André Gorz est surtout connu pour sa Lettre à D., déclaration d'amour tardive mais touchante à Dorine, celle qui a partagé sa vie pendant soixante ans. Il était journaliste, écrivain, philosophe et est devenu l'un des théoriciens de l'écologie politique. Il a écrit pour l'Express et le Nouvel Obs sous le pseudonyme de Michel Bosquet. Je suis aujourd'hui en mesure de vous délivrer un scoop sur la vie privée de Dr Gorz & Mr Bosquet : ce monsieur n'allait pas aux putes, bien qu'il ne fût pas tout à fait contre la prostitution.
Cette breaking news, qui m'ôte à tout jamais une part de dignité intellectuelle, n'a bien sûr fait l'objet d'aucun recoupement et n'émane d'aucune source fiable. C'est une déduction exclusivement intellectuelle - et Dieu sait si l'intelligence et les sens divergent souvent - qui mériterait d'être entérinée par le principal intéressé.
André Gorz analyse la prostitution dans l'essai « Métamorphoses du travail. Quête du sens » (réédité sous le titre « Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique »). L'ouvrage traite principalement d'économie ; il y définit le concept de « travail », retrace l'évolution historique du concept, interroge sur l'extension indéfinie de la sphère économique, critique cette « rationalité économique » dont les limites (du sens et du cadre) sont floues. L'ouvrage est passionnant et révolutionnaire, et il éclaire sur le sens global de nos existences.
L'analyse que fait André Gorz de la prostitution est à la fois économique, philosophique, quasi anthropologique. Il l'appréhende en fonction de sa légitimité économique (peut-elle être considérée comme un travail ? Peut-elle faire partie de la sphère économique ?), en fonction de considérations philosophiques (le « don de soi » peut-il faire l'objet d'un échange marchand ?) et même d'un point de vue anthropologique (la technicisation généralisée de notre société et donc de la prostitution ne pourrait-elle pas aboutir à la reconnaissance de la prostitution comme service marchand ?).
André Gorz dissèque tous les concepts, prend du recul sur tout, tente toujours d'offrir des explications globalisantes sans négliger les particularismes en jeu. Ainsi va-t-il procéder pour la prostitution.
La prostitution n'est pas un travail
André Gorz définit ce qu'est un travail au sens économique moderne comme une activité qui :
« a) crée de la valeur d'usage (la valeur d'usage procure un gain net de temps pour l'acheteur : il économise du temps pour lui-même en achetant l'activité) ;
b) en vue d'un échange marchand ;
c) dans la sphère publique ;
d) en un temps mesurable et avec un rendement aussi élevé que possible. » ( p.222)
Les quatre critères sont cumulatifs.
La prostitution crée de la valeur d'usage : « Le service rendu ne peut être obtenu par le client en aussi peu de temps, en qualité et quantité égales, de partenaires non rémunérés. » (p.234).
Là où le bât blesse pour la prostitution, c'est qu'elle s'exerce dans la sphère privée. Elle est un échange marchand « entre personnes privées se posant chacune dans sa singularité et se déroule dans la sphère privée ». (p.234) Le travail des prostituées est « destiné à des personnes particulières en vertu d'un lien personnel privé ».(p.224)
C'est une critique fondamentale chez Gorz (trop longue à détailler ici avec précision) car il considère tout travail comme un moyen de s'émanciper de l'enfermement dans la sphère privée, comme un moyen d'accession à la sphère publique, siège de « l'existence juridique de citoyens » (p.224), qui confère à l'individu « une réalité sociale publique » (p.225).
La prostitution n'entre donc pas dans la sphère économique à cause de son cantonnement à la sphère privée.
Avec les mêmes arguments, il est également très critique pour considérer les « travaux de serviteurs » (hommes et femmes de ménage, chauffeurs personnels, etc.) comme du « travail » (lire p.227).
L'échange marchand a pour objet un « don de soi » : non-sens philosophique
« Je me donne ou donne de moi pour être payé ; je monnaie ce don et le nie donc sans pour autant en être dispensé. Ces échanges marchands (..) portent sur ce que je suis sans pouvoir le produire (…). » (p.234) Gorz considère l'acte sexuel comme un « don de soi » et la prostitution comme un don dévoyé ; et par définition, un don ne peut faire l'objet d'un échange marchand, sinon il n'en est plus un.
Il refuse l'analyse selon laquelle la prostituée offrirait d'elle-même « seulement les gestes et les paroles qu'elle sait produire sans s'y impliquer » ; au contraire, elle offre « cela même qu'elle est sans simulation possible : son corps, c'est-à-dire ce en quoi le sujet est donné à lui-même et qui, sans dissociation possible, constitue le sol de tous ses vécus. Il est impossible de livrer son corps sans se livrer (...) » (p.238)
Une relation servile
André Gorz voit dans le rapport client-prostituée le rapport servile dans sa pureté : « le travail de l'un EST le plaisir de l'autre. Il n'a d'autre objet que ce plaisir. Le plaisir du client est la consommation d'un travail fait sur sa personne privée. Cette consommation est immédiate et directe, elle ne passe par la médiation d'aucun produit. C'est par cette immédiateté que le plaisir procuré par le travail servile diffère du plaisir que le chef cuisinier procure aux consommateurs de son « plat sublime ». (p.235)
Mais alors quelle différence entre l'activité d'une prostituée et celle d'un kinésithérapeute, tous deux au service du bien-être de ses clients ?
Dans le cas du client de prostituée, le plaisir désiré est « sans raison ». Tandis que les clients d'un kiné doivent « motiver leur demande ; la raison de celle-ci fera l'objet d'un diagnostic, après quoi le thérapeute appliquera (…) des soins qui, quoique personnalisés, mettent en œuvre une technique bien définie selon une procédure prédéterminée.
S'il est donc au service du bien-être physique du client, le soignant n'est point l’instrument du plaisir de celui-ci. (…) La technicité de la procédure fonctionne comme une barrière infranchissable : elle empêche l'implication personnelle du thérapeute d'aller jusqu'à une complicité ou intimité complètes. » (p.235-236)
Gorz achève de cerner les contours d'une relation dominant-dominé en définissant la prostituée en tant que « liberté-sujet », c'est-à-dire « une liberté qui ne peut rien d'autre que de se faire l’instrument empressé de la volonté d'autrui. (…) elle doit être cet être contradictoire, impossible, phantasmatique qu'est la « belle esclave » (…) qui, dans la réalité, n'est jamais qu'une personne jouant à être l'être phantasmatique qui hante l'esprit de son maître. » (p.236)
Simulacre et instrumentalisation
La prostituée joue à être esclave. « Sa prestation va être une simulation ; et elle ne le cache pas. Le client, d'ailleurs, le sait. »
« Les actes qu'elle propose sont dissociés de l'intention qu'ils signifient : ils ont pour fonction de donner l'illusion d'une intention ou implication qui n'existe pas. » C'est « l'art du simulacre » que Gorz rattache à des procédés techniques qui permettent à la prostituée de « cesser d'habiter son corps, ses gestes, ses paroles au moment de les offrir. Elle offre son corps comme si elle n'était pas elle-même, comme un instrument dont elle serait séparée. » (p.237)
Gorz insiste sur la condition bien particulière de la prostituée, laquelle ne peut pas se contenter de simuler une « sollicitude empressée, la bonne humeur, la sincérité, la sympathie, (…) la servilité commerciale, l'amabilité commerciale, le dévouement commercial » comme d'autres activités marchandes peuvent le permettre. Car elle offre son corps, « le sol de tous ses vécus ». « Impossible de livrer son corps sans se livrer, de le laisser utiliser sans être humilié. » (p.237-238)
La prostitution technicisée
Malgré toutes les critiques fondamentales formulées à l'encontre de l'irrationalité économique de la prostitution et de son indignité humaine, André Gorz admet que ce « « service sexuel » pourrait devenir un service marchand comme un autre que s'il pouvait être ramené à une séquence d'actes technicisés et standardisés que n'importe qui peut produire sur n'importe qui d'autre selon une procédure prédéterminée, sans avoir à se livrer charnellement. Alors seulement « le sexe » pourrait devenir le « travail » rationalisé par lequel quelqu'un produit un orgasme chez quelqu'un d'autre, selon une technique codifiable, comparable à un « acte » médical, sans qu'il y ait don de soi (réel ou simulé) ni intimité. » (p.238)
Il cite ironiquement une militante féministe qui défend la pratique de la masturbation « plus rationnelle et hygiénique (…) dont les finesses techniques auraient été à tort négligées jusqu'ici » (!).
Il conclut : « La masturbation mécanique sur machines à copuler apparaît comme le développement logique de cette technicisation. Elle permettrait la rationalisation du « sexe » par abolition complète de la sphère intime. »
Et de nous faire rêver... : « Les individus cesseraient d'avoir à s'appartenir mutuellement : l'homme machinisé se réfléchirait dans la machine humanisée ; l'orgasme pourrait être acheté et vendu dans la sphère publique au même titre que les spectacles « hard » et « live »(p.238-239).
Extension du domaine de la pute
Enfin, Gorz considère que la prostitution ne se limite pas au « service sexuel » : « il y a prostitution chaque fois que je laisse n'importe qui acheter, pour en disposer à sa guise, ce que je suis sans pouvoir le produire en vertu d'un savoir-faire technique : par exemple le renom et le talent de l'écrivain vénal ; ou le ventre de la mère porteuse. » (p.239)
Je conclurai en citant trois passages du même ouvrage, pour élargir la réflexion au-delà de l'étude particulière de la prostitution et surtout pour donner envie de lire cet ouvrage :
« La violence (…) est fondamentalement un rapport au corps. La chose est immédiatement évidente si nous nommons ce de quoi la violence est le négatif : elle est le négatif de la tendresse. La tendresse est un rapport au corps d'autrui traité en tant que corps sensible pour exalter la sensibilité et la jouissance qu'il a de lui-même ; ce rapport au corps d'autrui implique nécessairement l'exaltation de ma sensibilité propre. La violence, en revanche, est un rapport d’instrumentalisation technique des choses du monde niées dans leurs qualités sensibles, et, par conséquent, une répression dévalorisante de ma sensibilité propre. (…) Tout résulte et incite à traiter le milieu de vie de façon instrumentale, à violenter la nature et faire violence à notre corps comme à celui d'autrui. (…)
A une culture professionnelle qui se coupe du monde vécu dans son épaisseur sensible correspond ainsi la production d'un monde sans valeur sensible, et à ce monde une sensibilité desséchée et qui dessèche en retour la pensée. C'est ce qu'avaient admirablement formulé Horkheimer et Adorno, en notant que le technicisme machinique a pour corrélat l'intellect despotique qui se coupe de l'expérience des sens pour mieux la dominer. (…) La séparation des deux sphères (intellect/sens) entraîne leur atrophie. » (p. 144-146)
« Qu'y a-t-il dans la rationalité économique qui lui a permis de gagner du terrain, dans la vie des individus, au détriment des rapports spontanés, affectifs, de solidarité ? » (p.175)
Billet corrigé le 26/11/2013 : dans le paragraphe La prostitution technicisée, "Il cite ironiquement une militante féministe qui défend la pratique de la masturbation..." remplace "Il défend la pratique de la masturbation..."