ses larmes d'un revers de doigts et je ne savais alors si je devais continuer mon récit ou plutôt la prendre dans mes bras pour sécher ses yeux de mes baisers, mais alors j'étais effrayé à l’idée de cette tentation, honteux de cet accès de désir au point de me retirer, de m’éloigner par un léger écartement, comme l’on fait un pas de côté, mais elle m'a retenu d’une nouvelle pression de ses doigts sur mon bras.

Le crépuscule a toujours quelque chose de sournois, il nous a enveloppés subrepticement, étouffant les bruits alentour et en cet instant effaçant les traits de son visage qui en devenait plus lisse, plus harmonieux, comme nappé d’une pâle luminosité qui en adoucissait les aspérités, il m’a raconté tes lettres, les lettres de sa mère que tu lui écrivais sans cesse et j’avais conscience que ma voix s’étouffait comme si la nuit qui venait requérait un assoupissement de chaque chose, car j’ai pour ainsi dire appris à lire avec les lettres de sa mère, avec tes lettres, avec le récit des tâches rudes qu’elle accomplissait au Secours Rouge, je m’en souviens car en lisant ces mots, les mots de sa mère il avait les larmes aux yeux. J’ai bientôt pu lire les journaux et les livres qu’il me conseillait et dont je ne me souviens plus comment il se les procurait. J’aimais aussi les petites leçons qu’il me donnait, leçons de marxisme et de dictature du prolétariat.

La nuit était là, sans que nous y prêtions garde, nous enveloppant, obscurcissant nos visages et mes mots alors que la fraîcheur du soir tombait sur nos épaules et que je n'aie cessé de parler comme entraîné par les mots qui me disaient plus que je ne les disais qui advenaient sans que j’y prisse garde et qui ravivaient les souvenirs d’un passé auquel je n’avais plus pensé depuis mon adoption par Adrienne.

A Madrid, le court temps de l’apprentissage du maniement des armes, elle s'était rapprochée jusqu’à presque se blottir contre mon épaule, sa main crispée sur mon bras, je respirais l’arôme de ses cheveux, m’enivrais de la douceur de cette proximité, de la chaleur qui rayonnait de son corps, à Madrid nous creusions des tunnels sous la ville pour tenter d’atteindre les lignes fascistes et eux, les fascistes creusaient de leur côté pour atteindre nos lignes. Nous entendions leurs coups de pioches quand nous cession les nôtres mais aussitôt ils cessaient à leur tour de piocher puis nous reprenions des deux côtés comme d’un commun accord, comme obéissant à une volonté que nous méconnaissions d’un côté comme de l’autre, qui nous surplombait pour nous jeter à coups de pioches frénétiques les uns contre les autres en une course folle qui serait gagnée par celui qui le premier déposerait les explosifs au bout du tunnel.

C’est absurde, absurde répétait JuanMa, les bombes au bout du tunnel ne changeront rien au cours de la guerre, mais il fallait arriver les premiers, pour l’honneur disaient les officiers, absurde, absurde, répétait Juan Manuel, JuanMa comme nous l’appelions maintenant tandis qu’il creusait à grands coups de pioches rageurs comme pour soulager son corps et vider son esprit d’un trop plein de raison. Je ne sais pas qui est arrivé le premier car nous avons été relevés et nous sommes partis combattre en première ligne à la Cité universitaire.

                                                                                               (A suivre)

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