Je veux dire: aucune entité politique actuelle ne prévoit le cas d'une élection où la proportion des abstentionnistes dépasse la proportion de voix portées sur n'importe quel candidat. Ni bien sûr le cas où le total des abstentions et des votes nuls et blancs dépasse la majorité ou au moins la part de voix portées sur n'importe quel candidat. Prenez le cas de l'élection présidentielle de 2017:
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Le nombre de majeurs est estimé car la population donnée par le ministère de l'Intérieur ne correspond pas à la valeur donnée par l'INSEE. Si la France pratiquait comme beaucoup d'entités politiques de l'Union européenne tous les citoyens majeurs seraient inscrits automatiquement sur les listes électorales, ce qui permettrait une estimation plus exacte du taux d'abstention, qui en France est donc autour de 37% des personnes en âge de voter. Si on accepte la proposition du titre, au moins dès 2017, vraisemblablement dès 2007, l'abstention qu'on peut qualifier de réelle, qui intègre l'ensemble des personnes qui en ne s'inscrivant pas sur les listes électorales ou, étant inscrites, en ne votant pas, s'abstiennent, dépasse le total de voix de tout candidat, y compris les deux en ayant recueilli le plus. En 2017 en tout cas c'est avéré, au total des inscrits les “non exprimés” cumulés (blancs, nuls, abstention) dépasse de peu le total de voix du candidat arrivé en tête, et au total des majeurs dépasse donc le tiers de la population en âge de voter.
Les commentateurs de la course de chevaux dite Grand Prix de l'Élysée ne prennent en compte que les parieurs, y compris ceux qui ont parié sur des chevaux qui ne participaient pas à la course, raison pourquoi ils acceptent l'idée qu'en 2017 il y eut seulement 16% d'abstention, ce qui est formellement exact, mais non réellement. À noter d'ailleurs que dans d'autres contextes, notamment lors du vote des lois à l'Assemblée nationale ou au Sénat, on définit trois cas: l'absence, le refus de vote et l'abstention: le premier désigne les personnes qui ne sont présentes ni physiquement ni par délégation lors du vote, le second concerne les personnes présentes mais qui refusent de prendre part au vote, la troisième celles présentes, y compris par délégation, qui prennent part au vote mais n'expriment aucune préférence, qui “votent blanc”; lors des élections ou des référendums le mot change de sens et désigne toutes les personnes, présentes ou absentes, qui ne prennent pas part au vote, et se distinguent alors des votes “blancs ou nuls”: formellement, les abstentionnistes des processus de vote électoral ou référendaire correspondent donc aux absents des votes parlementaires, non aux abstentionnistes.
Toujours, la proposition du titre est inconsistante pour les élections françaises car contrairement aux votes dans les instances des collectivités locales, en France il n'existe pas de quorum pour les votes électoraux et référendaires, dans les deux cas «la majorité relative suffit», (Code électoral, art. L126), «l'élection a lieu à la majorité relative, quel que soit le nombre des votants» (op. cit., art. L253), «la majorité relative suffit. En cas d'égalité des suffrages, le plus âgé des candidats est élu» (op. cit., art. L294), et pour les référendums, «Le corps électoral, appelé à se prononcer sur le projet ou la proposition de loi soumis au référendum, décide à la majorité des suffrages exprimés» (op. cit., art. L588). Pour les élections à deux tours il existe une forme de quorum le premier tour, il faut à la fois recueillir la majorité absolue des voix des votants et le suffrage d'au moins le quart des inscrits. Bref, en France cette proposition en forme de question, «L'abstention sera-t-elle la grande gagnante de la présidentielle?», ne se vérifie jamais, quel que soit le cas l'abstention est la grande perdante. La seule circonstance où un vote pourrait ne pas résulter en un choix positif serait celui où s'exprimerait au plus autant d'électeurs qu'il existe de candidats éligibles (qui sont nombreux dans les scrutins de liste). Soit précisé, à chaque nouveau scrutin depuis au moins 2004 apparaît cette fausse interrogation, qui devient une fausse réponse après certains scrutins, ceux où l'abstention approche ou dépasse la moitié du “corps électoral”, sinon les élections cantonales et les élections partielles, qui connaissent habituellement une forte abstention.
Quant à moi, je me pose une autre question: pourquoi ces commentateurs unanimes posent-ils une telle question inconsistante à chaque nouveau scrutin, et lui donnent-ils brièvement une réponse positive quand un scrutin a connu un taux d'abstention atteignant ou dépassant les 45%. Très brièvement puisque tout de suite après on en revient au dogme: seuls les suffrages exprimés importent. Ce qui construit alors une fausse représentation, celle de “la majorité”: en 2017 Emmanuel Macron a censément obtenu «une forte majorité», donc le consentement de “la majorité des Français”, ce qui est inexact:
Comme on le voit dans ce tableau, dès lors qu'on prend en compte l'abstention les deux candidats arrivés en tête au premier tour obtiennent moins de voix qu'il n'y a d'abstentionnistes (respectivement, 16%, 18% et 22%), et au second tour, le candidat élu recueille moins de 44% des suffrages des inscrits. Pour précision, dans ce tableau conçu pour une insertion dans le billet «Macron et la merde, apologue» figure aussi le rapport entre le total de voix et la population totale parce que dans la réalité observable les voix personnes “sans droit de vote” comptent, qu'elles s'expriment directement (manifestations et grèves) ou indirectement (manifestation de parents, de défenseurs des droits), les voix des mineurs et des résidents étrangers, y compris ceux “illégaux”: quand un million de parents manifestent pour s'opposer à une loi sur l'éducation, quand cinq cent mille “sans papiers” manifestent et surtout, se mettent en grève, quand plus d'un million de collégiens, lycéens et étudiants se mobilisent contre une décision gouvernementale, que font les pouvoirs publics? Le plus souvent ils cèdent. C'est tout l'écart entre LA politique et LE politique: les médias s'intéressent avant tout à LA politique, c'est-à-dire à l'action de l'exécutif et du législatif et, de loin en loin, aux élections et aux référendums, et tendent à placer dans la catégorie “mouvements sociaux” LE politique, l'expression directe de sa volonté par une frange non négligeable de la population globale, qu'elle ait ou non la possibilité de s'exprimer dans les urnes. D'où, Macron n'a pas recueilli l'assentiment de 66% des Français mais de seulement 66% des exprimés, 44% des inscrits et 31% de la population générale, et quand il a tenté de mettre en œuvre sa politique il s'aperçut assez vite que la majorité électorale n'induit pas la majorité réelle, de fait près de 70% des Français et résidents ne se sont pas prononcés pour lui, et plus de la moitié de la population contre lui. Si on y a joute le fait qu'une part somme toute importante des personnes qui lui ont donné leur voix a voté non pas pour lui mais contre Marine Le Pen, la notion de “majorité électorale” apparaît plus que douteuse...
Pourquoi poser de fausses questions et donner de fausses réponses? Parce qu'on adhère au principe. Parce que les commentateurs, parmi lesquels beaucoup de médiateurs, adhèrent au principe de la fiction de la “représentativité” des élus. Or, un représentant ne peut être représentatif que s'il est nommé sans être élu, qu'il est désigné par un processus autre. Car, que représente un élu? Le groupe pour lequel il se présente et non le groupe qui l'élira. Que se passera-t-il demain 10 avril 2022, puis deux semaines plus tard, le 24 avril 2022? Il nous faudra choisir non pas notre candidat mais l'un de ceux qui ont été présélectionnés, d'abord par leur parti, puis par au moins cinq cent membres du groupe actuellement en position de pouvoir au niveau national, régional, cantonal et communal. Certes, ces gens de pouvoir ont été “élus par le peuple” mais là encore ce fut le plus souvent un faux choix puisqu'à tous les niveaux a lieu le même processus de présélection par des groupes partisans qui ont le projet non pas de représenter leurs électeurs mais leur propre groupe, non pas de réaliser un projet émanant de leurs électeurs mais un projet défini par leur groupe idéologique. Au bout du compte, sera élu non celui qui représente le mieux les électeurs mais celui qui apparaîtra non le meilleur mais possiblement le moins pire des candidats.
L'abstention sera-t-elle la grande gagnante de l'élection présidentielle de 2022? La réponse est non puisque même avec une abstention proche de 100%, si au moins treize personnes au premier tour, et au moins trois au second, portent leur voix sur l'un des candidats, l'élection sera considérée valide, et l'élu sera censé représenter la majorité – ici, «la majorité relative, quel que soit le nombre des votants». Et si même il y a au second tour quatre votants qui “s'expriment”, qui donnent leur suffrage pour moitié à chacun des candidats, et bien, l'un sera censé représenter “la majorité” puisque, nous dit le Code électoral, «en cas d'égalité des suffrages, le plus âgé des candidats est élu». Vous ne souhaitez voir élire aucun des douze candidats à la présidentielle de 2022? Désolé, ça n'arrivera pas, car nous ne vivons pas en démocratie mais en oligarchie, et en oligarchie il n'y a jamais de vacance du pouvoir. Il y a obligation de désigner les chefs, sans considération aucune de leur projet de société.