Olivier Hammam (avatar)

Olivier Hammam

Humain patenté mais non breveté.

Abonné·e de Mediapart

1158 Billets

5 Éditions

Billet de blog 26 août 2024

Olivier Hammam (avatar)

Olivier Hammam

Humain patenté mais non breveté.

Abonné·e de Mediapart

Savoir lire.

J'accable mes lectrices et lecteurs en leur disant que vraisemblablement dans leur majorité elles et ils ne savent pas lire, et j'accable plus encore mes contradicteurs, du moins une majorité d'entre eux, dans les pages de discussion du “Club de Mediapart”, en leur disant qu'ils ne savent pas lire, et le plus souvent, pas écrire non plus.

Olivier Hammam (avatar)

Olivier Hammam

Humain patenté mais non breveté.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce qui est en général exact: je constate jour après jour qu'un nombre restreint de personnes sait lire, et le corollaire de cette incapacité est très logiquement une incapacité aussi grande à écrire. C'est bête à dire mais si on ne connaît pas la méthode pour interpréter un discours, il y a peu de chances qu'on ait la capacité de rédiger un discours interprétable. Je précise: interprétable de la manière dont le souhaite l'autrice, l'auteur. Je l'ai souvent écrit, tout discours est interprétable, par exemple celui-ci, censément poétique:

Le cadavre exquis boira le vin nouveau

Par exemple ceux-ci, donnés comme censément ininterprétables par des “scientifiques”:

La souris mange le chat
Chien chat mange la souris 
Le chat chien la souris 
Le chat mange chien souris 
Le chat mange un chien

Le terme qu'emploient les “scientifiques” supposant cela est “agrammaticalité”, ces phrases sont dites “agrammaticales” car elles sont supposées ne pas respecter la grammaire de la langue. Cette notion ramasse-tout mélange des ininterprétabilités d'ordre syntaxique, donc proprement grammatical, et d'ordre sémantique, comme la première, grammaticalement correcte mais qui supposément “n'a pas de sens” parce que dans la réalité non linguistique les chats mangent les souris et non les souris les chats (ce qui reste à démontrer d'ailleurs, les souris ont des préférences mais sont omnivores, elles ne peuvent certes pas chasser un chat pour le manger, mais peuvent parfaitement grignoter un chat mort), de mon point de vue «la souris mange le chat» est très “grammaticale”, la supposer “agrammaticale” est donc idiot. La dernière séquence aussi est grammaticale, et en outre acceptable même pour les personnes qui supposent qu'une souris ne peut pas manger un chat: ces animaux étant carnivores, peuvent sans problème manger un chien, et s'il est petit et dépourvu de moyens de défense, comme un pékinois ou un carlin, peuvent parfaitement le tuer pour en faire leur repas.

Les autres séquences, pas de problème, elles ne respectent pas la syntaxe, la “grammaire”, d'un point de vue formel. Sont-elles ininterprétables? La réponse est non. La phrase “poétique” n'est pas aléatoire, elle répond à une règle simple, celle d'un jeu qui lui doit son nom, le “cadavre exquis”: les joueurs doivent construire “en aveugle” une phrase mais selon une structure syntaxique rigide:

substantif  - adjectif - verbe - substantif - adjectif

Du coup, toute phrase aura une structure syntaxique acceptable, genre

La souris florale mange le chat aigre-doux

Comme c'est syntaxiquement acceptable, c'est immédiatement interprétable. Est-ce que ça a du sens? Si je suis un “scientifique” du genre qui croit qu'il existe des phrases “agrammaticales” je dirai que non, mais comme je ne suis pas un scientifique avec guillemets, soit je le suis, ce que j'évite autant que possible, soit non, j'aurai une réponse différente: lui croit peut-être que “on”, ce “on” remplaçant un “je” dont il croit qu'il équivaut à un “nous”, “ne peut pas lui donner de signification”, moi, je sais pouvoir le faire et surtout, je sais qu'il existe beaucoup de personnes qui ne peuvent s'empêcher de “donner du sens” à n'importe quel discours. En général un sens qui ne s'y trouve pas, une signification qui n'a pas du tout la valeur de sens que lui attribue l'auteur du discours, mais une signification tout de même. Elles “cherchent des signes”, ça tombe bien en ce cas puisque les discours sont composés de signes, les mots, donc elles en trouvent, toujours.

Le type qui a pondu la liste ci-dessus attribue à toutes ces séquences la même signification: “n'a pas de signification”, est “agrammaticale”; Ma Pomme s'amuse à “donner du sens” à la première séquence, suppose valide l'hypothèse «La souris mange le chat», et assure avec la plus grande certitude que la dernière, «Le chat mange un chien», est une séquence syntaxiquement et sémantiquement admissible, il peut arriver qu'un chat mange du chien, je suppose même que ça doit arriver dans des pays où l'on n'est pas trop regardant quant à la provenance de la viande destinée aux pâtées pour chats. Les Étasuniens ont un rapport sentimental fort aux chevaux, ils n'imaginent même pas qu'on puisse en consommer la viande – j'en ai connu un auquel on a fait manger un steak de cheval, qui a trouvé ça délicieux et  fait l'erreur de demander ce que ç'était; ma grand-mère, qui adore ça, en avait pris exprès en son honneur et le lui dit: il s'est aussitôt précipité dehors pour vomir la viande que quelques secondes avant il qualifiait de délicieuses. Il ont donc un rapport sentimental très fort aux chevaux, même si dans leur majorité ils ne les voient le plus souvent que dans des films, mais ça ne les empêche pas de nourrir leurs animaux avec de la viande de chevaux capturés et abattus de manière très violente. Les Français ont un rapport sentimental fort aux chiens mais ne s'interrogent jamais sur le sort réservé aux chiens errants abattus dans les fourrières: à la poubelle ou chez les fabricants d'alimentation pour chats et chiens?

Savoir lire, c'est avant tout savoir interpréter: il ne suffit pas de savoir déchiffrer pour savoir interpréter, par exemple, toute personne sachant attribuer une valeur de son aux grammes de l'alphabet latin peuvent déchiffrer ceci:

Glif-glif rongorongo memiliki berbagai macam bentuk, seperti
manusia, hewan, tanaman, artifak dan bangun geometrik.

On ne peut pas assurément associer chaque gramme (ou lettre) à un son mais en faisant l'hypothèse que chacun correspond à un son (en français les suites “on” et “an” peuvent correspondre à un seul son, en anglais la suite “ong” de même) comme dans beaucoup de langue usant de cet alphabet, les grammes “e” et “u” correspondant dans les graphies françaises aux suites grammes “é” et “è” pour l'un, à la suite “ou” pour l'autre, on pourrait même prononcer cette suite. Le déchiffrement est une action assez facile. Par contre, pour l'interprétation c'est autre chose: bien des utilisateurs européens de cet alphabet dans diverses langues peuvent attribuer une valeur de sens à “artifak” et “geometrik”, et même à “glif-glif”; certains, qui ont déjà rencontré cette forme et sa définition, reconnaîtront et donneront une valeur de sens à “rongorongo”. Le reste, rares sont les Européens capables de l'interpréter autrement que «c'est vraisemblablement la transcription en alphabet latin d'un discours». C'est une valeur de sens donc une interprétation mais qui ne permet en rien de proprement interpréter cette séquence.

Considérez maintenant cette séquence:

«L'axe syntagmatique est une notion fondamentale de linguistique structurale qui fonctionne en association avec l’axe paradigmatique comme en mathématiques l'axe des abscisses et celui des ordonnées.
Une chaîne parlée est une suite d'éléments du discours, les syntagmes, qui se positionnent sur l'axe syntagmatique (“en abscisse” ou “en x”). À chaque syntagme correspond une classe de valeurs possibles (“en ordonnée” ou “en y”), nommée paradigme. Chacune des valeurs possibles de cet axe est également appelé paradigme (comme en mathématiques “y” désigne à la fois l'ordonnée et l'ensemble des valeurs)».

Cette proposition est extrêmement simple, sa valeur de sens assez limitée. Je suis l'auteur de la version initiale de l'article «Axe syntagmatique» de Wikipédia. Dans cette version initiale l'explication était encore plus simple:

«En linguistique structurale, la notion d'axe syntagmatique est fondamentale et fonctionne en opposition à l’axe paradigmatique. Une chaîne parlée est une suite d'éléments du discours, les syntagmes, dont certains éléments, nommés paradigmes, ont une valeur sémantique. Un des apports essentiels de Ferdinand de Saussure aux sciences du langage est d'avoir mis en évidence l'interaction entre l'axe syntagmatique qui est un enchaînement de signifiants, et l’axe paradigmatique où chaque signifié de la même classe est interchangeable».

Un imbécile a jugé inutile d'encombrer l'esprit des lecteurs de notions “linguistiques” et jugé utile de faire une comparaison qui n'a pas lieu avec des notions empruntées aux mathématiques. Dans la rédaction initiale, j'avais pris grand soin de placer des liens vers les notions propres à mon domaine de compétence, la linguistique, en faisant confiance aux visiteurs pour aller voir quel est la signification, dans ce contexte, des mots “signifiant”, “signifié”, “chaîne parlée”: tout ça a disparu, remplacé par des notions mathématiques. Résultat, désormais un visiteur incapable d'une interprétation immédiate de cet article se trouve privé des moyens de comprendre puisqu'il n'a plus accès aux définitions des termes problématiques, et tout simplement plus accès à ces termes.

Quand je dis aux personnes avec qui j'ai des échanges, «tu ne sais pas lire», je le fais parce que justement j'ai l'habitude ennuyeuse de donner à mon possible lectorat les moyens de m'interpréter de la manière que je souhaite. Si donc certaines lectrices, certains lecteurs m'indiquent par des commentaires complètement à côté de la plaque qu'ils ou elles n'ont pas fait cet effort d'interprétation, d'abord je leur dis, tu as mal interprété, et si ces personnes persistent dans leur démonstration d'une incapacité à le faire, je leur dis, tu ne sais pas lire. En général elles ne le croient pas, elles sont persuadées de savoir lire parce qu'elles savent déchiffrer. Presque toujours je leur précise que le problème n'est pas le déchiffrement mais l'interprétation, or comme elles ne savent pas interpréter ça ne change rien, elles déchiffrent mon propos sans l'interpréter.

Remarquez, je ne suis pas Dieu, je ne suis pas infaillible, j'essaie autant que possible d'éviter les erreurs d'interprétation mais comme j'écris à la va-vite il y a souvent des formulations équivoques, ou des oublis. Tenez, le billet «Droit dans mes bottes, tors sous mon chapeau» par exemple: je m'intéresse depuis une cinquantaine d'années à la politique, y compris celle fugace qui fascine tant les médias, et de ce fait le «droit dans mes bottes» du titre me semblait très évident à interpréter. Or ce n'est pas le cas bien sûr, les personnes qui s'intéressent à la politique n'ont pas toutes plus de quarante ans, et celles qui ont plus de quarante ans ne s'intéressent pas nécessairement à l'écume des choses, à la politique telle que vue au travers du filtre des médias. Une personne m'a dit en page de commentaires de cet article qu'elle ne comprenait pas de qui et quoi je parlais, ce qui bien sûr empêchait toute interprétation consistante pour elle, et par le fait je ne mentionnais pas que la personne visée était Alain Juppé, auteur de cette immortelle (et pourtant aussi périssable que sa réputation) formule, «droit dans mes bottes».

Ce que j'espère de mes lecteurs est cette bienveillance, m'alerter sur mes manques et mes imprécisions, et non pas leur malveillance en un sens assez neutre, ils “veillent mal”, en tout premier à eux-mêmes, du coup ils ne m'aident pas à me corriger mais surtout, ils ne s'aident pas à se corriger. Qu'est-ce que j'y peux? Rien. Je les alerte de leurs imperfections, s'ils préfèrent croire savoir lire que savoir ne pas savoir le faire, je n'y peux rien. Faudrait qu'ils apprennent à lire mais ça, c'est de leur responsabilité.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.