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Billet de blog 4 juin 2013

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Aux vertes années: l’Irlande au Marché de la poésie 2013

Pour sa 31e édition, le Marché de la poésie a décidé de choyer l’Irlande, ses voix nombreuses, ses voix pleines. Le premier poète à paraître, furtivement, fut Paul Durcan, en périphérie de la place Saint-Sulpice, le 27 mai.

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Pour sa 31e édition, le Marché de la poésie a décidé de choyer l’Irlande, ses voix nombreuses, ses voix pleines. Le premier poète à paraître, furtivement, fut Paul Durcan, en périphérie de la place Saint-Sulpice, le 27 mai.

En 1988, à la revue que nous étions quelques-uns à animer Jean-Yves Le Disez (voir ici) avait adressé une traduction d’un poème de Paul Durcan. Pour nous tous, s’entendre dire ce goût authentiquement familier de la vie par le poème tenait de la seule aventure. C’était remettre avec ce contemporain de Seamus Heaney (futur Nobel de littérature en 1995) le poème sur la route, comme ici celle de Moone, lui faire reprendre langue récitative à la belle étoile loin d’une époque qui ne passait guère par ces âpres et si farouchement partagés parages.

Ce poème de Paul Durcan, le voici. En hommage à la poésie irlandaise. Aux vertes années – aux promesses qui se tiennent puisqu’elles ont déjà eu lieu : « Notre nuit viendra. »

La femme du routier rencontre Jésus sur la route de Moone

J’habite dans la ville de Cahir,
Glen d’Aherlow,
Non loin de Peekaun,
District de Toureen,
Au pied du Galtee Mor,
Comté de Tipperary.
À trente-trois ans, je suis
Dans la fleur de la féminité :
En crue et brassant ses eaux noires,
Le torrent de montagne de mon sexe ;
Pleines à déborder tandis qu’elles respirent,
Les blanches collines de mes seins ;
Et les grands arbres de mes yeux
Scrutent des ciels d’azur.
Pourtant, dans chaque main,
Une gerbe de stèles effondrées.
Quand je me vois de profil
Dans la glace de ma chambre,
En jupon, les mains sur les hanches,
Fière de mon corps,
Fière éhontément,
Je m’apparais à moi-même, étrangère nue,
Femme de moi inconnue,
Sinon de manière fictive dans la glace,
Belle assurément.
Cependant au tréfonds de mon âme un besoin d’affection,
De mon âme inhabitée par manque d’affection.
Je suis la femme d’un routier,
Homme riche, aimé de tous,
Alcoolique, conseiller municipal,
Qui a eu de moi quatre fils,
Réputé sensible et qui l’est en effet,
Sauf quand il me fait l’amour :
Toute sensibilité bue,
Il s’empare de moi comme d’un sac de gravier,
Un mannequin de foire,
Une machine à sous, une auto tamponneuse.
Il me fait l’amour environ deux fois l’an ;
Après quoi, il ne m’adresse plus la parole pendant des semaines,
Voire des mois entiers.
Une nuit, à l’hôtel Cruise de Limerick,
Je lui chuchote à l’oreille : de grâce prends-moi.
(Deux ans que nous étions mariés,
Et déjà deux enfants).
Doux Jésus ! Savez-vous ce qu’il a répondu ?
Quoi ? Tu veux que je prenne quoi ?
Là-dessus il se retourne et s’endort
Et cuve ses dix-sept pintes de bière.
Nous habitons un bungalow à deux étages,
Une hacienda espagnole, un ranch renaissance,
Néo-classique arabisant, gréco-romain, Empire
Aux confins des confins de la ville :
Les gens d’ici l’appellent
« L’Allée du Pauvre Joe »
Même si notre véritable adresse est : « Côte Ronald Reagan »
– Du nom de cet homme à face de vautour là-bas en Amérique.
C’est que nous ne sommes qu’à quinze miles de Ballyporeen,
Huit à vol de vautour.
Après un mois, peut-être deux, de silence
Il me dit : Femme, je suis désolé,
Je sais que nous devrions être séparés,
Faire annuler notre mariage, enfin peu importe,
Mais rapport aux clients et aux voisins,
Pour ne rien dire des enfants, il n’y a pas
À tortiller : nous sommes enchaînés l’un à l’autre
Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Que dis-tu d’un week-end à Dublin ?
Paye-toi du bon temps,
Va au théâtre, bordel,
C’est moi qui paye !
Il se trouvait qu’on donnait alors
À l’Abbey Theatre de Dublin
Une pièce intitulée Le Concert Gigli,
Alors, comme le titre me plaisait et aussi
Parce que mon acteur préféré,
Tom Hickey, y jouait,
J’ai appelé le théâtre, de Cahir.
Il ne leur restait plus qu’une place !
J’étais si contente de moi et si excitée
À l’idée de voir Tom Hickey
Dans une pièce intitulée Le Concert Gigli
(Quel joli nom pour une pièce !)
Qu’un jour qu’il pleuvait j’ai pris la voiture, direction Clonmel,
Et j’ai fait des folies : je me suis acheté une tenue complète
Qui m’a coûté, je le dis sans aucune honte,
200 livres, pas un penny de moins.
(Ce n’est pas que Tom Hickey me verrait bien sûr,
Mais moi je me verrais le voyant,
Ce qui reviendrait presque, sinon tout à fait,
Au même).
Une jupe longue, noire, moulante,
En soie de Chine,
Avec une veste noire assortie,
Un chemisier blanc perle à collerette en dentelle,
Des bas résille à sequins, noirs eux aussi ;
Des chaussures à talon aiguille
En cuir d’autruche véritable.
Je me disais – inconsciemment bien sûr –
Que si avec ca je n’étais pas métamorphosée en femme fatale,
Ce ne serait pas faute d’avoir tout fait pour.

Au volant de ma voiture, direction Dublin, je me mis à rêvasser
Si bien que du côté de Horse & Jockey ou d’Abbeyleix
Je me suis trompée de route. Moins d’un quart d’heure plus tard
Je ne savais plus où j’étais. J’arrête la voiture et je demande au
Premier homme venu de m’indiquer
Le chemin :
« Suivez-moi, dit-il, je m’appelle Jésus :
N’ayez crainte, je suis un acteur itinérant :
Allons prendre un verre à l’auberge d’en face. »
Il s’avéra que nous étions sur la route de Moone.
(Êtes-vous jamais allé voir le calvaire de Moone ?
Un jour j’ai fait un pique-nique avec les enfants à Moone
Alors qu’ils étaient encore tout petits, au cours de l’une de nos virées
Dublinoises, genre Fuite en Égypte.
Ils ont couru autour du Calvaire encore et encore
Comme s’il s’était agi d’un arbre de mai, ce qui est possible après tout :
Poissons et pains, lions et dauphins taillés dans la pierre.
J’ai bu du café noir d’une bouteille thermos,
Et les enfants de la limonade à la grenadine.
Vêtus de duffle-coats bleus, une écharpe rouge au cou,
Ils riaient et leurs frimousses criblées de taches de rousseur
Ressemblaient à s’y méprendre aux visages des douze apôtres
Qui nous toisaient du haut du croisillon
Par-delà un millier d’années.
Seulement voilà, leur père n’était pas de la partie ;
Il était empêché (notre euphémisme familial :
En Irlande, chaque famille possède son euphémisme familial,
Comme on possède une devise ou un blason).
Jésus s’est révélé être un homme adorable,
Tout ce dont une femme peut rêver :
Tendre, impulsif, mielleux, galant, mélancolique,
Anguleux, maladroit, franc, méthodique,
Drôle, passionné, sanguin, gentil,
Parfaitement accordé à l’univers féminin.
Discrètement, j’ai invité Jésus à passer la nuit avec moi –
Ne partez pas : le jour baisse et la nuit approche –
Mais d’un geste de la main il m’a repoussée,
Non pas avec mépris, avec compassion.
« Notre nuit viendra » dit-il et il sourit.
Et il se remit à parler de mes enfants
Tout à son réel intérêt pour leur bien-être.
Quand il me parlait ainsi, c’était comme un feu en moi
Je ne regrettais qu’une chose, une seule :
Qu’au théâtre, une place soit restée vide.
À la fermeture, il m’embrassa sur les deux joues.
Puis nous nous fîmes nos adieux, mais
Alors que j’avais perdu tout espoir,
Il m’embrassa à pleine bouche,
Sur ma bouche moite de rouge à lèvres
(Un bâton de Guerlain N°4 vieux de douze ans).
Entrée dans Dublin (je descendais à l’hôtel Shelbourne),
J’entendais encore, comme venue de Gethsémani,
Sa voix d’homme du centre de l’Irlande
Qui me répétait inlassablement :
Notre nuit viendra.

De retour dans la ville de Cahir,
Glen d’Aherlow,
Non loin de Peekaun,
District de Toureen,
Au pied du Galtee Mor,
Comté de Tipperary,
Histoire de ne pas être en reste,
Devant nos quatre fils,
Mon mari me dit :
Alors, ton Gigli, c’était comment ?
Oh, ce fut un concert phénoménal.
Et Tom Hickey, il était comment ?
Prodigieux, dis-je du bout des lèvres, prodigieux.
Notre nuit viendra – ce sourire – notre nuit viendra.

Traduction de Jean-Yves Le Disez, reproduite avec son aimable autorisation – tous droits réservés.

Poète très apprécié en Irlande, notamment pour ses lectures publiques, Paul Durcan est né à Dublin en 1944. Ce poème est extrait de The Berlin Wall Café, Blackstaff Press, Belfast, 1985.

Le programme complet du Marché de la poésie, ici.

J’y interviens le dimanche 9 juin, à 15 h 30, pour Mediapart dans le cadre de la table ronde « poésie et média ».