Roger Zelazny propose dans son roman Seigneur de lumière un monde composé d'êtres parfaits, des entités divines, et d'êtres imparfaits, des entités non divines. Les premiers sont imperfectibles puisque parfaits, les autres perfectibles puisque imparfaits. Mais dans leur propre plan de réalité, dans leur Cité Céleste, qui est cependant tout ce qu'il y a de terrestre, les êtres parfaits se révèle imparfaits. Et imperfectibles. Car la perfectibilité n'est pas de leur monde. Factuellement, ils ont conçu et réalisé un monde double où ils apparaissent parfaits aux yeux des entités exclues de la divinité mais comme ce monde est “à leur image”, nécessairement ils sont imparfaits. En revanche, en s'instaurant en tant qu'êtres parfaits ils ont semé le grain de leur propre perte car s'assumant parfaits ils ont renoncé à la perfectibilité, or ils ont créé un monde perfectible, un monde qui “va vers la perfection”, ce qui par contraste accentue leur imperfectibilité puisqu'ils ont renoncé à la perfectibilité.
Dans ce roman il y a un passage que je trouve parfaitement éclairant, non pour ce monde imaginaire mais pour notre monde. Le contexte: au moment de ce passage, certaines entités divines sont des “dieux déchus”, donc devenus pour les autres entités divines et pour eux-mêmes des entités imparfaites et de ce fait perfectibles. Puisque imparfaites, elles vivent consciemment “dans l'erreur”, puisque, d'une certaine manière, divines, elles sont plus que d'autres “dans la voie de la perfection”, ce qui fait un curieux contraste: juste avant ce passage l'une de ces entités divines déchues a tué devant de nombreux témoins une entité divine formellement “non déchue”, factuellement sujette à la déchéance, ce que confirme d'ailleurs le fait qu'elle meurt, car seuls les êtres imparfaits peuvent “mourir de la vraie mort”. Les divinités déchues sont confrontées à un problème: s'il vient aux oreilles et à l'esprit des entités divines de la Cité Céleste qu'elles ont commis ce crime, et qu'elles ont en outre réalisé des actes de nature à mettre en péril leur monde double avec son lieu parfait, la Cité Céleste, et son lieu imparfait, le reste du monde, les entités divines les poursuivront pour les détruire. D'où la nécessité pour ces divinités déchues de “changer la réalité”, de faire que les témoins de la scène où l'une des divinités tue l'autre “n'ait pas eu lieu”. Et voici comment cela se fit.
Ils étaient assis tous les quatre dans la chambre de la haute tour, à l'angle nord-ouest du monastère.
Yama arpentait la pièce, s'arrêtait devant la fenêtre. Les autres, assis, le regardaient, l'écoutaient.
— Ils soupçonnent quelque chose, mais ne savent rien de sûr. Ils ne veulent point ravager le monastère d’un autre dieu, et montrer aux hommes la division dans leurs rangs, à moins d’être certains de ce qui se passe. Ils font une enquête. Nous avons donc encore du temps.
Les autres approuvèrent d’un signe de tête.
— Un brahmane qui avait renoncé au monde pour trouver son âme est passé par ici, a eu un accident, est mort de la vraie mort. On a brûlé son corps, ses cendres ont été jetées sur le fleuve qui mène à la mer. Voilà ce qui est arrivé. Les moines errants de l’Éclairé nous rendaient visite à ce moment-là. Ils sont partis peu après l'événement. Qui sait où ils sont allés?
Tak se redressa autant qu’il lui était possible.
— Yama, on peut croire à cette histoire une semaine, un mois, peut-être plus longtemps, mais la vérité sera dévoilée au Maître qui jugera le premier des hommes de ce monastère à entrer dans la salle du Karma. Dans ce cas, je crois que certains arriveront assez tôt au jugement. Et alors?
— Il faut s’arranger pour que ce que j’ai dit se soit réellement passé, fit Yama en roulant soigneusement une cigarette.
— Mais comment est-ce possible? Quand le cerveau d’un homme est soumis au play-back karmique, tous les événements dont il a été témoin pendant son cycle de vie le plus récent défilent devant son juge et la machine, comme sur un rouleau de parchemin.
— C’est exact. Mais, Tak l'Archiviste, n’as-tu jamais entendu parler d’un palimpseste, un parchemin dont on a effacé l’écriture pour pouvoir l'utiliser de nouveau?
— Certes, mais l’esprit n’est pas un parchemin.
— Vraiment? C’est toi qui le premier as fait cette comparaison, pas moi. Qu’est la vérité, après tout? Ce que tu la fais, dit Yama, allumant sa cigarette. Ces moines ont été témoins d’une étrange et terrible chose. Ils m'ont vu revêtir mon Aspect, user d’un Attribut. Ils ont vu Mara agir de même, ici, dans ce monastère ou nous avons fait revivre le principe de l'ahimsa. Ils savent qu’un dieu peut se permettre ces choses-là sans effet sur le plan du karma, mais le choc pour eux a été grand et l'impression faite, profonde. Et nous n’avons pas encore brûlé le corps. Quand on allumera le bûcher, il faudra que l’histoire que je vous ai contée soit la vérité en leur esprit.
— Comment? demanda Ratri.
— Ce soir même, pendant que l’image de ce qu’ils ont vu flamboie encore en leur conscience, et que leurs pensées sont encore troublées, la nouvelle vérité sera forgée et mise en place. Sam, tu t’es reposé assez longtemps, c’est à toi d’accomplir cela. Fais-leur un sermon, éveille en eux ces nobles sentiments, ces hautes qualités de l’esprit qui font que les hommes se soumettent à l’intervention des dieux. Ratri et moi unirons alors nos pouvoirs, et une nouvelle vérité naîtra.
Sam s’agita, baissa les yeux.
— Je ne sais si je puis le faire, il y a si longtemps...
— Qui a été un Bouddha est toujours un Bouddha, Sam. Fourbis quelques-unes de tes vieilles paraboles. Tu as un quart d’heure.
— Donne-moi du tabac et du papier, fit Sam, tendant la main. Il prit le paquet, roula une cigarette, en tira une longue bouffée, toussa. Je suis las de leur mentir, dit-il enfin. Je crois que c’est là la vérité.
— Mentir? fit Yama. Mais qui te demande de mentir? Donne-leur des passages du sermon sur la Montagne, si tu veux, ou de l'Illiade. Peu importe ce que tu diras. Remue-les un peu, puis calme-les, c’est tout ce que je te demande.
— Et ensuite?
— Je ferai ce qu’il faut pour les sauver, et nous en même temps.
— Évidemment, quand tu présentes les choses ainsi. Mais je ne suis plus très en forme pour ce genre de prêche. Bon, Je peux bien trouver deux ou trois vérités, ajouter quelques pensées pieuses, mais donne-moi vingt minutes.
— D’accord. Ensuite, nous plions bagages et demain nous partons pour Khaipour.
— Déjà? demanda Tak.
— Il est presque trop tard, dit Yama.
Les moines étaient assis par terre dans le réfectoire. Les tables avaient été repoussées contre les murs. Les insectes avaient disparu. Dehors, la pluie tombait toujours.
Sam, la Grande Âme, Sam l'Illuminé, entra et s’assit devant eux.
Ratri entra, vêtue en nonne bouddhiste et voilée.
Yarna et Ratri allèrent au fond de la pièce ou se trouvait aussi Tak.
Sam resta les yeux clos, plusieurs minutes. Puis il se mit à parler doucement.
— J’ai de nombreux noms, mais aucun d’eux n’a d'importance.
Il ouvrit alors les yeux, sans bouger la tête, sans regarder personne en particulier.
— Les noms importent peu. Parler, c’est donner des noms, mais parler n’est pas important. Il se produit une chose qui n’est jamais arrivée auparavant. La voyant, l’homme regarde la réalité. Il ne peut dire aux autres ce qu’il a vu. Les autres voudraient savoir, cependant, et le questionnent: «Comment était cette chose que vous avez vue?» Il tente alors de le leur dire. Il a peut-être vu par exemple le premier feu en ce monde. Et il leur dit: «C’est rouge comme un pavot, mais en lui dansent d’autres couleurs. Cela n’a pas de forme, et, comme l’eau, s’écoule de toutes parts. C’est chaud comme le soleil en été, davantage même. Cela existe un moment sur une bûche, puis le bois disparaît comme s’il avait été dévoré et il ne reste qu’une chose noire et qui peut être tamisée comme 1e sable. Quand le bois a disparu, c’est la fin». Ceux qui l’écoutent peuvent donc penser que cette réalité est comme un pavot, comme l’eau, le soleil, et comme ce qui mange et rejette. Ils pensent qu’elle ressemble à tout ce dont leur a parlé l’homme qui l’a vue. Mais ils n’ont pas regardé le feu, ils ne peuvent réellement le connaître, ils ne peuvent que savoir qu’il existe. Mais le feu se reproduit dans le monde, bien des fois. Des hommes de plus en plus nombreux le voient. Bientôt, le feu est aussi commun que l'herbe et les nuages, et l’air qu’ils respirent. Ils voient que si cela ressemble à un pavot, ce n’en est pas un; ce n’est ni l’eau, ni le soleil, ni ce qui mange et rejette, même si cela y ressemble, mais quelque chose de différent de chacune de ces choses en particulier et de toutes prises ensemble. Ils regardent donc cette chose nouvelle, et ils créent un mot nouveau pour la désigner. Ils l'appellent «le feu».
«S’ils rencontrent quelqu’un qui ne l’a pas encore vu, et qu’ils lui parlent du feu, il ne sait ce que cela veut dire. A leur tour, donc, il leur faut se contenter de lui dire à quoi il ressemble. Ce faisant, ils savent par expérience que ce qu’ils lui disent n’est pas la vérité, mais seulement une part de la vérité. Ils savent que cet homme ne connaîtra jamais la réalité grâce à leurs seuls mots, bien qu’ils aient tous les mots du monde à leur disposition. Il lui faut regarder le feu, le sentir, s’y chauffer les mains, ou rester à jamais ignorant. Donc «feu», «terre», «eau», «air», «je», ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots. Plus il a de mots dans la mémoire, plus ses amis l'estiment intelligent. Il regarde les grandes transformations du monde, mais il ne les voit point comme elles furent vues quand l’homme regarda la réalité pour la première fois. Leurs noms viennent à ses lèvres et il sourit en les goûtant, pensant qu’il connaît les choses en les nommant. Il arrive encore des choses qui ne sont jamais arrivées auparavant. C’est toujours un miracle. La grande fleur brûlante est là, coule sur le tronc du monde, rejette les cendres du monde, elle n’est aucune de ces choses que j’ai nommées, et toutes en même temps, c’est la réalité, l’Être Sans Nom.
«Donc, je vous adjure d’oublier les noms, et les paroles que je prononce des qu’elle sont prononcées. Contemplez plutôt en vous le Sans Nom, qui s’éveille quand je m’adresse à lui. Il écoute non mes mots, mais la réalité en moi, dont il est part. C’est l'atman qui m'entend moi plutôt que mes paroles. Tout le reste est irréel. Définir c’est perdre. L'essence de toute chose est l'Être Sans Nom, qui est inconnaissable et plus fort même que Brahma. Les choses passent, mais l'essence demeure. Vous êtes donc assis au centre d’un rêve.
«L’essence le rêve comme un rêve de forme. Les formes passent, mais l'essence demeure, rêvant de nouveaux rêves. L’homme nomme ces rêves, pense en avoir capturé l'essence et ne sait pas qu’il invoque l'irréel. Ces pierres, ces murs, ces corps assis autour de vous sont pavots, eau et soleil. Tout est rêve de l’Être Sans Nom. Tout cela est feu, si vous le voulez.
«De temps à autre peut venir un rêveur qui sait qu’il rêve. Il peut saisir quelque chose de l'étoffe du rêve, le soumettre à sa volonté, ou il peut s'éveiller à une plus grande connaissance de soi. S’il choisit le chemin de la connaissance de soi, sa gloire est grande et il sera pour l'éternité comme une étoile. S’il choisit la voie des Tantras, mêlant Samsâra et Nirvâna, comprenant le monde et continuant à y vivre, il est puissant parmi les rêveurs. Il peut utiliser sa puissance pour le bien ou pour le mal. Bien que ces termes aussi soient dépourvus de sens hors des noms donnés dans le Samsâra.
«Vivre en le Samsâra, cependant, c’est être soumis aux œuvres de ceux qui sont puissants parmi les rêveurs. S’ils mettent cette puissance au service du bien, c’est un âge d’or. S’ils la mettent au service du mal, c’est un âge des ténèbres. Le rêve peut devenir cauchemar.
«Il est écrit que vivre, c’est souffrir. Il en est ainsi, disent les sages, car l’homme, par ses efforts, doit se délivrer du fardeau du Karma s’il veut arriver à l’illumination.
«Alors, disent les sages, à quoi bon lutter à l’intérieur d’un rêve contre ce qui est notre lot, le chemin à suivre pour atteindre la délivrance? A la lumière des valeurs éternelles, disent les sages, la souffrance n’est rien; en termes du Samsâra, disent-ils, elle conduit au bien. Comment donc justifier l’homme qui lutte contre les puissances du mal?»
Il se tut un instant, leva la tête.
— Cette nuit, reprit-il, le dieu de l'illusion est passé parmi vous – Mara, puissant parmi les rêveurs, mais puissance du mal. Il a rencontré cet autre qui tisse peut-être différemment l’étoffe des rêves. Il a rencontré Dharma, qui peut arracher un rêveur à son rêve. Ils ont lutté. Et Mara n’est plus. Pourquoi ont-ils combattu, le dieu de Mort contre l’illusionniste? Vous dites que leurs voies sont impénétrables, étant celles des dieux. Ce n’est pas la bonne réponse.
«La réponse, la justification, est la même pour les hommes et pour les dieux. Le bien ou le mal, disent les sages, ne signifient rien, car ils sont part du Samsâra. Acceptez les paroles de ces sages qui ont instruit notre peuple depuis l’aube de la mémoire des hommes. Mais considérez aussi une chose dont ne parlent point les sages. C’est la «beauté». Un mot, peut-être, mais regardez derrière ce mot et considérez la Voie du Sans Nom. Et quelle est cette Voie? C’est la Voie du Rêve. Pourquoi l’Être Sans Nom rêve-t-il? Ceux qui vivent dans le Samsâra ne le savent point. Il vaut mieux demander ce que rêve le Sans Nom.
«L’Être Sans Nom dont nous sommes tous partie rêve la forme. Et quel est le plus bel attribut que puisse posséder une forme? La beauté. Le Sans Nom est donc un artiste. Et il n’y a donc point de problème du bien et du mal, mais un problème d’esthétique. Lutter contre les puissants parmi les rêveurs, contre ceux qui mettent leur puissance au service du mal ou de la laideur, n’est point lutter pour ce qui n’a point de sens en termes du Samsâra ou du Nirvâna, comme nous l’ont appris les sages, mais lutter pour la symétrie d’un rêve, en termes du rythme et de l’équilibre qui en feront une chose belle. De cela, les sages ne disent rien – cette vérité est si simple qu’ils ont évidemment négligé d’en parler. l'esthétique de la situation m’oblige donc à attirer là-dessus votre attention. La lutte contre les rêveurs qui rêvent la laidleur, qu’ils soient hommes ou dieux, est nécessairement la volonté de l’Être Sans Nom. Cette lutte entraînera également la souffrance, et le fardeau du Karma de chacun en sera ainsi allégé, tout comme il le serait en supportant la laideur. Mais cette souffrance amène à une fin plus élevée, à la lumière des valeurs éternelles dont les sages parlent si souvent.
«Je vous dis donc que l'esthétique de ce que vous avez vu ce soir était d’un ordre élevé. Vous pourrez peut-être me demander: «Comment savoir ce qui est beau et ce qui est laid, et agir en conséquence?» C’est une question à laquelle vous devez répondre vous-mêmes. Et pour cela, oubliez d’abord toutes mes paroles, car je n’ai rien dit. Méditez à présent sur l’Être Sans Nom».
Il leva la main droite, inclina la tête.
Yama et Ratri se levèrent, Tak apparut sur une table.
Ils partirent tous les quatre ensemble, sachant que les machines du Karma avaient été vaincues pour un temps.
Ils marchaient dans le vif éclat du matin, sous le Pont des Dieux. De hautes frondes, encore humides de la pluie nocturne, luisaient le long du sentier. Le sommet des arbres, les pics des montagnes lointaines, ondulaient au-delà des vapeurs montant de la terre. C’était un jour sans nuages. Les faibles brises du matin gardaient encore un peu de la fraîcheur de la nuit. Les bourdonnements, les stridulations, les pépiements de la jungle accompagnaient les moines dans leur marche. Le monastère qu’ils venaient de quitter était encore en partie visible au-dessus des sommets des arbres; dans l’air des volutes de fumée s’élevaient vers les cieux.
Les serviteurs de Ratri portaient sa litière, au milieu du groupe de moines, de domestiques, et des guerriers de sa garde. Sam et Yama marchaient en tête. Tak les suivait en silence, invisible au milieu des feuilles et des branches.
– Le bûcher brûle encore, dit Yama.
— Oui.
— Ils brûlent le voyageur mort d’une crise cardiaque alors qu’il se reposait parmi nous.
— C’est exact.
— Pour un sermon improvisé, C’était plutôt séduisant.
— Merci.
— Crois-tu vraiment à. ce que tu prêches?
— Je suis fort crédule quant à mes propres paroles, dit Sam en riant. Je crois tout ce que je dis, tout en sachant que je suis un menteur.
— La baguette de la Trimûrti s’abat toujours sur les dos des hommes, fit Yama, avec mépris. Nirriti s’agite dans son noir repaire, il harcèle les bateaux sur les routes maritimes, dans le Sud. As-tu l'intention de passer une autre vie à te complaire dans la métaphysique, pour trouver de nouvelles justifications à la lutte contre nos ennemis? D’après ton discours de la nuit dernière, on dirait que tu t'intéresses de nouveau au pourquoi plutôt qu’au comment.
— Non. Je voulais essayer une autre manière sur mon public. Il est difficile de pousser à la rébellion ceux pour qui tout est bien. Il n’y a pas de place pour le mal dans leurs esprits, même s’ils en souffrent constamment. L’esclave sur le chevalet, sachant qu’il renaître – marchand prospère, peut-être – s’il accepte de bon gré la souffrance, n’a pas le même point de vue qu’un homme qui n’a qu’une vie à vivre. ll peut tout supporter, car il sait qu’aussi grande que soit sa douleur présente, son plaisir futur sera plus grand encore. Si un tel homme ne croit pas dans le bien et le mal, on peut faire de la beauté et de la laideur des choses tout aussi utiles pour lui. Seuls les noms ont changé.
— C’est donc là la nouvelle ligne officielle du parti?
— Oui.
Yama passa la main dans une fente invisible de sa robe, en sortit un poignard qu’il leva en guise de salut.
— A la beauté, dit-il, à bas la laideur.
Jiddu Krishnamurti eut au moins trois vies, possiblement quatre. Je ne parle pas du lot commun, du fait que nous avons tous trois, quatre, cinq vies ou plus au quotidien, et qu'au cours de notre existence nous “changeons de vie” trois, quatre, cinq fois ou plus, il eut proprement au moins trois vies, c'est-à-dire qu'en trois occasions au moins il est “mort et ressuscité”, et qu'en ressuscitant il devint à chaque fois une autre personne, un individu différent de celui qu'il fut précédemment.
Dans sa première incarnation il fut un salaud parmi les salauds, dans sa seconde un Parfait parmi les Parfaits, dans sa troisième un con parmi les cons. La perfection n'étant pas de ce monde, on comprendra que sa seconde incarnation est inconsistante; de la première il n'est pas responsable, il est né dans un groupe de salauds professionnels, de salauds héréditaires en outre; la seconde fut pour lui, pensa-t-il, un moyen d'échapper à sa condition de “salaud par nature” (en fait, salaud par culture mais son groupe d'appartenance native se construit symboliquement comme “ayant une essence de salaud”, étant salaud par nature, “génétiquement” dit-on en novlangue contemporaine), ce qui était exact sous certains aspects, avec cependant ce problème fondamental de l'imperfectibilité du monde, donc des êtres; au bout du compte il n'est responsable que d'une de ses incarnations, la troisième, et s'il en eut une quatrième c'est circonstanciel, fondamentalement il est resté “le même” à partir de cette troisième mort et résurrection mais “on” l'a fait devenir “autre que lui-même”, un peu avant et beaucoup après sa mort ultime en tant qu'individu mais – comme raconté dans «Résonances de Mithra-Nomadeblues_», il y a une vie après la vie, une vie très concrète: Krishnamurti vit par son œuvre, toujours présente, et dans la mémoire des humains, de l'humanité. Aussi longtemps qu'il restera dans la mémoire des humains il vivra, et ça peut aller jusqu'à l'éternité – Gilgamesh, toujours vivant, Darius, toujours vivant, Socrate, toujours vivant, Sappho, toujours vivante, Judith et Esther, toujours vivantes, Jésus de Nazareth, toujours vivant, Jeanne de France, toujours vivante, Rabelais, Montaigne, toujours vivants, Ada Lovelace, toujours vivante, et la liste est longue, la je citais des “grands” mais même les plus humbles vivent en notre temps s'il demeure au moins un humain pour entretenir leur mémoire, pour entretenir leur souvenir.
Jiddu Krishnamurti est généalogiquement lié à la caste des brahmanes. Ce ne sont pas des salauds “par nature” mais fonctionnellement cette caste est une caste de salauds, et on les forme pour intégrer et perpétuer leur fonction, celle d'assurer le contrôle social, qui est par nécessité une “fonction de salaud” car dans cette fonction on doit toujours faire primer le maintien de la société sur le maintien de ses membres, et si les circonstances exigent de sacrifier une partie parfois importante de ses membres pour assurer la persistance de l'ensemble, du “corps social”, alors il faut agir “en salaud”. Cela dit, dans une société où cette fonction est héréditaire il arrive le plus souvent que cette caste dévie de sa fonction et fasse primer les intérêts de ses membres sur ceux de la société. Ce qui était le cas en Inde au moment où naît Krishnamurti – pour autant que ce ne soit plus le cas aujourd'hui. Aurait-il accepté et perpétué cette fonction, qu'il serait alors resté un salaud, et dans le contexte colonial ce n'aurait pas été seulement une fonction, les brahmanes étaient aussi des salauds statutaires qui ne persistaient dans cette fonction qu'à la condition de se soumettre à l'occupant, d'agir pour lui et contre leur peuple. Or, vers ses quinze ans il fit des rencontres qui lui permirent de prendre une autre voie, et c'est vers cette époque qu'il est pour la première fois “mort et ressuscité”, qu'il a rompu avec son destin tout tracé pour aller vers un tout autre destin.
Aller vers la perfection est un but louable, supposer avoir atteint la perfection est en revanche une erreur grave, et c'est ce qui advint: en suivant la voie de la “théosophie” (celle dite moderne, en fait celle contemporaine, qui diffère assez de celles de l'Antiquité et de l'Époque moderne) il se trouva embringué dans une situation où on lui attribua le statut de “messie”, donc de “premier parmi les Parfaits”,, ce qui est contradictoire avec la réalité effective, toujours imparfaite et toujours perfectible, d'où son évolution vers une autre conception en rupture: il n'y a pas de “vérité” dans un monde imparfait, et pas de “perfection” dans un monde perfectible. Ce qui l'amena progressivement, de 1928 environ à 1933 ou 1934, à rompre avec ce courant. C'est le moment de sa seconde “mort et résurrection”.
De ce moment à sa fin, en 1986, Jiddu Krishnamurti s'est toujours trouvé confronté à un impossible dilemme: l'écart entre le contenu de ce qu'on peut inexactement nommer son enseignement et les attitudes de ses épigones et de ses contempteurs, les premiers voyant en lui un Maître Parfait, les seconds le considérant comme une sorte d'escroc. D'ailleurs, comme souvent dans des cas de ce genre ses plus ardents détracteurs se recrutèrent parmi ses plus fervents adeptes qui, un beau jour, “découvrirent” ce qu'il avait pourtant toujours dit: je suis aussi imparfait que tous, je ne suis pas un maître, et je n'ai aucune vérité à délivrer, juste des conseils de vie que je tente moi-même sans trop y réussir de suivre, mais comme, ainsi qu'il le postulait, «la vérité est un pays sans chemin», supposer qu'il put délivrer une vérité et “montrer la voie” vers elle était nécessairement une erreur. Bref, ses anciens épigones devenus ses adversaires acharnés lui reprochèrent leur propre égarement, contre lequel il les avait pourtant alerté. Comme dans ce discours, le second du recueil de conférences Se libérer du connu.
2. Apprendre à se connaître.
La simplicité et l'humilité.
Le conditionnement.
Si vous pensez qu'il est important de vous connaître parce que quelqu'un vous l’a dit (moi ou un autre), je crains que cela ne mette fin à toute communication entre nous. Mais si nous sommes d'accord sur le fait qu'il est vital que nous nous comprenions nous-mêmes complètement, nous aurons des rapports réciproques tout autres et nous mènerons notre enquête à notre propre sujet, diligemment et d’une façon intelligente.
Je ne vous demande pas de croire en moi. Je ne m'érige pas en autorité. Je n'ai rien à vous enseigner : pas de nouvelle philosophie, pas de système ou de sentier menant au réel. Il n’y a pas plus de sentier vers la réalité qu’il n'y en a vers la vérité. Toute autorité de toute sorte et surtout celle qui s'exerce dans le champ de la pensée et de l'entendement est destructrice, néfaste. Les maîtres détruisent les disciples et les disciples détruisent les maîtres. Il vous faut être votre propre maître et votre propre disciple. Il vous faut mettre en doute tout ce que l’homme a accepté comme étant valable et nécessaire.
N'étant plus tributaires de personne vous pouvez vous sentir très seuls. Éprouvez donc la solitude. Pourquoi la craignez-vous ? Parce que, face à face avec vous-mêmes tels que vous êtes, vous vous découvrez vides, obtus, stupides, laids, coupables, angoissés ? Si vous êtes cette entité mesquine, de « seconde main », de rebut, affrontez-la, ne la fuyez pas. Dès qu'on fuit, la peur survient.
En menant notre enquête à notre propre sujet, nous sommes loin de nous isoler du reste de l'univers : ce serait malsain. Tous les hommes à travers le monde se débattent dans les mêmes problèmes quotidiens que les nôtres, donc ce n'est pas en névrosés que nous nous examinons, car il n'y a pas de différence entre ce qui est individuel et ce qui est collectif. Le fait réel est que j'ai créé ce monde tel que je suis. Ne nous égarons donc pas dans la bataille au sujet de la partie et du tout.
Je dois prendre conscience du champ total de mon moi-même, et ce champ est l’état de conscience à la fois de l'individu et de la société. Ce n’est qu’alors, lorsque l'on transforme cette conscience individuelle et collective, que l'on devient une lumière à soi-même, qui ne s'éteint jamais.
Or, par où commençons-nous à nous comprendre nous-mêmes ? Me voici, ici présent, et comment dois-je m'étudier, m'observer, voir ce qui est réellement en train de se passer en moi ? Je ne peux m'observer qu’en fonction de mes rapports, parce que toute vie est relations. Il est inutile de s'asseoir dans un coin et de méditer sur soi-même. Je ne peux pas exister isolé. Je n'existe que dans mes rapports avec des personnes, des choses, des idées, et en étudiant mes rapports avec le monde extérieur, de même que ceux que j'entretiens dans mon monde intérieur, c'est par là que je commence à me comprendre. Toute autre forme de compréhension n'est qu'une abstraction et je ne peux pas m'étudier d’une façon abstraite, n'étant pas une entité abstraite. Je dois donc m'étudier dans l'actualité de ce que je « suis », non en fonction de ce que je souhaiterais être.
Comprendre n'est pas un processus intellectuel. Acquérir des connaissances à mon sujet ou me connaître tel que je suis, sont deux choses différentes, car le savoir que je peux accumuler à mon propos appartient toujours au passé et un esprit surchargé de passé est toujours en peine. M'informer de ce qui est en moi n'est pas « apprendre » dans le sens où l'on acquiert une langue, une technique, une science, ce qui nécessairement exige de la mémoire et une accumulation de données, car il serait absurde de se mettre en état de devoir tout recommencer sans cesse. L'information dans mon propre champ psychologique est toujours une chose du présent ; ce sont les connaissances qui appartiennent au passé mais comme la plupart d'entre nous vivent dans le passé et s'en contentent, les connaissances ont pris pour nous une importance extraordinaire : nous vénérons l’érudition, l'habileté, l'astuce. Mais si nous sommes disposés à apprendre en observant et en écoutant, en voyant et en agissant, nous comprenons alors qu'apprendre est un mouvement perpétuel qui n’a pas de passé.
Si vous pensez pouvoir vous connaître graduellement, en améliorant de plus en plus et petit à petit votre compréhension, c'est que vous ne vous examinez pas tel que vous êtes dans l'instant présent, mais tel que vous vous voyez à travers des connaissances acquises. Apprendre exige une grande sensibilité, et celle-ci est détruite chaque fois qu’une idée, qui appartient nécessairement au passé, domine le présent. L'idée détruit la vivacité de l'esprit, sa souplesse, sa vigilance. Mais la plupart d’entre nous manquent de sensibilité, même physiquement. L'excès de nourriture, le peu de compte en lequel on tient un régime sain, l'abus de tabac et d'alcool rendent le corps épais et insensible ; la qualité d'attention de l'organisme est émoussée. Comment l'esprit peut-il être vif, sensitif, clair, si l'organisme lui-même est alourdi et apathique ? Il peut être sensible à certaines choses qui touchent la personnalité directement, mais pour être complètement sensible à tout ce que la vie implique, il ne faut pas de séparation entre l'organisme et la psyché, car ils constituent un seul mouvement total.
Pour comprendre une chose — quelle qu'elle soit — il faut vivre avec elle, l’observer, connaître tout son contenu, sa nature, sa structure, son mouvement. Avez-vous jamais essayé de vivre avec vous-mêmes ? Dans ce cas, vous avez remarqué que ce vous-même n'est pas un état statique, mais une chose vivante, toujours renouvelée. Et pour vivre avec une chose vivante, l'esprit doit, lui aussi, être vivant. Mais il ne peut pas l'être s’il est pris dans un réseau d'opinions, de jugements, de valeurs.
En vue d'observer le mouvement de votre esprit et de votre cœur, le mouvement de tout votre être, il vous faut avoir un esprit libre, qui ne s'attarde pas à acquiescer, à réfuter, à prendre parti dans une discussion, à argumenter sur des mots, mais qui s'attache à suivre ce qu'il observe, avec l'intention de comprendre. C'est difficile, car la plupart d’entre nous ne savent ni regarder ni écouter leur propre être, pas plus qu’ils ne voient la beauté d'un cours d’eau ou qu’ils n’entendent la brise dans les arbres.
Condamner ou justifier empêche de voir clairement. Il en est de même lorsqu'on bavarde sans arrêt, car alors on n'observe pas « ce qui est » : on ne voit que ce que l'on projette soi-même. Chacun de nous a une image de ce qu'il croit être ou de ce qu'il voudrait être, et cette image nous empêche totalement de voir ce que nous sommes en fait.
Voir quoi que ce soit avec simplicité est une des choses les plus difficiles au monde car nous sommes si complexes que nous avons perdu la qualité de ceux qui sont simples en esprit. Je ne parle pas de cette sorte de simplicité qui s'exprime dans la nourriture et les vêtements, telle que ne posséder qu’un pagne, ou battre des records de jeûne, ou toute autre sottise infantile que cultivent les saints, mais de la simplicité qui permet qu'on regarde directement chaque chose sans peur et soi-même tel que l'on est, sans déformations : si l'on ment, se dire que l’on ment, sans déguisements ni évasions.
Et aussi, pour nous comprendre nous-mêmes, il nous faut une grande humilité. Aussitôt que l’on se dit « je me comprends », on a déjà cessé d'apprendre quoi que ce soit à son propre sujet ; ou si l’on se dit : « après tout, il n'y a rien à apprendre, puisque je ne suis qu'un paquet de souvenirs, d'idées, d'expériences, de traditions », on a également cessé de voir ce que l'on est. Lorsqu'on parvient à une réalisation, on a perdu les qualités propres à l'innocence et à l'humilité. Dès que l'on tient un résultat, ou que l’on cherche à s'informer en se basant sur des connaissances acquises, on est perdu, car on ne fait que traduire tout ce qui vit en termes de ce qui n’est plus. Mais si l’on n’a aucun point d'appui, aucune certitude, on est libre de regarder ; si l'on n’a aucun acquis, on est libre d'acquérir. Ce qu'on voit étant libre est toujours neuf. L'homme plein d’assurance est un être humain mort.
Mais comment pouvons-nous être libres de regarder et d'apprendre, lorsque, depuis notre naissance jusqu'à l'instant de notre mort, nous sommes façonnés par telle ou telle culture, dans le petit moule de notre moi ? Nous avons été conditionnés pendant des siècles par nos nationalités, nos castes, nos classes, nos traditions, nos religions, nos langues ; par l'éducation, la littérature, l’art ; par des coutumes, des conventions, par des propagandes de toutes sortes, des pressions économiques, des modes d'alimentation, des climats différents ; par nos familles et nos amis ; par nos expériences vécues ; bref, par toutes les influences auxquelles on peut penser, et cela, de telle sorte que nos réactions à tous les problèmes qui se présentent sont conditionnées.
« Est-ce que je me rends compte que je suis conditionné ? » C'est la première question à se poser, et non : « Comment puis-je me libérer de mon conditionnement ? » Il se peut que cela ne vous soit pas possible. Donc vous dire : « je dois me libérer » peut vous faire tomber dans un nouveau piège et dans une nouvelle forme de conditionnement. Savez-vous que même lorsque vous regardez un arbre en vous disant que c’est un chêne ou un banyan, ce mot, faisant partie des connaissances en botanique, a déjà si bien conditionné votre esprit qu'il s’interpose entre vous et votre vision de l'arbre ? Pour entrer en contact avec l'arbre nous devons y appuyer la main. Le mot ne nous aidera pas à le toucher.
Comment sait-on que l’on est conditionné ? Qu’est-ce qui nous le fait savoir ? Comment sait-on que l’on a faim, non en théorie, mais lorsque la faim se fait réellement sentir ? De même, comment, quand, savons-nous que nous sommes conditionnés ? N’est-ce pas lorsque nous réagissons à un problème, à une provocation ? Car nous répondons à l'événement selon notre conditionnement, et celui-ci étant inadéquat réagit toujours d'une façon inadéquate.
Lorsqu'on en devient conscient, est-ce que ce conditionnement d'une race, d’une religion, d'une culture donne un sens d'emprisonnement ? Considérez une seule forme de conditionnement : votre nationalité. Soyez-en sérieusement, complètement conscients, et sachez si vous en éprouvez un sentiment de plaisir ou de révolte ; sachez si vous vous révoltez ou si vous voulez rompre à travers tout ce qui vous conditionne. Si vous êtes satisfaits de votre conditionnement, vous ne faites évidemment rien à son sujet. Si cependant vous n'êtes pas satisfaits lorsque vous en devenez conscients, vous vous apercevez que vous n’agissez jamais sans lui : jamais ! Et par conséquent vous vivez toujours dans le passé, avec les morts.
On ne peut se rendre compte de la façon dont on est conditionné que lorsque survient un conflit dans une continuité de plaisir ou dans une protection contre la douleur. Si tout est harmonieux autour de nous, notre femme nous aime, nous l’aimons, nous avons une maison agréable, de bons enfants, beaucoup d'argent : dans ce cas nous ne sommes en aucune façon conscients de notre conditionnement. Mais lorsque survient l'accident, la femme infidèle, la perte d’une fortune, une menace de guerre ou toute autre cause de douleur et d'angoisse, alors nous savons que nous sommes conditionnés. Lorsque nous luttons contre une chose, quelle qu'elle soit, qui nous dérange, ou lorsque nous nous défendons contre une quelconque menace, extérieure ou intérieure, alors nous savons que nous sommes conditionnés. Et comme la plupart d’entre nous, la plupart du temps, sont perturbés, soit en surface soit en profondeur, ce trouble, ce désordre indique que nous sommes conditionnés. Tant que l'animal est choyé il réagit agréablement, mais dès qu'il rencontre un antagonisme, la violence de sa nature éclate.
Nous sommes troublés, mal à l'aise, du fait de la vie elle-même, de la situation politique et économique, de l'horreur, de la brutalité, de la douleur dans le monde aussi bien qu’en nous, et tout cela nous révèle combien étroitement nous sommes conditionnés. Et alors, que devons-nous faire ? Accepter d’être ainsi, notre vie durant, comme le font la plupart d’entre nous ? Nous y habituer comme on s’habitue à vivre avec des maux de tête ? Nous en accommoder ?
En chacun de nous est une tendance à s’accommoder des choses, à s’y habituer, à blâmer les circonstances. « Ah ! Si les choses étaient autres, je serais différent », disons-nous. Ou bien : « Donnez-moi une occasion favorable et je me réaliserai ». Ou : « L'injustice de tout cela m'écrase ». Nous ne cessons d’accuser les autres, notre milieu, la situation économique, d'être la cause de tous nos désordres.
Si l’on s’habitue à vivre dans un état troublé et confus, c’est qu'on a l'esprit insensibilisé, tout comme ceux qui s’habituent si bien à la beauté qui les entoure qu'ils ne la remarquent plus : ils deviennent indifférents, durs, leur esprit s'épaississant de plus en plus. Ceux qui ne s’habituent pas à vivre dans cette condition cherchent à s’en évader, soit en se droguant, soit en adhérant à un groupe politique, en s’agitant, en criant, en assistant à des matchs de football, en allant au temple ou a l'église, ou en cherchant d’autres divertissements.
Pourquoi fuyons-nous les faits tels qu'ils sont ? Nous craignons la mort — ceci n’est qu'un exemple — et nous inventons toutes sortes de théories, des raisons d'espérer, des croyances, afin de la déguiser. Mais elle est toujours là. Pour comprendre un fait, il nous faut le regarder, non le fuir. La plupart d'entre nous ont aussi peur de vivre qu'ils ont peur de mourir : peur pour leur famille, peur de l'opinion publique, de perdre un emploi ou une sécurité... peur de mille choses. La vérité toute simple est cette peur, et non notre crainte d’une chose ou l’autre. Cela dit, pouvons-nous affronter ce fait lui-même ? On ne peut l’affronter si ce n'est dans le présent. Si on ne lui permet pas d'être présent, parce qu'on le fuit, on ne peut jamais le rencontrer. Ayant élaboré tout un réseau d’évasions, nous sommes prisonniers de notre habitude de fuir.
Si l’on est tant soit peu sensitif et sérieux, on ne se rend pas seulement compte du fait que l’on est conditionné mais aussi du danger qui en résulte, de la brutalité et de la haine qu'il engendre. Voyant ce danger, pourquoi n'agissons-nous pas ? Est-ce parce que nous sommes paresseux, la paresse étant un manque d’énergie ? Et pourtant, nous ne manquerions pas d'énergie si nous nous trouvions devant un danger immédiat, tel qu'un serpent sur le chemin, un précipice ou un incendie. Pourquoi donc ne faisons-nous rien lorsque nous voyons le danger de notre conditionnement ? Si vous perceviez le danger que le nationalisme fait courir à votre sécurité n’agiriez-vous pas ?
La réponse est que vous ne voyez pas. Peut-être, par un processus intellectuel d'analyse, voyez-vous que le nationalisme est un phénomène d’auto-destruction. Mais il n'y a, en cela, aucun contenu émotionnel, lequel, seul, confère de la vitalité. Si votre vision du danger que représente votre conditionnement n'est qu'un concept intellectuel, vous ne ferez jamais rien pour y parer.
Tant que la perception du danger demeure dans le champ des idées, il se produit un conflit entre l'idée et l’action, et ce conflit absorbe votre énergie. On n'agit que lorsqu'on voit, dans l'immédiat, à la fois le conditionnement et le danger, à la façon dont on se verrait au bord d’un précipice. Ainsi, « voir » c’est « agir ».
En général, nous traversons l'existence d'une façon inattentive, réagissant sans réflexion au milieu qui nous a formés. De telles réactions ne font que créer de nouvelles sujétions et nous conditionner davantage, mais sitôt que nous accordons à cette emprise une attention totale, nous sommes complètement affranchis du passé : il se détache de nous tout naturellement.
Vous l'aurez remarqué ou non, Krishnamurti ne s'exclut jamais de ce qu'il énonce, parlant notamment du conditionnement il dit presque toujours “nous” et il emploie le “vous” quand il s'adresse directement à son auditoire non pour s'en détacher mais pour l'inclure dans le “nous”, et pour l'inviter à se détacher du “soi” qui est toujours un “soi” d'emprunt, une fausse image de soi, celle qui résulte du conditionnement social.
Ce discours de Krishnamurti se relie au passage du roman de Zelazny par cette question de l'imperfection du langage, qui forme un voile sur la réalité observable, sensible, effective: nommer les choses les rend abstraites, nommer un arbre sans s'y confronter ne montre qu'une chose, que nous faisons primer la représentation sur la réalité:
«Savez-vous que même lorsque vous regardez un arbre en vous disant que c’est un chêne ou un banyan, ce mot, faisant partie des connaissances en botanique, a déjà si bien conditionné votre esprit qu'il s’interpose entre vous et votre vision de l'arbre? Pour entrer en contact avec l'arbre nous devons y appuyer la main. Le mot ne nous aidera pas à le toucher».
Nommer le feu ne dit rien du feu, le décrire ne dit rien de lui, qui n'a pas connu le feu par la vue, l'odorat, l'ouïe, le toucher, ne connaît pas le feu, et s'il l'a connu mais qu'il interpose toujours le nom et la description à la réalité même du feu, l'individu perd le contact avec la réalité immédiate, concrète, effective du feu. Un arbre n'est pas “un chêne” ou “un banian”, il est un individu singulier, une réalité sans nom participant de l'être sans nom qu'est la réalité dans sa globalité.
Ces deux textes, celui “fictif” comme celui “non fictif”, ont une autre chose notable en commun: ils montrent la double imperfection de tous les épigones quand ils se prennent à croire en la perfection d'une entité déterminée: le personnage de Zelazny est réellement “Bouddha”, il est réellement cet être imparfait mais conscient de son imperfection, ce qui lui permet de la dépasser pour atteindre malgré l'imperfection de la parole à une certaine vérité, la seule valable: se savoir un être imparfait plongé dans l'imperfection est le seul moyen de tendre vers un peu moins d'imperfection, de se placer “sur la voie de la perfection” tout en sachant que c'est une erreur. De même Krishnamurti en parlant du conditionnement et de l'impossibilité de n'être pas conditionné montre qu'il n'existe aucun autre moyen que cette conscience pour, aussi peu que ce soit, être moins esclave de son conditionnement; son conseil est clair: ne tentez pas l'impossible, le “déconditionnement”, mais tentez même quand vous n'y êtes pas poussé par les circonstances d'avoir la claire conscience que vous êtes, que nous sommes conditionnés.
Le problème des personnes conscientes de leur imperfection ce sont les épigones, et spécialement les anciens épigones, les épigones déçus: les premiers croient en la perfection de celui qui leur dit, nous sommes tous imparfaits, les seconds cessent de croire à la possibilité du moindre perfectionnement, aussi restreint soit-il, par le constat de l'imperfection de celui qu'ils croyaient à tort parfait.
Que l'Être Sans Nom me préserve des épigones! Remarquez, je m'en préserve assez bien par moi-même en insultant ceux de mes semblables dont je suppose qu'ils risquent fort de se croire mes épigones, c'est sûr, ça brouille “un peu” la réception de mes discours mais je préfère risquer l'incompréhension née de la défiance plutôt celle née de la confiance...