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Billet de blog 1 juin 2017

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Etat d’urgence: vers un acte 6

L’exécutif a considéré que la persistance de la menace terroriste justifiait la sixième prorogation de l’état d’urgence, pour deux mois et demi supplémentaires, le temps d’adopter une nouvelle loi «de sécurité publique».

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Découragement lorsque, le mercredi 24 mai 2017, après avoir consulté le conseil de défense, le président de la République, sans prendre l’avis d’instances non-gouvernementales dont certaines l’avaient pourtant vivement alerté par une lettre ouverte diffusée trois jours auparavant, a annoncé la sixième prorogation de l’état d’urgence jusqu’au 1er novembre 2017.

Sentiment de déjà-vu en apprenant que cette prorogation serait adossée à l’adoption d’une énième loi sécuritaire, qui n’avait jamais été évoquée pendant la campagne présidentielle et dont les contours n’ont pas été précisés.

Lassitude en entendant le nouveau (dans les fonctions ministérielles qu’il occupe) ministre de l’Intérieur réciter, comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs depuis le 14 novembre 2015, le mantra selon lequel, indépendamment de la prorogation qu’il appelle de ses vœux, « l’état-d’urgence-est-provisoire » et d’ailleurs « il-faudra-bien-en-sortir-à-un-moment-donné ».

Furieuse envie d’arrêter d’alimenter ce blog, alors que l’on espérait le « vrai changement des pratiques et des orientations » annoncé, sur les plans « moral » et politique…

Et puis, tout à coup, mardi 30 mai, deux évènements salutaires qui redonnent du sens à la mise en cause de ce régime législatif d’exception qu’est – pour peu de temps encore, car il risque d’être introduit dans le droit commun de la police administrative – l’état d’urgence.

Le matin d’abord, devant le Conseil constitutionnel – instance politique devant laquelle il faut hélas se résoudre à aller quémander le respect des libertés fondamentales –, la plaidoirie de Me François Sureau (v. à 19’34 et 22’35) pour la Ligue des droits de l’homme intervenant dans un litige où est en cause la constitutionnalité des interdictions préfectorales de séjour permises par l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence : « Lutter contre le terrorisme suppose probablement de contrevenir aux intérêts d’Etats puissants et souvent liés à la France, ou de réformer la police dans ses structures et son commandement, ce qui est tout de même plus difficile que de faire voter des textes permettant d’assigner des corses et des écologistes à résidence, sous prétexte de lutte contre l’islam radical » ; « Plutôt que de s’atteler aux tâches de l’heure, un puissant courant d’opinion où se mêlent des revendications corporatistes ou idéologiques sacrifie nos libertés sur l’autel d’une furia normative destinée à rassurer le grand public. Il est significatif que l’attentat de Manchester par exemple ait relancé chez nous ce débat et que personne n’ait relevé que les britanniques ne connaissaient pas l’état d’urgence au sens du nôtre ni n’envisageaient une seconde de le mettre en place. Sans doute les Anglais pensent-ils que c’est une victoire trop facile pour Daech et sa propagande que de leur concéder, après la mort de leurs citoyens, celle de leurs principes. C’est un exemple que nous devrions suivre plutôt que de poursuivre cette course à l’échalotte qui nous conduira un jour prochain à rouvrir le bagne de Cayenne ou les camps d’internement ».

L’après-midi ensuite, un rapport d’Amnesty International, évoqué ici ou ici, qui illustre, pièces à l’appui, comment l’état d’urgence a été détourné de sa finalité par le pouvoir socialiste (v. déjà ce billet sur ce point), au nom de la menace terroriste, pour empêcher, à 639 reprises, des manifestations, en particulier contre la « Cop 21 » ou la « loi Travail » : « Des individus sans aucun lien avec des actes ou intentions terroristes et souhaitant exercer légitimement leur droit à la liberté de réunion se sont trouvés pris dans les filets des mesures d'urgence ».

Son bilan statistique le démontre objectivement, l’état d’urgence ne sert à rien dans la prévention de la menace terroriste, comme le souligne la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature : « L'état d'urgence ne protège pas contre le terrorisme, mais il installe durablement une logique d'exception et de suspicion dans notre droit et donne lieu à de réelles dérives ».

Pour autant, le proroger à répétition est au mieux indifférent à la majorité des français. C’est que, sauf pour les personnes qui ont été ou sont affectées par les mesures prises sur son fondement (fouilles de bagages, assignations à résidence, interdictions de séjour, perquisitions administratives…), concrètement, l’état d’urgence est neutre : il n’a ni aspect, ni contrainte matérialisables. Prorogé à bientôt six reprises sous le panache blanc de la « lutte-contre-le-terrorisme », il nous gêne d’autant moins dans notre vie quotidienne que nous sommes désormais habitués à vivre sous son régime, sans que soit perçue ni l’accoutumance au « tout-sécuritaire » qu’il induit, ni les commodités qu’il offre à l’administration mal voire pas du tout (pour les fouilles de bagages et de véhicules) contrôlée par un juge tenu d’appliquer une loi d’exception qui fait prévaloir les considérations d’ordre public sur les libertés individuelles, ni les changements insidieux mais définitifs du droit commun qu’il préfigure.

Quel pourra à cet égard être l’objet de la loi sécuritaire annoncée par le gouvernement, alors que l’on a déjà du mal à dénombrer toutes celles à objet comparable qui se sont égrenées – et avec quelle efficacité, là encore ? – entre les lois du 20 novembre 2015 et celle du 28 février 2017 ?

Cet engourdissement général de l’opinion publique a pourtant un prix social, économique, symbolique, excessivement élevé par rapport aux « bénéfices » attendus – sauf en matière de communication politique. Il est indispensable de continuer à refuser d’en payer la facture.

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