1 – L’article 2 de la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant l’état d’urgence pour la 5ème fois a prévu deux modalités (décrites ici) de renouvellement des assignations à résidence pour les personnes assignées de manière cumulative sur une période totale de plus de douze mois :
- une modalité provisoire (inscrite aux deux premières des trois phrases de l’article 2-II de la loi du 19 décembre 2016), pour les personnes dont l’assignation était renouvelée au 22 décembre 2016, date d’entrée en vigueur de la 5ème prorogation de l’état d’urgence, qui permet au ministre de prendre un arrêté d’assignation valable pour une période de 90 jours (soit jusqu’au 21 mars 2017) ; cette procédure provisoire ne nécessite pas l’autorisation préalable du Conseil d’Etat ; alors que quelque 400 personne ont fait l’objet d’une assignation à résidence depuis le 14 novembre 2015, la procédure transitoire de prolongation a été mise en œuvre le 22 décembre 2016 à l’encontre de 17 personnes, assignées pour la plupart depuis que l’état d’urgence a été déclaré ;
- une modalité permanente (inscrite aux quatre derniers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 modifiée relative à l’état d’urgence), opposable de plein droit : a/ pour la prolongation de l’assignation des personnes déjà assignées pendant plus de douze mois au 21 mars 2017 ; b/ par application de la troisième phrase du l’article 2-II de la loi du 19 décembre 2016 (v. le § 5 ci-après), en cas de demande de renouvellement pour trois mois de l’assignation des personnes assignées pour 90 jours sur le fondement des deux premières phrases de l’article 2-II de la loi du 19 décembre 2016 ; cette procédure de prolongation prévoit l’autorisation préalable du juge des référés du Conseil d’Etat avant que le ministre de l’Intérieur puisse prendre un arrêté d’assignation pour trois mois, assignation renouvelable pour trois mois selon la même procédure tant que dure l’état d’urgence.
2 – Depuis le 20 janvier 2017, le Conseil constitutionnel est saisi dans l’affaire n° 2017-624 QPC d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) mettant en cause la conformité à la Constitution des modalités de renouvellement des assignations au long cours. L’audience publique sur cette QPC s’est tenue le 7 mars 2016 (le lien est ici, et l’on peut y voir dans le public l’assigné à résidence à l’origine de la QPC, M. Sofiyan I.).
Cette QPC a été soulevée dans un litige où seule avait été appliquée par le ministre de l’Intérieur la procédure transitoire des deux premières phrases de l’article 2-II de la loi du 19 décembre 2016 ne nécessitant pas l’autorisation préalable du juge des référés du Conseil d’Etat (l’arrêté portant assignation à résidence de Sofiyan I. a été pris sans cette autorisation, laquelle ne serait requise que si le ministre de l’Intérieur demandait la prolongation de l’assignation de Sofiyan I. après le 22 mars 2017) ; pourtant, alors même que la recevabilité des QPC est subordonnée à ce que la disposition législative critiquée soit applicable au litige, le Conseil constitutionnel se prononcera vraisemblablement sur la conformité à la Constitution des deux procédures.
3 – Le Conseil constitutionnel rendra sa décision jeudi 16 mars 2017.
Il aura donc mis près de deux mois pour statuer (il dispose de trois mois maximum pour trancher une QPC), alors que l’arrêté ministériel litigieux prend en tout état de cause fin 5 jours plus tard, le mardi 21 mars ! Par comparaison, au début de l’état d’urgence, le Conseil constitutionnel s’était prononcé, par sa décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, 11 jours seulement après que le Conseil d’Etat lui avait renvoyé la QPC. Autrement dit, la décision qui sera diffusée le 16 mars 2017 n’aura pratiquement aucun effet sur les arrêtés d’assignation à résidence pris par le ministère de l’Intérieur pour trois mois le 22 décembre 2016. Il y a quelque chose de profondément incompréhensible dans la manière dont la QPC n° 2017-624 a été instruite par le Conseil constitutionnel, en particulier au regard du précédent du 22 décembre 2015.
4 – Au fond, la QPC renvoyée par le Conseil d’Etat mettait initialement en cause la constitutionnalité des dispositions législatives au regard de l’article 66 de la Constitution (monopole de compétence du juge judiciaire pour les mesures privatives de liberté) et de la liberté constitutionnelle d’aller et de venir. Sur ce point, contrairement à ce qu’a indiqué le Premier ministre en défense de la loi, il est évident que la durée de l’assignation à résidence est l’un des critères qui permet le cas échéant de la faire basculer dans la catégorie des mesures privatives – et pas seulement restrictives – de liberté, comme l’a explicitement jugé le Conseil d’Etat dans une décision Domendjoud du 11 décembre 2015 (considérant 24 : « une mesure d’assignation à résidence de la nature de celle qui a été prise à l’égard du requérant apporte des restrictions à l’exercice de certaines libertés, en particulier la liberté d’aller et venir, elle ne présente pas, compte tenu de sa durée et de ses modalités d’exécution, le caractère d’une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »).
Toutefois, le débat a été élargi au-delà de ces deux seuls griefs initiaux. Le 22 février 2017, le Conseil constitutionnel, par l’intermédiaire de son secrétaire général (par ailleurs membre du Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel étant lui-même présidé par un membre du Conseil d’Etat et le Premier ministre souvent représenté aux audiences du Conseil constitutionnel par un membre du Conseil d’Etat), a soulevé par lui-même (d’office) un troisième grief, spécifiquement dirigé contre la procédure permanente de renouvellement des QPC au long cours qui prévoit l’autorisation préalable du Conseil d’Etat (procédure qui, au 22 février 2017, n’avait encore jamais été appliquée, ni à l’égard de Sofiyan I., ni à l’égard de quiconque).
Le Conseil constitutionnel a demandé aux parties (Sofiyan I. et le Premier ministre, chargé de défendre la loi – le Parlement, représenté par le gouvernement, est un mineur devant le Conseil constitutionnel : c’est la conception française de la séparation des pouvoirs) ainsi qu’à la Ligue des droits de l’homme intervenante de prendre position sur le grief suivant : est-ce que la procédure d’autorisation préalable du juge des référés du Conseil d’Etat méconnaît le droit à un recours juridictionnel effectif (que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 16 de la Déclaration de 1789), dès lors que la contestation de l’arrêté ministériel prolongeant l’assignation à résidence après autorisation de ce juge est susceptible de relever du contrôle juridictionnel du même Conseil d’Etat ?
A travers sa section du contentieux, le Conseil d’Etat peut en effet intervenir à deux stades relativement aux assignations à résidence de plus de douze mois : comme filtre préalable, son autorisation conditionnant la possibilité pour le ministre de l’Intérieur d’adopter un arrêté de prolongation ; puis, le Conseil d’Etat donne cette autorisation, comme juge de la légalité de l’assignation prise par le ministre de l’Intérieur après autorisation (l’assigné pouvant en théorie former un référé-liberté ou un recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté ministériel de prolongation ; mais en pratique, il faut être totalement inconscient ou téméraire pour contester un acte administratif dont l'adoption a été autorisée par le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat).
5 – Il reste que, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel à venir le 16 mars 2017, les dispositions tant du II de l’article 2 de la loi du 19 décembre 2016 que des quatre derniers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 modifiée sont pleinement applicables.
Dans leur version issue de la loi du 19 décembre 2016, ces dernières prévoient que « Le ministre de l'intérieur peut demander au juge des référés du Conseil d'Etat l'autorisation de prolonger une assignation à résidence au-delà de la durée mentionnée au quatorzième alinéa. La demande lui est adressée au plus tôt quinze jours avant l'échéance de cette durée. Le juge des référés statue dans les formes prévues au livre V du code de justice administrative et dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa saisine, au vu des éléments produits par l'autorité administrative faisant apparaître les raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne continue à constituer une menace pour la sécurité et l'ordre publics ».
On a vu que les arrêtés de renouvellement pris le 22 décembre 2016 avaient le 21 mars 2017 (90 jours) pour date automatique d’échéance. Le ministre de l’Intérieur, s’il souhaitait prolonger à nouveau, pour trois mois cette fois, l’assignation à résidence de tout ou partie des 17 personnes assignées depuis novembre 2015 dont l’assignation avait déjà été prolongée pour 90 jours le 22 décembre 2016, pouvait alors adresser des demandes en ce sens au juge des référés du Conseil d’Etat, sur le fondement de la troisième et dernière phrase du II de l’article 2 de la loi du 19 décembre 2016 (« Dans ce délai [de 90 jours], s'il souhaite prolonger l'assignation à résidence, le ministre de l'intérieur peut saisir le Conseil d'Etat sur le fondement des quatre derniers alinéas de l'article 6 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 précitée »).
6 – C’est par application de cette dernière phrase du II de l’article 2 de la loi du 19 décembre 2016 que le ministre de l’Intérieur a, le 9 mars 2017, saisi le juge des référés du Conseil d’Etat de 16 demandes d’autorisation de prolongation pour trois mois d’assignations « au long cours », assignations qui avaient elles-mêmes été prolongées pour 90 jours le 22 décembre 2016 sans que l’autorisation préalable du Conseil d’Etat soit alors requise.
L’on remarquera que le ministre de l’Intérieur, qui aux termes des dispositions qui viennent d’être citées, pouvait saisir le juge des référés d’une demande de prolongation à n’importe quel moment depuis le 22 décembre 2016 pour les 17 personnes assignées sur le fondement du II de l’article 2 de la loi du 19 décembre 2016, a attendu les derniers jours des assignations pour effectuer ces demandes de prolongation, ce qui paraît assez compréhensible sur le terrain de l’opportunité (du point de vue de l’administration).
Quatre juge des référés du Conseil d’Etat ont prévu de tenir des audiences « à la chaîne » sur ces 16 demandes de prolongation ; la date des audiences est fixée au vendredi 17 mars 2017 – ce qui montre qu’est sans objet le délai de 48 heures posé par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 pour que le juge des référés statue à compter de sa saisine par le ministre de l’Intérieur –, afin que le Conseil d’Etat puisse tenir compte du sens de la décision que le Conseil constitutionnel est appelé à rendre le 16 mars 2017. Chaque affaire est enregistrée sous un numéro de requête classique.
Le greffe du Conseil d’Etat a organisé une permanence de quatre avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation pour, le cas échéant, représenter les assignés à résidence aux audiences et dans les procédures écrites qui les précèdent. A l’occasion de l’un de leurs pointages quotidien au commissariat, les 16 assignés concernés ont été convoqués (ou sont sur le point de l’être) par un officier de police judiciaire pour l’audience qui les concerne le 17 mars – l’un des assignés au long cours réside à La Réunion… –, à charge pour eux de demander au ministre de l’Intérieur un sauf-conduit s’ils souhaitent venir à l’audience, leur présence à l’audience n’étant pas obligatoire (leurs frais de déplacement ne sont pas automatiquement compensés par l’Etat). Pour ne rien négliger, le greffe du Conseil d’Etat a lui-même pris contact avec certains des avocats à la Cour qui, dans une procédure antérieure, avaient défendu les intérêts des assignés à résidence concernés (le courriel adressé à ces avocats par le greffe commence ainsi : « Je vous ai constitué pour ce référé que je viens de vous communiquer par Télérecours »).
7 – La tenue de cette quinzaine d’audiences de référé le vendredi 17 mars est cependant subordonnée au sort que le Conseil constitutionnel fera la veille à l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. Qu’il censure ce texte avec un effet immédiat, et les audiences seront sans objet ; qu’il le valide, le cas échéant avec une réserve d’interprétation de façade (par ex. : interdiction faite au juge des référés du Conseil d’Etat qui a donné une autorisation préalable à une assignation de participer au jugement d’un recours formé contre cette assignation), et les audiences auront lieu.
Réponse donc le jeudi 16 mars, avec la décision n° 2017-624 QPC du Conseil constitutionnel.