Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

180 Billets

1 Éditions

Billet de blog 17 octobre 2014

Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

Le mot et le reste — Jiří Kolář (2/2)

Tout écrire, tout dire, puisque la solitude n’est pas en chacun mais entre tous. Publiés sous forme de samizdats, les journaux-poèmes de Jiří Kolář écrits de 1947 à 1949 (“Jours de l’année”, “Témoin oculaire”…), auxquels font écho à un demi-siècle de distance ses ultimes carnets, recèlent, dans leur forme même de « collages littéraires », un des gestes les plus inventifs des années d’après guerre.

Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

Publiés sous forme de samizdats, les journaux-poèmes de Jiří Kolář écrits de 1947 à 1949 (Jours de l’année, Témoin oculaire...), auxquels font écho à un demi-siècle de distance ses ultimes carnets, recèlent, dans leur forme même de « collages littéraires », un des gestes les plus inventifs des années d’après guerre.

Leur teneur poétique est d’autant plus bouleversante qu’elle s’inscrit dans la prose erratique, sans clôture symbolique ou fictive, du journal. Cette forme multi-composée du collage, tissée de réflexions, de poèmes et de dialogues, ne peut être le fait que d’un auteur pour qui il s’agit de tout dire, tout écrire, non pas pour conjurer la solitude qui est en chacun, mais parce que la solitude – plus intensément encore dans une société oppressive – trouve à se nicher entre les êtres. C’est cette séparation, dans sa dimension existentielle, que s’appliquent à couturer, en la révélant, les « collages littéraires » de Jiří Kolář.

Les poèmes en vers y sont immergés tels des fragments d’un chant inespéré, mais dès lors au ressort lyrique expurgé, jaillissant dans les interstices ou les marges d’un corpus plus vaste, qui comprend les événements de la société tout entière. Ainsi de ces vers du « Mardi, 25 janvier 1949 », extraits de Témoin oculaire :

La nuit a garni le fleuve de vitres.
Çà et là le vent arrache une serviette au toit
et la lance cliquetante dans une cour.
Il ne se passe rien sinon. Les marques de Caïn des merles transis
flamboient en cercle autour d’un évent qui fume.

Soleil. La neige s’anime et met le feu à l’air.
Une femme sort d’une maison. Les oiseaux sautillent.
Au milieu du jardin,
parmi les squelettes des arbres,
elle expose sa poitrine aux rayons.
Rose et blanche.
Masque mortuaire de l’hiver souriant
et visage vivant de la vie mortelle ;
qui sera le partagé et qui l’offrant
dans ce combat sans combat,
dans ce différend sans différend,
et qui l’aimant ? – En bas à l’arrêt du tram
les enfants enlèvent des rails la neige poudreuse
et y posent la tête – Il arrive !
Il arrive !... L’un des merles s’envole,
se perche à l’entrée d’une ruche derrière le dos de la femme
et se met à chanter.
Le tram repart un petit drapeau à la visière.
La femme, sans regarder l’oiseau,
ramasse de la neige et l’offre à ses seins.
La ville élève lentement les faucilles et marteaux de ses fumées.
Une voiture équipée d’un haut-parleur s’engage dans la rue et annonce
qu’il y a vingt-cinq ans ce matin Lénine est mort.

Dans ces vers, c’est le mouvement même du poème, en fragmentant les différents énoncés événementiels, qui efface tout élément structurant de vie collective, sans rien changer à la vraisemblance des scènes composant ce tableau.

1986, pour son ouvrage Jiří Kolář, l’œil de Prague, Kolář se confiait à Michel Butor : « La poésie est l’art du langage seulement dans la mesure où je n’entends pas par “langage” uniquement ce qui se dit, mais tout ce par l’intermédiaire de quoi nous comprenons ce qui nous entoure. De très nombreuses choses et événements peuvent aussi nous “adresser la parole” sans recourir à l’entremise des mots. »

Illustration 1
J. Kolar, Pommes (chiasmage), 1972 (à g.), 1965 (à dr.).

Jiří Kolář suggère par ces mots l’échange constant, par permutation des références, qui a lieu dans ses poèmes entre le monde des hommes et le monde des choses. Ainsi, dans ce poème du « Dimanche, 14 août 1949 » (extrait de Témoin oculaire), une fois le mot « duo » prononcé survient un renversement complet d’énonciation (« pour un autre que nous-mêmes »), qui a pour effet de nouer dans la même parole poétique tous les éléments évoqués, êtres, choses, événements :

D’abord ils ont arraché mes fruits et les ont foulés aux pieds.
Je verdissais trop, voyons,
je jetais une ombre où un enfant pouvait s’asseoir,
le vent avait avec qui chanter
et la rosée où dormir.
Quand ils ont emporté les feuilles,
quelqu’un a vu un oiseau se percher sur moi.
Ils sont revenus armés de ciseaux et d’une scie.
Personne n’osait demander une branche pour le poêle
et enfin l’un d’eux a dit :
— Pourquoi laisser là le tronc, comme un épouvantail ?
Je gis sous la gouttière de l’appentis où on dépose les ordures.
Appartiens-je à la nuit, au jour, au soleil ou aux étoiles ?
Suis-je musique ou silence, homme ou chose,
réel, brun, tout cela
absent, omniprésent ?
Je n’ai que la force de prêter l’oreille à tout cela,
au duo de tout cela... Ne me fais pas attendre,
je mourrai si tu arrives en retard,
nous irons de nouveau seul à seul à travers notre ville bienheureuse,
nous nous coucherons sur notre lit arrosé d’oubli,
j’ôterai de nouveau les étoiles filantes de tes cheveux
et les poserai sur les lèvres, de nouveau je dépouillerai
mon désespoir et me baignerai
dans tes yeux, viens,
nous allons nous promener sur ton corps,
nous oublierons tout, même notre ville,
le ciel au-dessus d’elle et le fait que là-bas
un jour quelque part au-dessus de tout notre ombre reposera,
barbouillée de terre,
le fait que nous ayons appartenu autrefois à un autre que nous-mêmes,
notre faim et notre soif.

Le même – cet auteur pluriel – après avoir repoussé l’idée d’écrire un roman, parce qu’il « n’a pas eu la force de me faire autre que je ne suis », peut ajouter dans un poème du « Jeudi, 11 août 1949 » :

L’envie m’a pris de démolir le réel.
Je me suis fait pavé,
arbre, papillon, chien [...]

C’est en ce poète collagiste, notamment au travers de ses recherches ultérieures d’un « langage de l’évidence » (dans ses Poèmes du silence), que le fondateur de la poésie sonore Henri Chopin a pu voir le grand précurseur des cut-up pratiqués par les poètes de la beat generation.

Illustration 2
J. Kolar, Papillons (collages), 1968

Les journaux-poèmes de Jiří Kolář, auxquels on peut associer Le Foie de Prométhée (1950), figurent parmi les territoires les plus aventureux pour le poème, avec L'Aventure de la Marie-Jeanne de Claude Tarnaud, qui se puissent découvrir dans l’immédiat après-guerre. Comme en une parenthèse « enchantée » et magnétique, la voix qui s’y éploie est unique, parce qu'elle trouve à s’extraire, à se désassembler de ce monde de solitude qui s’est insinué entre les êtres. Et il n’est plus aucun domaine réservé ou préservé dans la société, l’art bien compris, qui résiste ou échappe à la trame prodigieuse de l’existence que leur découvre ce « témoin oculaire » :

  [ ...]        « Dis
à la chaussée en bas de monter, et elle montera,
dis aux collines de s’envoler, et elles s’envoleront,
dis au moineau perché sur la corniche
d’amener la tempête en la traînant par les cheveux,
et il en sera ainsi, mais ne me demande pas
de lui ouvrir les yeux,
je ne peux que rendre témoignage,
je ne suis pas une graine, je ne suis pas une source,
si je me tais, l’eau ne jaillira pas,
l’herbe ne germera pas, mais toi,
ta larme sera maintenant la cause d’une inondation,
ton sanglot d’un tremblement de terre,
un mot fera venir un ange,
il suffit que tu soupires, et il ouvrira,
il est assis déjà sur le pas de la porte [...]

Jiří Kolář, Témoin oculaire, traduction d’Erika Abrams, coll. « Cantos », La Différence, 1983.

Et pour rappel (voir ici, 1er volet) :

Chronique du corps qui me quitte, Jiří Kolář, traduit du tchèque par Erika Abrams, éditions Fissile, 20 €, 160 p.

La Lyre noire, Jiří Kolář, également traduit du tchèque par Erika Abrams, éditions Fissile, 16 €, 72 p.