Je manifesterai le 5 mai pour une 6e république et mes amis ne seront pas avec moi. Mes amis sont des gens très bien, honnêtes, intelligents, d’un certain milieu : les uns travaillent dans la pub, la com', le marketing ou les médias, les autres sont artistes, avocats ou maîtres de conférence. Ils votent en général pour le Parti Socialiste à l’élection présidentielle et s’ils s’autorisent un « vote sanction », ils ne choisiront pas Le Pen mais les Verts, voire Bayrou. Ils habitent à Paris. Bobo ? Si vous voulez. Mais ne comptez pas sur moi pour taper sur les bobos. Je n’écris pas sur les bobos, j'écris à mes amis et à ceux parmi vous qui vous reconnaissez dans la description que j’en fais.
Vous vivez dans un monde qui fut le mien pendant trente-cinq ans, dont les points cardinaux sont bien connus : Le Monde est son pôle Nord et Le Figaro son pôle Sud, vous mettez Libération à l’Ouest et l’Express à l’Est. Vous avez de jeunes enfants et vous vous inquiétez un peu de l’avenir : c’est pourquoi vous aimeriez accéder à la propriété. Vous avez une opinion politique mais vous n’avez guère le temps de lire des livres, à peine celui d’aller sur le site internet des grands journaux : cela vous suffit pour connaître les grandes figures politiques et les mot-clé de leur programme. Vos opinions sont plus affirmées sur les sujets sociaux que sur les questions économiques. Vous savez que le chômage augmente et que la retraite s’éloigne, mais aussi que l’Etat est plombé par la dette et que l’on vit plus longtemps. Vous vous inquiétez de la montée du Front National et peut-être de celle de l’intégrisme.
Que diriez-vous si l’un de vos amis se mettait à bourrer sa page Facebook de liens vers les sites Pouruneconstituante.fr, Atterrés.org ou Sanofi.fr et à recommander des articles de l’Huma ? Vous trouveriez peut-être ça incongru mais somme toute sympathique – sacré Machin, il a toujours eu la tête un peu chaude. S’il se mettait à prêcher Mélenchon avec la fureur des convertis, ça commencerait à être un peu fatigant. S’il tenait des discours alarmistes du soir au matin, ce serait franchement pénible. Et si de surcroît il commençait à insinuer que vous êtes d’une passivité coupable qui finira par vous coûter cher, les vieilles amitiés risqueraient de commencer à se distendre. Avec lui, c’est simple, on ne peut plus parler de rien !
Mea maxima culpa, tout cela est vrai. Il m’est arrivé quelque chose il y a deux ans maintenant, j’ai été pris dans un genre de révolution copernicienne et les points cardinaux se sont déplacés. Dans le monde tel que je le perçois aujourd’hui, l’engagement politique me semble être une urgence et j’ai le plus grand mal à ne pas vous tanner à toute heure pour vous y porter. Je suis bien malheureux de voir que cette attitude est contre-productive et c’est pourquoi je vous fais la proposition que voici : je jure solennellement que lorsque nous nous verrons nous parlerons d’autre chose – du film, du match, de vos jolis bambins, des plaisirs de la vie en somme. Je n’insisterai même pas pour que vous alliez à la manif avec moi ! – en contrepartie, je ne vous demande que de lire ces lignes où je tâcherai d’expliquer comment j’en suis venu à m’engager et pourquoi vous devriez en faire autant. Mais il y a beaucoup à dire et je ne veux pas vous assommer de textes interminables. Je vous écrirai donc de petits chapitres de temps en temps et je conclus celui-ci sur un sujet d’actualité.
Vous savez comme tout le monde que le montant annuel de la fraude fiscale est estimé entre 40 et 50 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de l’éducation nationale.[1] Vous êtes évidemment d’accord pour dire qu’il faut lutter contre ce scandale. Mais comment s’y prendre ? C’est une question que nous ne maîtrisons pas et nous sommes enclins à penser, malgré les affaires Cahuzac, Woerth et autres, que les hommes au pouvoir font ce qu’ils peuvent. Pourtant l’économiste Thomas Coutrot faisait il y a peu sur Médiapart[2] un constat sidérant de simplicité. Il relevait que chaque contrôleur du fisc rapporte en moyenne 2 300 000 euros par an à l’Etat, et concluait que si l’Etat était économiquement rationnel, il embaucherait davantage d’inspecteurs jusqu’à ce que, selon la loi des retours décroissants, le dernier embauché finisse par coûter davantage qu’il ne rapporte. Cela renflouerait les caisses de l’Etat tout en créant quelques emplois ! Or il n’y a que 5 000 inspecteurs du fisc et leur nombre n’a pas augmenté depuis vingt ans. Pour ne rien arranger, les crédits qui leur sont alloués ont été rognés par les politiques de réduction de la dépense publique.
J’ai choisi cet exemple parce qu’il contient en miniature toutes les questions sur lesquelles je reviendrai. Pourquoi le raisonnement imparable de Thomas Coutrot n’a-t-il pas été relayé au-delà de Médiapart ? François Hollande est-il crédible lorsqu’il affirme ce matin sa volonté de « mener une lutte implacable contre les puissances de l’argent et les dérives de la finance occulte »[3] ? Les propositions sont séduisantes et ambitieuses, mais pourquoi ne commence-t-on pas par prendre les mesures les plus simples, immédiatement efficaces, avant de s’attaquer aux grands problèmes ? A quoi sert de créer de nouvelles structures quand on ne donne pas les moyens adéquats à celles qui existent déjà? Mettre en avant les grands problèmes, ne serait-ce pas une façon de noyer le poisson ? Je ne prononce pas, j’interroge.
Il y a bien des poissons noyés dans les discours actuels. Mais ne me croyez pas sur parole, écoutez plutôt Thomas Coutrot, Xavier Harel et Antoine Peillon dans l’émission du 14 décembre 2012. Ces messieurs respectables, posés, réfléchis, ne parlent pas de « coup de balai », ils ne disent pas « tous pourris »; ils disent en toute simplicité que face à la corruption qui gangrène l’Etat, ils ne voient plus d’autre issue qu’une « insurrection citoyenne ». Leur parole portera, je l’espère, mieux que la mienne. Ils sont nombreux à faire le même constat et nous les rencontrerons au fil de ces lettres. Dans la prochaine, je vous dirai ce que j’ai appris de la construction européenne dans le petit livre de François Denord et Antoine Shwartz : L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’Agir, Paris 2009). Ce sera dans quelques jours. D’ici là, portez-vous bien, bonjour à vos bambins et vivement le printemps !
Amitiés,
Olivier
PS. Suivez ce lien pour lire les autres lettres d'un engagé.
[1] http://www.france.attac.org/archives/spip.php/ecrire/spip.php?article8443
[2] http://www.mediapart.fr/journal/france/141212/en-direct-de-mediapart-notre-emission-sur-laffaire-cahuzac-et-les-paradis-fiscaux
[3] http://www.lemonde.fr/politique/video/2013/04/10/l-intervention-de-francois-hollande-en-integralite_3157279_823448.html