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Acteur culturel, auteur, après avoir fondé et animé Cassandre/Horschamp, Nicolas Roméas fait aujourd'hui partie de l'équipe de bénévoles du site L'Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la nouvelle revue L'Insatiable papier.

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Billet de blog 13 mai 2016

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Il est des temps historiques

Il est des temps historiques où la nécessité de réfléchir à nos méthodes devient impérative. Ce moment en est un, évidemment. Pour nous et beaucoup d'autres.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Angélique Ionatos @ Photo Olivier Perrot

La revue que j'ai créée avec l'aide de quelques amis à la fin 1995, et qui s'appelle aujourd'hui Cassandre/Horschamp, a eu dès le départ pour objet de repenser notre regard (celui des habitants d'un siècle où le néolibéralisme fait partout des ravages) sur les formes de l'art, la façon dont elles sont produites puis données en partage, et non pas seulement reçues, mais précisément, partagées. La question que nous soulevons, depuis nos débuts, par toutes sortes de moyens et en explorant des champs très divers, est celle de l'usage réel dans la vie d'une société humaine de ces pratiques que l'Occident contemporain a une fâcheuse tendance à ranger dans trois catégories : celle de «divertissements» (voire de «loisirs»), d'objets d'admiration passive, ou, pire encore (pour ce qui est notamment du marché de l'art et des industries culturelles) : de produits soumis à la loi du commerce.

C'est à partir d'une réflexion sur la dynamique réelle d'une pratique qui ne peut remplir son rôle qu'en entretenant un dialogue constant avec les membres de la société dont elle est issue (ce qu'on appelle le peuple) et qui, en restant cloîtrée dans les limites de ces catégories, n'influence plus réellement le fonctionnement de la collectivité, n'est plus réellement impactée par elle et perd donc finalement son sens, que nous avons démarré ce travail ambitieux. Pour rappeler, avec insistance, que l'art, dans toutes les cultures et à toutes les époques, est un outil politique majeur du fonctionnement des sociétés humaines.

C'est la raison pour laquelle j'ai fondé cette publication. Car il m'apparaissait que les médias auxquels il m'arrivait de collaborer (hormis certaines radios libres) se contentaient de reproduire l'acceptation d'un mode de réception, voire de consommation de l'art, qui lui sont absolument antinomique. Je dis antinomique car je pense que les pratiques de l'art (d'autres aussi, bien sûr), en maniant ce que j'appelle des outils du symbolique, s'opposent radicalement à une conception à la fois matérialiste et marchande des relations humaines qui fait du chiffre sous toutes ses formes sa référence ultime. Et que, lorsqu'on les force à entrer dans les fonctionnements que cette conception implique, on ne se contente pas de les abîmer, on les détruit. Voilà la vision des choses qui m'a poussé,  il y a vingt et un an, à créer cette publication, puis, plus récemment, le journal en ligne L'Insatiable

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@ Photo Olivier Perrot

Cette vision, que l'on rencontre dans de nombreuses cultures et à différentes époques de notre propre histoire, fut réactivée après la Libération, sur fond de rejet d'une horreur très présente dans les mémoires. Un certain nombre d'idéaux déjà esquissés ou formulés depuis le 18ème siècle trouvèrent un terrain favorable pour renaître, se déployer et dans une certaine mesure, s'actualiser, sous l'influence du programme du Conseil National de la Résistance. Lorsque je découvris l'esprit qui animait les pionniers de la Décentralisation théâtrale, j'en fus enthousiasmé,  me plongeai dans cette épopée, et j'eus la chance de rencontrer, entre autres, Jean Dasté et Hubert Gignoux. C'est ainsi que m'apparut le rôle majeur de Jeanne Laurent dans la mise en place des centres dramatiques nationaux et bien sûr, avec Jean Vilar pour ce qui est du TNP et du festival d'Avignon. Ces constructions institutionnelles qui donnèrent progressivement forme à un service public de l'art et de la culture français, et qui n'ont pas échappé avec le temps aux défauts que les humains impriment à leurs institutions, ont malgré tout une immense valeur à mes yeux : elles sont la preuve en acte qu'il est possible d'arracher ces pratiques aux griffes de la rentabilité. De les placer sous la responsabilité collective que l'État est censé symboliser et porter. Or ces réalités là tombaient peu à peu dans l'oubli, comme s'effaçait le souvenir de l'incroyable aventure de l'Éducation populaire que nous rappela Franck Lepage. Un certain nombre de tenants des différents pouvoirs qui dominent aujourd'hui notre société n'ont évidemment aucun intérêt à ce que leur souvenir demeure vivace, à ce que ce passé récent se relie à notre présent.
L'une de mes obsessions originelles était donc l'urgence de transmettre. De passer le relais de cette flamme, d'un siècle l'autre. De faire passer aux nouvelles générations le message que cette «utopie» qui s'oppose à la déshumanisation de l'époque a non seulement bel et bien existé, mais a produit des fruits étonnants. Rappeler que cette vision essentielle qui consiste à prendre l'art au sérieux comme outil d'une collectivité (en particulier ces arts qu'on dit «vivants») existe encore - bien qu'affaiblie et rendue moins visible - et ne doit par conséquent jamais être perdue de vue. C'est ce que nous avons fait, souvent avec succès, en organisant depuis plus de vingt ans de très nombreuses rencontres, petites et grandes, dans différents lieux, théâtres, bibliothèques, mairies, bars, au Couvent des Récollets, etc. qui ont été très utiles, nous dit-on, à la reconnaissance par le monde culturel de ce qu'on peut appeler sa «nappe phréatique ». Ces rencontres ont souvent permis de faire ce qui généralement ne se fait pas, ou très peu, dans ces univers : mêler le geste de l'art à la parole sur l'art et sur la société, tenter de ne pas cantonner le «public» au rôle de spectateur, lui laisser la possibilité d'échanger réellement avec les intervenants, artistes et chercheurs, en les interrogeant à sa façon et en témoignant de ses expériences vécues… Nous avons toujours été très en phase sur ce point avec notre ami Jack Ralite lorsqu'il évoque le savoir des «experts du quotidien».

Sur le papier, sur internet, nous avons aussi beaucoup agi en ce sens, sur différents sujets, tout spécialement sur ce que nous appelons «les hors-champs de l'art», c'est-à-dire tout ce qui s'invente sans cesse dans des lieux qui a priori ne sont pas conçus pour recevoir de l'art, des lieux de «difficulté» ou de relégation, comme les prisons, les associations de soutien aux précaires, les hôpitaux psychiatriques, les quartiers réputés difficiles, les squats artistiques, et différents terrains de luttes politiques…

Nous sommes donc très vite passés de la transmission à l'actualisation en nous efforçant de relier constamment ces deux niveaux et de lier sans cesse réflexion et pratique de terrain. Et cela fut vraiment utile à des acteurs qui souffrent beaucoup d'isolement, de méconnaissance et sont souvent eux-mêmes en manque d'informations. Mais tout cela nous l'avons fait artisanalement, et avec très peu de moyens. En bricoleurs.

Illustration 3
@ Photo Olivier Perrot

Nous avons toujours tout fait avec les gens qui sont là, autour,  motivés, engagés, ceux qui désirent, ceux que ce sujet enthousiasme, souvent bien sûr plus compétents dans un domaine que dans un autre, mais apprenant chaque jour, valeureuse équipe, militante et polyvalente, groupant plusieurs générations, passant sans transition et sans cesse de l'écrit à l'oral, à internet et à la gestion d'un centre de ressources. Les deux dernières grandes manifestations que nous avons organisées avant ce 23 avril, le 2 avril 2013 à la maison des Métallos avec la précieuse complicité de Bernard Lubat, puis trois jours entiers du 24 au 26 avril 2015 l'anniversaire de nos vingt ans à la Maison de l'arbre chez notre cher Armand Gatti, ont été traversées de moments magnifiques et très réconfortants. Mais ces dernières années ont été particulièrement éprouvantes pour l'ensemble du monde des arts et de la culture et notre équipe n'y a pas échappé. Et, l'avouerai-je ? votre serviteur, souvent trop seul à la barre du petit bateau, n'a pas toujours su tout faire comme il faudrait. Cependant il fallait continuer, œuvrer dans la tourmente, en une époque où la destruction des plus belles démarches ne provoque pas de réaction à la mesure du désastre. Il fallait marquer à nouveau avec force (comme nous l'avons fait en amont de précédentes échéances électorales) l'importance du rôle de l'art et de ce qu'on appelle la culture dans une société dominée par des gens qui n'en veulent pas vraiment. Alors, au milieu du mois de janvier dernier, nous avons lancé, grâce à la complicité de l'excellent Charlie Thicot et du valeureux directeur du Théâtre de l'Épée de bois, Antonio Diaz Florian, l'idée d'un moment de regroupement autour de ces idées. Nous avons commencé à prévenir des gens, artistes et penseurs…

Illustration 4
@ Photo Olivier Perrot

Et puis les temps ont basculé, les choses se sont accélérées, les pires tendances politiques de l'époque se sont accentuées, symbolisées par une nouvelle loi caricaturale transposant dans notre pays des directives européennes ultralibérales précarisant encore les travailleurs. La tension a soudain monté, enfiévrant les esprits des jeunes et des moins jeunes. Puis, d'un coup, grâce au journal Fakir, il y eut la magnifique réaction à cette accélération avec, depuis le 31 mars, des Nuits Debout imprévisibles et le très bel état d'esprit de renouveau démocratique qu'elles ont insufflé dans les cœurs. De nouveaux combats pour la défense du régime de l'intermittence ont été menés. Une convergence des luttes s'est amorcée. Une effervescence nouvelle a soudain agité les âmes, une exaltation à la fois salutaire et fragilisante. Notre journée, programmée depuis janvier pour le 23 avril, s'est alors retrouvée  au second plan dans l'esprit de beaucoup. On me disait : «Ça ne sert à rien de faire ça dans un théâtre, il faut aller place de la République !». Tout le monde ne pensait qu'à ça. Nous avons été pris dans ce maelström, traversés par ce souffle et notre grande rencontre sur les pratiques de l'art a soudain chancelé sous les rafales de ce vent «révolutionnaire».

Ajoutons à cela le fait que chacun, de plus en plus précarisé, doive sans cesse courir après trois sous pour survivre, ce qui ne favorise pas l'assiduité aux réunions préparatoires d'un événement monté à peu près sans moyens… Cette journée a donc eu lieu, mais elle n'a pas atteint les objectifs que nous nous étions fixés. Des artistes très différents se sont exprimés magnifiquement comme la grande Angélique Ionatos ou dans un autre style le talentueux Frédéric Etcheverry et le puissant conteur Charles Piquion. Des conversations passionnantes se sont nouées en ateliers avec des personnes de tous horizons, impliquées à différents niveaux dans la question de l'art et la culture, des personnalités brillantes s'y sont exprimées, comme par exemple Roland Gori (en images), Paul Blanquart, Marie-José Mondzain, Jean-Michel Lucas, Régis Meyran, Roger Martelli, Samuel Churin, le psychanalyste Patrice Lambert, nos amis Belges de Culture et démocratie… sous le parrainage bienveillant de notre cher Jack Ralite. Dans la soirée des échanges passionnants ont eu lieu, (notamment sur l'art et la psychiatrie), mais d'autres, sur des sujets brûlants qui font réagir à fleur de peau (comme l'invisiblité des minorités sur les scènes contemporaines), furent vite noyés dans de douloureux malentendus, sans distance, sans complicité, sous tension. L'ensemble s'est tissé, si j'ose dire, de façon assez décousue. Et malgré la densité et le grand intérêt de certains échanges, aucun discours commun et cohérent n'a finalement pu se construire.

Car c'était l'objectif. Sans doute trop ambitieux. À tort ou à raison, il m'a semblé que dans cette construction collective, je n'étais pas en mesure (ni en droit) de canaliser les énergies, d'autant que nous bénéficiions de la présence d'un Maître de cérémonie qui fut lui-même un peu dépassé par la situation… Je n'ai pas voulu réagir, presque pas, je voulais éviter de maîtriser la situation. J'ai cru que ce miracle que nous avons déjà vécu pourrait advenir à nouveau : l'improvisation réussie. Car il me restait le souvenir marquant d'instants vraiment magiques dûs à la qualité des acteurs réunis…

Illustration 5
© Olivier perrot


Voilà, c'est un moment de l'histoire important, de notre histoire aussi, un choc salutaire avec le réel. Et il est impératif d'en tirer les leçons. Il faut repenser nos actions à partir de ce qui traverse l'époque, et c'est parfois brûlant. On ne peut pas tout contrôler, ni anticiper, mais on peut faire mieux. Comme disait Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.»

Vive le débat, l'échange et les désaccords productifs ! Mais pour que nos actions publiques aient vraiment du sens et soient utiles au temps présent, il est indispensable qu'elles soient le fruit d'un projet collectif, organisé et construit autour d'une pensée commune, clairement assumé à plusieurs, jusqu'au bout, dans un climat de solide complicité et de responsabilité partagée. Ce qui demande un temps une organisation et des moyens que nous n'avons pas toujours. Il faut l'admettre : l'époque est bien trop rude et violente pour faire confiance à la magie des rencontres. Même si nous avons su inventer au fil du temps de nouvelles formes, nos méthodologies doivent être renouvelées. Dont acte.

Mais il est important de percevoir la signification du moment. Ces instants de prise de conscience brutale sont cruciaux et extrêmement utiles. Si nous voulons continuer, et être autant que possible positifs, voici une très belle opportunité de remettre, comme on dit, les choses à plat, pour avancer efficacement dans la défense de ce en quoi nous croyons, en une époque où c'est réellement devenu vital pour tous.

Nicolas Roméas

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