Intempestive, une parole poétique quand elle nous touche semble nous parvenir « sur des pattes de colombe ». C’est que la vie accomplit toujours un long voyage de retour pour être là, souffle dès son titre, Reste d’hirondelle, le premier livre de poèmes traduits en français d’Ulrike Draesner.
Également romancière, essayiste et traductrice, Ulrike Draesner appartient à cette nouvelle génération de poètes allemands que l’on a pu découvrir en traduction dans la revue Inuits dans la jungle éditée par le Castor Astral (voir ici pour le n°1). Ce sont du reste les mêmes animateurs Jacques Darras et Jean Portante auxquels s’est associée Martine De Clercq qui prolongent cette visée éditoriale dans la collection « Les passeurs d’Inuits ».
Pour constituer ce livre d’Ulrike Draesner, le traducteur et poète Jean Portante a puisé dans différents recueils échelonnés de 1995 à 2014. Sans autre indication sur l’ordonnancement des poèmes dans le livre (ce que l’on peut regretter), il n’en demeure pas moins que c’est un univers qui aurait volé en éclats qui affleure dès les premières pages :
si tu me pousses dans la forêt plus
dense
tout sera rongé façon castor mais
à coup sûr
et je parle dans le bol de cuivre
pour entendre qui nous sommes
saturne envoie ses anneaux
seulement
l’être normal est anesthésié à présent
moi par contre je tombe dans l’heure du soir
et deviens ton esprit tardif
car nous aussi entendons des oiseaux qui
visiblement n’existent pas
Jean Portante souligne à juste titre cette fragmentation, ce démembrement du monde avec lequel est en prise directe la poète. Tout y est un préalable à la dislocation de son écriture en vers par agglutination des pensées : des expériences de la vie sociale, d’une épaisseur proprement chevillée au corps, aux trouées que l’on devine instauratrices (nature, affect), ce sont autant de cercles visibles et invisibles qu’Ulrike Draesner écarte tour à tour d’une main qui se réassure : « j’avais attendu si longtemps / j’ai louvoyé » ; ou bien d’un « geste le plus affectueux / que jamais que jamais ».
Dans son introduction, Jean Portante note combien traduire Ulrike Draesner, c’est mettre au jour une « langue sous la langue », car son allemand est inimitable (teinté de bavarois), où affluent néologismes et surtout babil de l’enfance, « chant caché de l’oiseau ».
Du chaos tout d’abord révélé (« ne serait-il pas plus facile alors / de b-b-b-bâtir (dis-moi) / une nouvelle terre ? ») perce ainsi de toute son oralité une langue qui va « se réveiller dans un monde / de l’alphabet qui se livrerait à lui (au protagoniste du poème) mais / ne servirait à rien ».
Sauf précisément, et c’est ce à quoi nous invite ardemment Ulrike Draesner, à y poursuivre ce dialogue incessant, serait-il sans espoir avéré, que dit le dernier poème du recueil, « What is poetry » :
c’est ton corps
tu ne connais pas de mot meilleur
pour ce que tu vois, vivant
et si différent
de toi
en sait-elle plus sur toi qu’il ne peut
te convenir elle dit : je t’aime
plus profondément qu’une forêt
elle dit : sombre est l’intérieur de la bouche
et tout ce qui pense
__________
Ulrike Draesner, Reste d’hirondelle, édition bilingue, traduit de l’allemand par Jean Portante, coll. « Les Passeurs d’Inuits », Le Castor Astral, 12 €, 128 p., 2015.
Dans la même collection, deux autres titres paraissent conjointement : Une femme sans pays d’Eavan Boland (éd. bilingue, traduit par Martine De Clercq) ; Blaise Pascal et moi dans la voie lactée, de Jacques Darras.
On doit l’expression « les pensées qui mènent le monde viennent sur des pattes de colombe » à Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.