J'explique en premier mon incapacité ancienne à différencier l'inné de l'acquis, ce qui spécifie une entité du vivant, qui permet de la déterminer comme appartenant à une espèce particulière, est entièrement en elle dès sa conception, rien de ce qui la réalise n'est présent dès ce moment, tel caractère considéré inné ou acquis peut émerger ou ne pas émerger mais nul individu d'autre espèce qu'une cyanobactérie, une fourmi, un chêne, un chat ou un humain ne dispose de cet ensemble de capacités qu'on dira “encodées”, déterminées par un patrimoine structurel particulier, et de cet ensemble de capacités qu'on dira “décodées”, déterminées par un patrimoine processuel particulier, s'appuyant sur le premier mais n'émergeant pour chaque processus potentiel que dans des contextes favorables.
Pour se limiter aux humains, on peut postuler qu'eux seuls disposent de l'appareillage structurel permettant d'acquérir ce qu'on nomme le langage articulé selon la seconde acception qu'en proposait Ferdinand de Saussure au début du XX° siècle:
«D’abord, il n’est pas prouvé que la fonction du langage, telle qu’elle se manifeste quand nous parlons, soit entièrement naturelle, c’est-à-dire que notre appareil vocal soit fait pour parler comme nos jambes pour marcher [...].
Une certaine définition de ce qu’on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin articulus signifie “membre, partie, subdivision dans une suite de choses”; en matière de langage, l’articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives; c’est dans ce sens qu’on dit en allemand gegliederte Sprache. En s’attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n’est pas le langage parlé qui est naturel à l’homme, mais la faculté de constituer une langue, c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes» (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, introduction, chapitre III).
La première acception est moins spécifique, certaines espèces de mammifères, certaines espèces d'oiseaux disposent d'une forme de langage où existe quelque chose comme une «subdivision de la chaîne parlée en syllabes» sans cependant disposer proprement d'une syntaxe. Je ne suis pas entièrement assuré que la seconde soit propre aux humains car dans ce qui ressort d'un savoir statistique la certitude n'est jamais de rigueur mais du moins il n'existe nulle démonstration probante que d'autres espèces disposent de cette capacité de «subdivision de la chaîne des significations en unités significatives».
L'intelligence est entièrement naturelle en ceci qu'elle est “innée” chez toutes les entités du vivant. Il faut s'entendre sur la signification du mot “intelligence”. Pour moi, et depuis longtemps, je retiens celle étymologique:
«“faculté de percevoir, compréhension, intelligence”, dérivé de intellĕgĕre (“discerner, saisir, comprendre”), composé du préfixe inter- (“entre”) et du verbe lĕgĕre (“cueillir, choisir, lire”). Étymologiquement, l’intelligence consiste à faire un choix, une sélection».
L'intelligence est donc la faculté de discerner entre les choses et de choisir parmi elles. Les questions de qualité et de quantité dans ces facultés n'interviennent guère. Pour m'éviter de redire autrement la même chose, je vais citer, en le donnant comme une partie de ce texte-ci, une partie du billet déjà un peu ancien (12 décembre 2020) «Avancer masqué», en la modifiant un peu.
Qu'est le niveau zéro d'apprentissage? Ce qui fait la différence entre le vivant, et l'artificiel, et le non vivant, l'artificiel étant une conséquence du vivant. Dans un ouvrage coécrit avec le psychiatre Jurgen Ruesch, Communication et société, précisément dans la partie VII, «Information et codage», Bateson aborde la question sous un autre aspect, celui de la communication. Dans ce cadre le codage minimal, de niveau zéro, qu'il nomme “tropisme” selon l'acception biologique de «réaction d'orientation ou de locomotion orientée d'un organisme végétal ou de certains animaux, causée par des agents physiques ou chimiques», correspond à l'apprentissage zéro en ce sens qu'un tropisme est une réaction simple et incorrectible, mais nécessite une sorte d'apprentissage qu'on peut déterminer comme entièrement inné: certaines parcelles de l'univers ont appris “quelque chose”, cette chose qu'ont peut nommer vie, elle différencie le vivant et ses productions du non vivant par le fait que ces parcelles ont une autonomie d'action qui leur permet de maintenir une certaine structure et un certain mouvement qui les constitue en un “soi”. L'article du TLF, du Trésor de la langue française, mentionne le «tropisme positif [...] qui se traduit par une réaction d'orientation en direction du stimulus [et le] tropisme négatif [...] qui se traduit par une réaction d'éloignement», mais comme le relève Bateson,
«L'une des caractéristiques de l'information codée [est que] chaque élément d'information a pour caractéristique qu'il fait une assertion positive et qu'en même temps il fait une dénégation de l'opposé de cette assertion. La perception la plus simple que l'on puisse imaginer, sur laquelle on peut présumer que reposent, par exemple, les tropismes des protozoaires, dira obligatoirement à l'organisme qu'il y a de la lumière dans telle direction et pas de lumière dans telle autre direction».
Bref, un tropisme est toujours à la fois positif et négatif, ou pour le dire autrement, tout tropisme est une réponse polarisée, orientée, l'individu n'est pas attiré par la lumière ou repoussé par l'ombre mais incité à se mouvoir dans une direction allant vers l'ombre ou la lumière. On peut plus exactement dire que l'individu recherche une position favorable au maintien de son autonomie; dans le cas proposé, il tend à chercher un certain niveau de luminosité et de température qui l'incite à se déplacer sur un axe tantôt vers un plus de lumière et/ou de chaleur, tantôt vers un moins de lumière et/ou de chaleur. On nomme ce type d'action “homéostasie”, la «tendance de l'organisme à maintenir ou à ramener les différentes constantes physiologiques [...] à des degrés qui ne s'écartent pas de la normale». Sous un aspect l'univers entier est homéostatique, il “tend vers la normale“, vers l'homogénéité et la stabilité.
Un protozoaire ou quelque individu de complexité équivalente ou moindre a une capacité de discernement très limitée, en gros une seule, et une capacité de choix simple, en gros, binaire, du moins “en externe”, c'est-à-dire dans la partie de l'univers qui est du “non soi”, mais ces individus peuvent avoir, et ont souvent, une efficacité certaine dans ces facultés, je veux dire, ils savent aussi bien et parfois mieux que des individus plus complexes disposant de plus de discernement et de possibilités de choix, faire la chose essentielle pour toute entité du vivant: rester en vie.
Puis-je penser pour vous? Puis-je penser à votre place? Non bien sûr, donc j'en arrête là en vous invitant à penser tout ça, et si vous ne le pouvez ou ne le voulez pas tant pis, ça n'a pas d'importance, penser n'a pas de nécessité ni d'utilité. Par contre c'est une source infinie de plaisirs mais bon, nul n'est requis d'apprécier et d'aimer le plaisir.