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Avec le développement de l'automation depuis les années 80, puis la propagation de l'informatique et du numérique, tout une partie de l'emploi salarié s'est magiquement dissous dans un travail effectué directement, selon les domaines, par "le consommateur", "l'usager", "le citoyen". Ce travail qui n'est plus un emploi en a pourtant toutes les "qualités". Il doit être fait en temps et en heure, et il ne peut être réalisé que dans l'organisation et la discipline imposée par « l’employeur ». On fait la même chose mais par magie le contrat de travail a disparu au paradis du capital ! Toute l'activité déployée, pourtant parfaitement identifiable et mesurable, va échapper à toute comptabilité, ainsi qu'à tout regard sur les incidences qu’elle pourrait avoir sur la santé d’un travailleur invisibilisé.
Quelque chose inquiète en permanence les lobbyistes du capital ce qu'ils se plaisent à nommer "le déclin" et qu'ils illustrent en énonçant régulièrement la dégradation des indicateurs économiques qui les arrangent. Ils ne cessent de s'égosiller car ils ont surtout peur que se mette à exister une conscience des non-sens de cette propagande délétère, via l'émergence d'une imagination permettant de faire advenir un espoir mobilisateur contre leur inquiétante litanie.
Que disent-ils essentiellement pour justifier l’allongement de l’âge de départ à la retraite, donc du temps de travail ? D'abord que globalement la population ne travaille pas assez, et n'est pas assez productive. C'est à dire, pelle mêle, que l'on étudie trop longtemps et trop mal, que les horaires de travail ne sont pas assez longs, qu'il y a trop de jours de congés, qu'on arrête de travailler trop jeune, etc... Lié à l'évolution démographique, l'ensemble de ces éléments mettrait à mal l’emploi salarié entrainant le tarissement à terme du financement du système de répartition. Tous ces éléments convergent dans un slogan "Travaillez plus" qui n'a de réalité pour eux que dans l'emploi salarié à décliner à tout âge de l'apprentissage à la retraite (voir ici).
Face à eux, les représentants de la gauche, syndicats comme partis, n'ont pas vraiment d'autres indicateurs pour réfuter la place centrale de l'emploi dans le financement du système. Par contre, ils s'opposent au "Travaillez plus" et contestent vigoureusement les calculs et les projections patronales. Pour maintenir un âge de départ à 62 ou revenir à 60 ans, ils proposent, pour l'essentiel, d’augmenter les salaires, donc les cotisations, et de taxer les dividendes du capital.
La dissimulation orchestrée par le patronat, et ses lobbyistes, et l’absence de rupture de la majorité des forces de gauche avec une vision restrictive du travail au seul emploi salarié nécessitent de faire la lumière sur l’immense part du travail volé dans notre société. Quelques exemples en apportent l’évidence et témoignent d’un processus ancien, en expansion constante. Des pompes à essence aux services bancaires ou postaux, des services de réservation en ligne aux caisses automatiques, les technologies d’automation en interfaces, nous sommes mis insidieusement au travail tous les jours, sauf à se faire remplacer par un personnel, payé et déclaré pour vous servir [1].
Démontrer une escroquerie de grande ampleur
De facto, ces situations sont productrices d’un vol du travail de haute habileté et de haute intensité qui à chaque minute et chaque jour se produit au seul bénéfice du capital et de ses actionnaires.
Vol, le mot n’est pas trop fort puisque le travail à plus d’un titre ne donne lieu à aucune contrepartie :
- Pas de salaires payés,
- Pas de cotisations sociales, ni salariales, ni employeurs, pour contribuer ni à la sécurité sociale, ni à la retraite,
- Pas une minute de temps de travail comptabilisé ce qui fausse tout raisonnement sur la place du travail « obligatoire » dans notre société.
Car ne nous y trompons-pas, cette mise au travail obligatoire, « forme d’esclavage moderne », se produit dans la vie quotidienne sans que nous puissions y échapper, exception faite aux propriétaires du capital.
L'exemple des caisses automatiques
Dès le milieu des années 90, le « libre-service » expérimente, sous plusieurs formes, la mise au travail du « client » en remplacement de la caissière qui ne fait plus pour l’essentiel que scanner un code barre en caisse, tout en surveillant qu’il n’y ait pas dissimulation. Puis, au début des années 2000, ils testent les caisses automatiques où la caissière se transforme en formatrice et en surveillante du « process de travail ». Rapidement ils fixent une norme de six caisses automatiques pour une surveillante. Voilà un processus bien engagé et un apprentissage bien pensé à l’aliénation du client qui exprime paradoxalement une satisfaction d’avoir gagné du temps ! Un magnifique sens dessus dessous qui se traduit dans les chiffres de l’emploi. Selon le Ministère du travail, il y avait 221.000 caissières recensées pour la période 2002-2005, puis 207.000 (2007-2009), puis 194.549 (2012-2014) puis 153.805 (2014-2016), ce chiffre descendant à environ 136.000 en 2023 selon la plateforme Horizons Commerce (voir ici cet excellent INA éclaire l'actu).
On approche les 40% de perte d’emploi sans qu’une minute de travail réel n’ait en réalité été supprimée ! Pour estimer ce que cela représente en perte de salaires et en cotisations sociales pour la société dans son ensemble ajoutons quelques informations supplémentaires. Suite à une petite enquête, on peut apprendre que l’installation complète d’une caisse avec logiciel de gestion intégré ne revient qu’à un peu moins de 30.000 euros ; que le salaire moyen net d’une caissière est de 1300 euros (plein temps) soit environ 11 euros de l’heure ; que sur cette base les cotisations salariales atteignent environ 370 euros mensuel et les patronales environ 700 euros (42% du brut) ; que le salaire brut du salarié sera donc de 1670 euros et que l’entreprise déboursera au final environ 2371 euros par mois. Fort de tous ces éléments on peut se livrer à une estimation pour évaluer « le vol » ou « l’escroquerie » à multiples facettes (salaires et cotisations) subit pour ce seul secteur !
En comparant l’emploi au début des années 2000 et l’emploi aujourd’hui, on fait l’hypothèse que la diminution de 40% n’a pas affecté le travail de caisse qui se partage désormais entre les salariés en poste pour 60% et les clients pour 40%.
On obtient alors les résultats suivants :
- En 2002, les entreprises déboursaient donc annuellement environ 3.447.600.000 euros en salaire annuel chargé, dont 1.856.400.000 de cotisations patronales, et les salarié.e.s cotisaient de leurs côtés pour environ 981.240.000 euros.
- En 2024, les entreprises ne déboursent plus annuellement que 2.121.600.000 euros en salaires chargés, dont 1.142.400.000 de cotisations patronales, et les salariés ne cotisent plus qu’à hauteur de 603.840.000 euros.
En conclusion, à travail égal, les pertes salariales annuelles peuvent être estimées à 1.326.600.000 euros, et les pertes de cotisations sociales respectivement à 377.400.000 euros du côté des salarié.e.s et à 714.000.000, du côté des patrons soit au total la bagatelle d’un milliard et 91 million d’euros.
Ces montants loin d’être anecdotiques sont considérables et n’enrichissent que les seuls propriétaires actionnaires au détriment d’un « prolétariat », expulsé de l’emploi mais obligé de travailler gratuitement, et doublement volé : non seulement par les pertes salariales mais encore par toutes les cotisations non versées aux institutions de solidarité (sécurité sociale et retraite).
L’escroquerie touche aussi à la mesure du temps de travail
A travail égal veut dire aussi que les 40% de travail qui ont quitté l’emploi, dans ce secteur, donnent toujours lieu à autant de temps de travail, réel et subordonné, qui s’évaporent dans les nomenclatures de la comptabilité économique patronale. L’arnaque contribue donc aussi à soutenir et à amplifier les discours sur les excès français de la diminution du temps de travail, justifiant massivement les discours sur le report de l’âge de départ à la retraite.
La boucle est bouclée car les pertes ne sont pas que monétaires, elles sont aussi idéologiques, laissant à faire croire, de façon fallacieuse, que là où la caissière travaille, nous ne travaillons pas puisque c’est pour notre propre usage, qu’on gagne du temps en n’attendant pas dans les queues, et que si nous sommes en plus surveillé c’est certainement plus pour assurer notre bien-être que parce que notre patron d’un moment doute de nos compétences et de notre honnêteté (encore un trait commun avec ce que subissent les caissières).
Cette aliénation est désormais totalement ancrée dans nos vies quotidiennes et nous n’y sommes pas confrontés qu’aux caisses automatiques. Elle envahit notre vie quotidienne dans de multiples face à face où les technologies d’automation nous mettent au travail de la pompe à essence à la banque, des plateformes de services, où nous assurons une partie de la logistique, aux plateformes de communication, même celles à dimensions culturelles où l’on nous demande, directement ou indirectement, de participer à la sélection et à l’évaluation de la qualité des programmes, voire à bien d’autres choses. Dans chaque domaine, c’est un travail de quelques instants qui est à chaque fois produit individuellement mais qui participe d’une fraction d’un emploi à plein temps qui à magiquement disparu !
Riposter dès "le conclave sur les retraites"
A l'aune de cette analyse, il parait indispensable, et de salut public, d'élaborer une riposte afin de récupérer ce vol monumental, dont je n’ai trouvé aucun signe de remise en cause dans le programme des syndicats, ni des partis du NFP.
Pour lancer le débat, je formulerai quatre suggestions afin de sérieusement égayer le « conclave sur les retraites » :
- La première est d’organiser un calcul systématique (que pourrait produire l’INSEE avec la DARES) secteur par secteur des fraudes à la mise au travail et ce au moins depuis les années 2000, afin d’évaluer l’ampleur de ce processus en termes de salaires, de cotisations sociales et de temps de travail.
- La seconde est d’introduire immédiatement une obligation de déclaration (les outils informatiques et numériques le permettant aisément) des équivalents salaires et cotisations sociales.
- La troisième est de faire verser le montant des cotisations sociales directement aux caisses respectives pour mettre à mal tous les discours sur les déséquilibres…
- La quatrième est d’organiser un vaste débat citoyen sur l’affectation des équivalents salaires, mon point de vue personnel étant de les affecter collectivement aux budgets des services publiques généraux et de proximité communale.
[1] Ces éléments sont développés dans Razzia sur le travail (Syllepse, 2017) (voir ici) et resitués dans Le Travail totalitaire (Syllepse, 2025) (voir ici) .