Olivier Tonneau
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Billet de blog 3 déc. 2017

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France 2, Valls et Mélenchon: un exercice de substitution

Mélenchon chez Salamé, Valls chez Ruquier, l'un diabolisé, l'autre encensé: comment France 2 orchestre la "guerre des gauches".

Olivier Tonneau
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Je m’étais pourtant juré, au soir du premier tour des élections présidentielles, de ne plus jamais regarder d’émission politique à la télévision et, a fortiori, de ne plus les commenter. Mais j’ai craqué. D’abord, j’ai regardé Mélenchon chez Salamé. Manque de pratique ? J’ai dû m’y reprendre à trois fois pour aller au bout tant c’était pénible. Mais il y a plus grave : j’ai vu Manuel Valls chez Ruquier. Il faut vous dire que je souffre d’une addiction au smartphone. C’est terrible : lecteur avide, je lisais même en me brossant les dents, maintenant je regarde les vidéos que me propose youtube, qui m’a proposé Valls ; c’est ainsi que pour trois minutes d’hygiène dentaire, je me suis infligé une heure de pollution mentale.

            Après avoir vu Mélenchon, l’équipe d’Europe Insoumise a publié un billet recensant les thèmes que Salamé aurait dû aborder. Ces thèmes qui devraient être au cœur de toute émission politique – le climat, les inégalités, la finance, la crise migratoire – ne furent pas même effleurés chez Ruquier dont l’objectif était de compléter le travail de Salamé : après que celle-ci eût tenté de dégommer Mélenchon, celui-ci entreprit de porter Valls aux nues. C’est ce qu’on appelle « la guerre des gauches ». J’entends déjà les dénégations : c’est toujours pareil avec les Insoumis qui s’en prennent à lémédia, marre du complotisme, etc. J’ai remarqué qu’en général, ceux qui me font ce genre de réponse ne regardent pas les émissions qu’ils défendent, la meilleure façon de préserver l’idée qu’on se fait des médias étant encore de ne pas trop s’exposer à leur travail. Voilà comment je me retrouve à enfreindre mes bonnes résolutions pour vous proposer une esquisse d’analyse comparée.

            Conformément au buzz entretenu pendant des semaines, Mélenchon fut d’emblée présenté par Salamé comme ayant « le blues » pour avoir concédé « le point » à Macron. Note aux commentateurs de matches de tennis qui peinent à varier leurs expressions : plutôt que de dire que Federer a le point, vous pouvez aussi affirmer que son adversaire a le blues, apparemment c’est la même chose. Pourtant Mélenchon a répété mille fois qu’il allait très bien. On se demande pourquoi ça n’irait pas : qui aurait prédit en 2009, lors de la fondation du Parti de Gauche, l’essor de la France Insoumise ? On a toutes les raisons, en revanche, de s’inquiéter pour Manuel Valls, premier ministre détesté, candidat malheureux à la primaire du Parti socialiste, courtisan éconduit à la porte d’En Marche et parlementaire accusé de fraude électorale. Mais en l’occurrence, Laurent Ruquier s’en porte personnellement garant :

           - « Vous allez bien, j’ai eu la chance de vous rencontrer récemment, je sais que vous allez bien ».

            Si l’on en croit Christine Angot, Valls aurait pourtant toutes les raisons de se plaindre. Elle le compare à Clémenceau, ce qui permet à l’invité de dire que Clémenceau ne s’est jamais trompé – et Angot d’enchaîner :

            - « Vous non plus, vous ne vous êtes pas trompés, mais enfin c’est Macron qui ramasse tout en attendant ».

            Manuel Valls ne s’est pas trompé - mais sur quoi ? Angot lui laisse le soin de remplir le chèque en blanc qu’elle vient de signer et il déroule ses thèmes :

            - « Ne pas se tromper sur les problèmes de sécurité, sur la montée de l’antisémitisme, sur la lutte contre l’islamisme politique, sur les dérives de la gauche, ou sur les débats au sein de la gauche, voilà, moi je pense que j’ai une forme de cohérence depuis que je me suis engagé pour Michel Rocard il y a très longtemps, et c’est cette forme de cohérence qui m’a aidé à tenir ».

            Sur toutes ces choses, personne sur le plateau n’a rien à redire. La déchéance de la nationalité, l’état d’urgence dénoncé comme attentatoire aux libertés par toutes les associations de défense des droits ainsi que par l’ONU, la mort de Rémi Fraisse et les éborgnés des manifestations contre la loi El Khomri, les Rroms qui n’ont « pas vocation à s’intégrer » : aucun problème. Quant aux débats au sein de la gauche, personne ne songera à confronter Valls aux mensonges factuels et répétés qu’il profère à l’égard de Clémentine Autain. Ni à rappeler qu’un recours pour fraude a été déposé contre lui par son opposante Farida Amrani après les élections législatives. Au contraire : Ruquier a souligné d’emblée que Valls avait été « élu ric-rac, mais élu tout de même ». C’est que l’équipe de Ruquier a un message à faire passer : Manuel Valls, ils en sont convaincus, a un destin. Yann Moix va d’ailleurs lui poser une question si incroyablement flagorneuse que Valls lui-même ne pourra pas s’empêcher de rire, peut-être un peu gêné. Citons in extenso ce morceau d’anthologie :

             « J’ai peut-être une bonne nouvelle à vous annoncer, c’est que si on regarde tous les parcours des hommes politiques qui ont compté dans l’histoire de France, ils ont tous, à un moment donné, et c’est valable notamment des présidents de la cinquième république, vécu une épreuve qui est aussi importante que le concours de l’ENA, pour certains : c’est l’épreuve de la traversée du désert. De Gaulle a eu sa traversée du désert. François Hollande lui-même a passé une petite dizaine d’années sous les quolibets, il y a eu également une mauvaise passe pour Nicolas Sarkozy, et on pourrait presque dire aussi que Jacques Chirac a rongé son frein assez longtemps, et je ne parle même pas de François Mitterrand qui a failli mourir sans savoir qu’il serait président un jour. Est-ce qu’en ce moment vous développez une sorte de mystique de la traversée du désert, à savoir, et je le dis sans ironie, que vous vous préparez intellectuellement, c’est-à-dire, est-ce que vous emmagasinez des connaissances, des réflexions, pour reprendre la main lorsque votre tour reviendra, ce dont je ne doute personnellement pas ? »

            La réponse est oui. On ne saura malheureusement pas à quoi réfléchit Manuel Valls qui se contente de rappeler que sa femme est musicienne et que son père fut peintre, ce qui dénote de toute évidence un esprit d’élite appelé à gouverner. Encore faut-il qu’il « reprenne la main » face à Macron, comme l'y appelle Christine Angot. Elle n’a pas aimé la blague d’Emmanuel Macron au président Kaboré parti « réparer la climatisation » et demande à Valls de la critiquer, ce qu’il se garde bien de faire. Déçue, elle lui révèle sa mission :

            « Aidez-nous ! Aidez-nous à critiquer Emmanuel Macron, s’il-vous-plaît. Aidez-nous, aidez-nous. Parce que sinon, alors qu’est-ce qu’on fait avec Wauquiez et Mélenchon ? »

            Manuel Valls ne saisit pas la perche : « On peut critiquer… » Angot, pressante : « Oui, mais on a besoin que ce soit vous qui le fassiez ». Vous et pas Mélenchon (ni Wauquiez. Mais pourquoi Valls plutôt que Wauquiez ? J’avoue que je ne vois pas trop la différence). De Mélenchon, il ne sera finalement pas beaucoup question, ce serait sans doute lui donner trop d’importance (en revanche, les tweets de Valls étaient cités en direct sur le plateau de Salamé). On rappellera seulement qu’il a refusé de participer à la mission parlementaire sur la Nouvelle-Calédonie présidée par Valls dont il avait dit qu'il avait « une proximité avec les thèses ethnicistes de l’extrême-droite ». Ce sont, souligne Ruquier, « des mots très durs ». Réponse de Valls (on la connaissait déjà) :

            « C’est insupportable, et surtout de me comparer à l’extrême-droite israélienne puisque c’est ce qui suivait, c’est proprement, euh, insupportable ».

             Après l’altercation entre Aymeric Caron et Yann Moix il y a quelques jours, on ne s’attendait pas à ce que ce dernier demande à Manuel Valls de clarifier sa position vis-à-vis de la politique du gouvernement d’extrême-droite israélien. Personne sur le plateau ne songera non plus à lui demander des éclaircissements sur sa récente sortie dans un journal espagnol selon laquelle « la France a un problème avec l’islam, avec les musulmans ». Au contraire : Christine Angot se désole que tout le monde soit tombé sur lui quand il eut le courage de dénoncer le voile comme « un signe d’asservissement de la femme ». C’est à ce genre de déclaration qu’on reconnaît aujourd’hui un défenseur ardent de la république.

            J’avoue : face à tel exercice de flagornerie, je croyais qu’on avait atteint le point où plus rien ne pourrait m’étonner. Christine Angot a pourtant réussi à conclure cet exercice de réécriture de l’histoire politique de Manuel Valls par un bouquet final qui m’a cueilli. Réfléchissez bien : si vous deviez caractériser Manuel Valls d’un mot, lequel serait-ce ?

            Réfléchissez.

            Vous ne devinerez jamais.

            Vraiment pas.

            Le mot de Christine Angot c’est : « fidélité ». 

            Eh oui, si Valls n’est pas aujourd’hui président de la République, c’est qu’il a été trop fidèle à François Hollande, qu’il n’a fini par abandonner que contraint et forcé par le livre Un président ne devrait pas dire ça. C’est cette fidélité qui fait qu’il a été pris de vitesse par Macron. Qu’il prenne garde que sa fidélité à Macron ne lui joue pas le même tour à l’avenir ! Qui sait ? Peut-être un livre sortira aussi sur ce dernier ? Valls, comprend-on, n’a que le temps d’apprendre à trahir s’il veut être fidèle à son destin. Ce n’est pas le tout, en effet, d’avoir raison sur tout : Yann Moix cite Mitterrand pour rappeler, sous les rires détendus, que la méchanceté, pour un homme politique, est une vertu. Soyons prêts, puisqu’il le faut, à savoir gré à Manuel Valls lorsqu’il renoncera pour nous à son intégrité.

            Il fallait oser. L’homme dont François Hollande a fait le fossoyeur du Parti socialiste en lui confiant le pouvoir après qu’il eût pourtant été défait (déjà) aux primaires de 2012, le néolibéral infiltré qui a préparé la destruction de l’Etat social, le belliciste qui parle comme George W. Bush, l’opportuniste qui n’a cessé durant le quinquennat de chercher la faille pour devenir calife à la place du calife, l’homme sans parole qui a trahi Benoît Hamon après l’investiture de ce dernier, l’homme sans scrupules qui a peut-être volé son élection face à Farida Amrani, le diffamateur qui ment de plateaux en plateaux sur tous ses adversaires, le racoleur qui n’a plus, en guise de pensée, que des mots-clés choisis pour leur potentiel anxiogène, cet homme-là a un destin.

            Mais pourquoi Valls ? C’est qu’il le faut bien. L’hostilité d’Angot à l’endroit de Macron, je l’avoue, m’a surpris. Il suffit pourtant de réfléchir un instant à la vie politique sous la cinquième république pour comprendre. La popularité du chef de l’Etat ayant chuté en quelques mois à peine, il faut bien préparer l’alternance, cette fameuse alternance qui fait que plus ça change, plus c’est la même chose. La dialectique est subtile : Valls est comme Macron mais il faut pourtant qu’il soit autre pour que s’opère la substitution et qu’on parvienne au résultat voulu : tout sauf Mélenchon.

            On comprend que France 2 truque les discours de ce dernier. Si j’ai un reproche à faire à Mélenchon quant à sa performance à l’Emission politique, c’est d’ailleurs de n’avoir pas insisté : non, truquer un discours n’est pas une « erreur », c’est une faute, une faute professionnelle grave dont on attend de savoir quelle sanction elle vaudra à son auteur. Mon pronostic ? Aucune, bien sûr. On comprend que tout passage sur France 2 sera l’occasion d’un traquenard.

            La manœuvre réussira-t-elle ? Pas sûr. Si Valls est trop petit pour le costume que voudrait lui tailler la bande à Ruquier, Mélenchon pourrait bien s’y glisser et l’on pourrait lui dire comme Yann Moix, et pour les mêmes raisons, que nous avons « peut-être une bonne nouvelle à lui annoncer ». Jean-Luc Mélenchon, par cohérence politique, a quitté le Parti socialiste en 2009, s’exposant à une traversée du désert dont il  a pris opportunité pour refonder sa pensée, articulant éco-socialisme et révolution citoyenne et cherchant un mode d’action collective alternatif au modèle des partis. Ce travail a porté ses fruits puisque la France Insoumise a su prendre la relève d’un Parti socialiste en ruine. Elle porte le programme le plus détaillé, le plus construit qui soit dans le paysage politique actuel. Première force d’opposition, elle peut légitimement aspirer à gouverner si les Français décident de s’épargner une nouvelle alternance du pareil au même.

            C’est assez amusant, quand on y pense. On pourrait croire qu’au moment de dégommer Mélenchon, France 2 se dit : affublons-le de tous les traits de Valls, et qu’au moment d’encenser Valls, elle se dit : attribuons-lui le parcours de Mélenchon. Une manœuvre de travestissement aussi grossière peut-elle réussir ? L’un des meilleurs signes que les Français ne tomberont pas dans le panneau, ce sont les audiences en chute libre d’émissions comme On n’est pas couché. C’est pourquoi je n’aurais pas dû en parler, et encore moins exhorter ceux qui se disent que mon récit est trop gros pour être vrai à la regarder. Comment résister à cette tentation ? Une seule solution : ne plus regarder. Cette fois, c’est promis, demain j’arrête.

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