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Billet de blog 8 mars 2023

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Le distanciel : une arme de destruction massive de la grève à l’université

Ce 7 mars et plus encore en ce 8 mars, jour de grève féministe, des présidents d’université et de nombreux enseignants ont décidé de contourner les mobilisations en basculant les cours en distanciel. Cette utilisation massive de l’enseignement à distance à l’occasion de journées de mobilisation nationale remet en cause le droit de grève. Est posée la question de sa légalité.

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                             Je dédie ce billet à Pinar Selek, à sa force et à son courage

On connaît la place et le rôle du monde étudiant dans les mouvements sociaux. On connaît aussi le développement exponentiel de l’enseignement à distance et de la numérisation des formations à l’université. On se souvient également des effets désastreux du développement du distanciel sur toute une génération de lycéen·nes et d’étudiant·es pendant la pandémie. Pour rappel voici ce que j’écrivais en en janvier 2021 : « Le distanciel tue ».

Aujourd’hui une étape est franchie, malheureusement très prévisible : le distanciel tue la grève. Il est en passe de devenir une arme de destruction massive de la grève à l’université. Un communiqué du SNESUP-FSU dénonçait fin février des cas multiples « d’entraves au droit de grève ». A titre d’exemple remarquable, voici le message que je reçois ce matin de la présidence de l’université de Strasbourg :

Mesdames et Messieurs,

 A cette heure, les principaux accès aux bâtiments suivants :

- Atrium

- Droit

- Escarpe

- Le Bel

- Patio

- Portique

- Présidence

sont actuellement bloqués par un groupe de manifestants. Seul l'accès aux personnels est possible sur présentation de la carte campus, néanmoins le télétravail est à privilégier, et les cours prévus sont suspendus ou placés en distanciel.

Nous vous tiendrons bien entendu informés de l'évolution de la situation sur le campus de l'Esplanade.

Le cabinet de la présidence

Université de Strasbourg

Le jour d’une grève féministe, alors que ce sont majoritairement des étudiantes qui sont sur les points de blocage, ce message est proprement indigne. C’est que la majorité des présidents d’université, Frédérique Vidal dès 2020, Emmanuel Macron aussi, ont très bien compris le parti qu’ils pouvaient tirer des enseignements à distance : faire bien sûr des économies d’échelle sur les postes d’enseignants, mais aussi limiter les formes les plus radicales des luttes étudiantes, à savoir l’occupation ou le blocage des bâtiments. Le rêve de tous les pouvoirs autoritaires est en passe de se réaliser : garder les étudiant·es chez elles et chez eux, les éloigner le plus possible des campus. C’est aussi vrai pour les personnels, qu’ils soient enseignants ou personnels administratifs, incités massivement au télétravail. Bien au chaud ou au froid chez elles et chez eux, iels ne seront ni en AG, ni sur le pavé. Il n’est même plus besoin de faire intervenir les CRS pour débloquer ou évacuer les locaux. Du moins dans un premier temps… Et finie l’angoisse des conservateurs de voir se développer le syndrome du tube de dentifrice : il restera fermé. Le panoptique est désormais numérique. 

Bien sûr, la majorité des enseignants, avec leur conscience professionnelle qui leur dicte de ne pas pénaliser les étudiant·es non mobilisé·es, ne réalisent pas qu’en mettant en place des cours à distance, ils affaiblissent mécaniquement le travail de mobilisation des étudiant·es les plus conscient·es et les plus politisé·es – ce qui est une grande vertu en ces temps de dépolitisation - et la possibilité même du développement du mouvement social dans les universités. Ils deviennent massivement des casseurs de grève, le plus souvent à leur insu. Ce ne serait pas trop leur demander de faire un travail sur eux-mêmes pour en avoir conscience. Et si ce travail de réflexion critique et politique ne leur est plus accessible, ils seront peut-être encore un peu à l’écoute des questions de droit.

Car le problème n’est pas seulement éthique et politique. Il est aussi juridique. Le basculement en distanciel se fait le plus souvent en dehors de tout cadre réglementaire et il est susceptible d’être caractérisé d’abus de pouvoir quand il relève d’une décision explicite d’une direction de département, de composante, de faculté ou d’université. A fortiori d’une décision d’un responsable de parcours, de formation, ou de diplôme. Ils ne peuvent valablement en donner la consigne. En effet, pour que la mise en place d’un enseignement en distanciel soit légale, il conviendrait, a minima, que cette possibilité soit dument inscrite dans la maquette du diplôme, laquelle doit être adoptée par le conseil de composante (UFR, Faculté, École, Institut …) et par la CFVU de l’université. Or ce type de disposition n’existe pas dans la très grande majorité des universités. En leur absence, le basculement en distanciel est susceptible d’être attaqué au Tribunal administratif pour abus de pouvoir, ce que montre cet excellent article d’Academia, dont je recommande une lecture attentive.

Au cœur d’un mouvement social historique, alors que les luttes pour l’égalité n’ont jamais été aussi urgentes, la réponse que la communauté universitaire devrait immédiatement apporter à cette violence insidieuse et destructrice du distanciel est simple. D’abord refuser et dénoncer publiquement de telles pratiques. Ensuite rejoindre les étudiants et les étudiantes courageuses qui transportent à 6h du matin des barrières lourdes et des poubelles pour bloquer les bâtiments et construire des piquets de grève. La force et l’honneur de l’Université sont avec elles et avec eux. Enfin il s’agit avant tout de refaire des universités des lieux de vie, où l’on partage des savoirs et des expériences de lutte, où la solidarité s’éprouve par des voix et des corps, par une présence physique et non les leurres mortifères du numérique.

Télétravailleurs, télétravailleuses de tous les secteurs professionnels, unissez-vous : fermez vos ordinateurs et prenez le chemin de la rue. Etudiant·es et enseignant·es de toutes les universités, retrouvez votre liberté et soyez uni·es : refusez le distanciel, bloquez et occupez les universités ! 

Le grand penseur juif allemand, Walter Benjamin, prononça en 1914 une conférence publiée en 1915 sous le titre de « La vie des étudiants ». Il représentait alors l’organisation des « Étudiants libres ». Dans ce texte, aussi utopiste que radical, il affirmait que « la vie des étudiants est confrontée à la question de son unité consciente » et que « la caractéristique de cette vie est le refus volontaire de se soumettre à un principe ». Il achevait son texte en rappelant que c’est « par voie de connaissance que chacun libérera l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure ». Le distanciel défigure, et la vie et la connaissance.


Pascal Maillard

Le 8 mars 2023

Illustration 1

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