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Il assignait 67 millions de français à domicile, du 17 au 31 mars 2020, 24h/24. Il tenait sur une simple feuille A4. Il ne comportait que quatre articles, dont seuls les deux premiers avaient une portée matérielle, les deux autres étant relatifs au champ de sa mise en œuvre. Il a été signé par le Premier ministre au titre de ses pouvoirs de police administrative générale et cosigné par deux de ses ministres. Sa base juridique était on ne peut plus ténue, puisqu’elle reposait sur une règle non-écrite créée par la jurisprudence née de la décision Heyriès du Conseil d’Etat du 26 juin 1918 : « vu les circonstances exceptionnelles découlant de l’épidémie de covid-19 ».
Ce Léviathan juridique, c’est le « décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 ».
Conformément à la doctrine empirique d'un pouvoir qui navigue à vue actée par le président de la République dans les colonnes du Journal du dimanche du 22 mars 2020 (« chaque jour, on essaie de corriger les erreurs qu’on a faites la veille »), ce décret datant d'il y a huit jours à peine a déjà été doublement modifié, en mode accordéon, par le Premier ministre. D'abord dans le sens de la souplesse par le décret n° 2020-279 du 19 mars 2020 qui a ajouté trois exceptions à l'interdiction de déplacements hors de son domicile aux cinq initialement prévues. Puis, dès l'instant où la France est entrée dans le régime législatif de l'état d'urgence sanitaire (EUS) d'une durée de deux mois issu de l'article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, dans le sens de la fermeté par le décret n° 2020-293 du 24 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire : l'article 13 de ce décret a d'une part abrogé (mis fin à pour l'avenir) celui du 16 mars, en même temps que ses articles 3 et 8-II en reprennent le contenu (jusqu'au 31 mars également) en accroissant triplement sa sévérité (limitation à une sortie par jour pour une heure et dans un rayon d'un kilomètre, fermeture des marchés couverts sauf dérogation préfectorale pris après avis du maire, possibilité de se rendre dans des centres de soin uniquement sur convocation d’un médecin ou en cas d’urgence).

Ce décret du 16 mars 2020 présentait avec le covid-19, dont il entendait stopper la propagation en suivant une tactique de la terre brûlée par confinement humain, l'analogie d'être à la fois minuscule par son volume et considérable dans ses effets. Il a suspendu de manière inédite dans l’histoire des Républiques françaises une partie substantielle des libertés publiques, parmi lesquelles les libertés d’aller et de venir, de réunion, de manifestation, d’entreprendre, de mener une vie familiale normale, liberté de vote même puisqu’il a contribué à rendre inenvisageable la tenue du second tour des élections municipales (Vincent Brengarth, « La France fait l’expérience de l’assignation à résidence collective », lemonde.fr, 19 mars 2020 : « depuis quelques jours, la France fait l’expérience collective d’une privation de liberté croissante au fil des heures ») ; les seules qui demeurent intactes – pour l’instant – sont la liberté d’expression, qui permet par exemple de questionner la cohérence globale de la communication (« Coronavirus : la communication pitoyable du gouvernement », marianne.net, 20 mars 2020) et des actions gouvernementales relativement à la lutte contre le coronavirus, et le droit au respect de la vie privée. Mais l’une comme l’autre deviennent de plus en plus fragiles à mesure que se resserre la surveillance sur chacun d’entre nous, au motif commodément indiscutable de la préservation de la salubrité publique (v. Martin Untersinger, « Contre la pandémie due au coronavirus, de nombreux pays misent sur la surveillance permise par le big data », lemonde.fr, 20 mars 2020 : « utiliser la masse de données personnelles numériques générées par nos smartphones peut aider à comprendre la manière dont le virus progresse, voire guider les décisions de mise en quarantaine »).
Multiplicité et effectivité des régimes de police administrative sanitaire
Malgré sa rigueur sans égale – qui rend totalement théoriques les règles de l’équilibre entre les contraintes administratives et les libertés ainsi que de la proportionnalité de la mesure de police par rapport à la situation qu’elle régit (v. Stéphanie Renard, « Covid-19 et libertés : du collectif vers l'intime », revuedlf.com, 23 mars 2020) –, ce décret du 16 mars 2020 a encore paru, aux autorités réglementaires nationales et locales comme au juge du référé-liberté du Conseil d'Etat qui a exigé sous 48 heures que le Premier ministre le précise et le complète (CE 22 mars 2020, Syndicat Jeunes médecins, n° 439674 ; v. : Joggeur unijambiste, revuedlf.com, 23 mars 2020 ; Mathieu Touzeil-Divina, journal-du-droit-administrattif.fr, 23 mars 2020), insuffisant à répondre aux enjeux sanitaires nés de la pandémie du coronavirus, et c'est en partie pour l'exécution de l'ordonnance de référé que le Premier ministre a adopté le décret précité du 24 mars 2020 (qui aurait en tout état de cause été adopté pour tenir compte de l'instauration législative de l'EUS).
Les restrictions déjà très contraignantes que le décret du 16 mars a posé - jusqu'à son remplacement par celui du 24 mars - ont en conséquence été doublement consolidées.
Au plan national, par des décrets du Premier ministre, pris soit sur le fondement de l’article L. 3131-9 du Code de la santé publique lui donnant pouvoir de procéder à des réquisitions (v. par ex. le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19), soit en Conseil d’Etat (v. par ex. le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 portant création d'une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population) ; et par des arrêtés que – pour tenir compte de l’épidémie de Sras surgie en 2002 – le ministre de la Santé est habilité à adopter sur le fondement des pouvoirs de police administrative spéciale en matière sanitaire qui lui sont conférés par l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, lequel l’autorise la manière la plus large possible – on y reviendra – à prendre « toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu (…) en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie » (v. par ex. l’arrêté du 16 mars 2020 complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19).
Au plan local, au regard de circonstances départementales ou municipales particulières justifiant un confinement plus sévère : par des arrêtés de police administrative pris par des préfets (v. par ex. : l’arrêté du 20 mars 2020 du préfet de police interdisant tout déplacement et rassemblement à partir de 15h et pendant tout le week-end sur les voies sur berge de la Seine) ou des maires, que le 5° de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales habilite à prévenir « les maladies épidémiques ou contagieuses » (v. par exemple les arrêtés médiatisés du maire de Nice interdisant l’accès à la chaussée sud de la Promenade des Anglais et instaurant un couvre-feu ; et plus largement : « Plages, parcs, forêts, montagnes… les arrêtés se multiplient pour interdire les accès aux espaces ouverts », lemonde.fr, 20 mars 2020 ; Lucile Delaporte : « Crise sanitaire : les maires sur tous les fronts », Mediapart, 22 mars 2020).
L’effectivité de tous ces textes législatifs ou réglementaires peut être accrue par la sanction de leur méconnaissance.

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Il suffit à cet égard, d’une part, d’augmenter le montant des amendes contraventionnelles exigibles en conséquence de leur violation (v. le décret n° 2020-264 du 15 mars 2020 précité portant à 135 euros l’amende en cas d’infraction aux mesures de confinement), voire d’ériger leur méconnaissance en délit pénal : creusant profondément la voie sécuritaire qu’il a lui-même décidé d’ouvrir, le gouvernement a déposé en fin de la courte procédure législative relative à la loi précitée du 23 mars 2020, un amendement n° 256 du 21 mars 2020 renforçant les peines applicables en cas de non-respect des prescriptions réglementaires prises en état d’urgence sanitaire (nouvel article L. 3136-1 du Code de la santé publique), « afin de renforcer l’efficacité et le caractère dissuasif de la répression des violations » des interdictions ou obligations édictées dans le cadre de l’EUS, pouvant aller jusqu’à… six mois d’emprisonnement ! Quelques heures plus tard, le gouvernement a partiellement reculé en rectifiant cet amendement (devenu amendement n° 256 Rect), limitant le champ du délit de six mois d’emprisonnement aux cas où ces violations « seront commises de façon répétée » (constatation de quatre infractions dans un délai de 30 jours ; v. Pierre de Combles de Nayves, « Ne rajoutons pas l’arbitraire à la catastrophe sanitaire », dalloz-actualité.fr, 22 mars 2020 ; Vincent Brengarth, « En quoi le vote de l'état d'urgence sanitaire constitue une menace pour la démocratie ? », huffingtonpost.fr, 23 mars 2020).
D’autre part, parallèlement, sur le terrain, de manière opérationnelle donc, peuvent être renforcés les effectifs policiers chargés de contrôler la matérialité de l’application de ces mesures de police administrative sanitaire par chacun de nous, le cas échéant via des drones de surveillance ou diffusant en boucle des consignes sanitaires, ainsi que cela est désormais expérimenté à Pyongyang Paris ou Nice, ville dont le maire a par ailleurs annoncé le 16 mars (le lendemain du premier tour des municipales) avoir été testé positif au coronavirus… ; le directeur général de la sécurité civile a fait savoir le 22 mars que depuis le 17 mars, la surveillance du confinement avait donné lieu à près de 1,8 million de contrôles par les forces de police, conduisant au prononcé de 91 824 infractions pour non-respect des restrictions. L’article L. 3136-1 du Code de la santé publique issu de la loi « épidémie de covid-19 » du 23 mars 2020 autorise désormais la police municipale à constater par procès-verbal les contraventions aux obligations ou interdictions posées par le Premier ministre pendant l’état d’urgence sanitaire.
La créativité sécuritaire étant sans limite, il est toujours possible d’aller encore plus loin en matière d’ordre public sanitaire.
Si en effet l’accumulation des mesures réglementaires déjà prises depuis le 4 mars 2020 est insuffisante – ainsi que l’a par exemple soutenu un syndicat de praticiens hospitaliers qui a préconisé le 21 mars 2020 « un confinement total et effectif de l’ensemble de la population, et ce de manière immédiate et durable » (confinement « sec » rejeté par le Conseil d’Etat statuant en référé dans l'ordonnance Syndicat Jeunes médecins précitée) au moment où l’Italie cessait toute activité de production non essentielle –, le ministre de la Santé est en capacité d’utiliser les pouvoirs de police que lui confère l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique en dehors de son champ temporel d’application, c’est-à-dire non pas pour prévenir la survenance d’un risque épidémique mais tandis que ce risque s’est réalisé, que l’épidémie est matériellement avérée (v. l’arrêté ministériel du 21 mars 2020 complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, qui restreint le trafic aérien au départ et à destination des territoires ultra-marins), alors pourtant qu’il résulte clairement des travaux législatifs préparatoires à cet article issu de la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique qu’il ne s’applique que « en amont de la crise sanitaire elle-même, au stade de la menace, ce qui autorise une gestion préventive » (Sénat, rapport n° 138, 7 janvier 2004). On signalera à cet égard que la loi « épidémie de covid-19 » du 23 mars 2020 prend acte et régularise cette pratique contra legem, puisque désormais l’article L. 3131-24 du Code de la santé publique prévoit que « dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le ministre chargé de la santé peut prescrire, par arrêté motivé, toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé (…) visant à mettre fin à la catastrophe sanitaire », et c'est sur cette base juridique nouvelle que le ministre de la Santé a pris un arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d'organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.
Pour sa part, le Conseil des ministres peut décider par décret de déclencher pour douze jours l’état d’urgence de la désormais célèbre (depuis les attentats terroristes de novembre 2015) loi du 3 avril 1955 puisque l’épidémie de coronavirus est sans conteste un « événement présentant, par (sa) nature et (sa) gravité, le caractère de calamité publique » au sens de l’article 1er de cette loi.
Par ailleurs, si l’on devait considérer, en dépit de la circonstance que le Parlement vient d'adopter trois lois dans des délais record, que la situation sanitaire menace désormais gravement les institutions de la République et empêche le fonctionnement normal des pouvoirs publics, le président de la République pourrait choisir d’être l’Etat à lui tout seul, en activant l'une des armes constitutionnelles atomiques qu'est l’article 16 de la Constitution (v. Olivier Beaud, « La surprenante invocation de l'article 16 dans le débat sur le report du second tour des élections municipales », blog.juspoliticum.com, 23 mars 2020).
Enfin, puisque à en croire le discours du 16 mars 2020 du président de la République nous serions en « guerre » contre un virus né de notre frénésie consumériste et de l’état de notre mondialisation écervelée, et que chacun de nous peut véhiculer, il est théoriquement envisageable que l'autre Napalm constitutionnel, l’état de siège de l’article 36 de la Constitution, soit décrété en conseil des ministres, et avec lui le transfert de pouvoir des autorités civiles vers les autorités militaires qu’il implique.
Fallait-il, pour tenir compte de la crise épidémiologique considérable née de la pandémie de covid-19, ajouter une nouvelle couche normative au déjà très imposant mille-feuille juridique en matière de sécurité sanitaire ?
Surgissement inattendu d’un « état d’urgence sanitaire » (EUS)
Le président de la République n’avait pas annoncé cet état d’urgence sanitaire (EUS) dans son discours du 12 mars 2020 pompeusement qualifié « d'Adresse aux Français », non plus que le Premier ministre lors de son allocution du 14 mars au soir annonçant l’imminence du confinement tout en incitant les Français à se rendre dans les bureaux de vote pour le premier tour des municipales le 15 mars.
Aussi, c’est avec surprise qu’à la lecture du « projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » adopté le 18 mars 2020 par le Conseil des ministres, voté le 22 mars par le Parlement et publié le 24 mars au Journal officiel, on a pu découvrir que l’un de ses trois volets - devenu le Titre Ier de la loi - était consacré à la mise en place d’un EUS (les deux autres volets portent sur les élections municipales d’une part et des mesures économiques et administratives d’urgence de l’autre), ayant vocation à être activé non plus pour prévenir une simple menace à l’ordre public sanitaire, mais pour prendre des mesures restrictives des libertés publiques lorsqu’il est avéré qu’une catastrophe sanitaire est en cours.
Il semble que l’exécutif ait hésité à proposer cette innovation, loin d’être prioritaire par rapport aux enjeux électoraux, économiques, sociaux et sociétaux nés de la pandémie dès lors qu'à droit constant, ainsi qu'il a été rappelé par le Conseil d'Etat dans sa décision Syndicat Jeunes médecins du 22 mars 2020, « le Premier ministre peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire, en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, comme celle de covid-19 que connaît actuellement la France » (point 2).
L’étude d’impact du projet de loi « épidémie de covid-19 » indique que l’exécutif s’est interrogé sur un choix à faire entre trois possibilités :
« Option 1. Il aurait pu être envisagé de ne pas modifier le cadre législatif en continuant de s'appuyer sur les dispositions existantes des articles L. 3131-1 du Code de la santé publique (et d'autres dispositions plus spécifiques du même Code en matière de réquisition ou encore de lutte contre la propagation internationale des maladies) ainsi que sur le pouvoir de police générale appartenant respectivement :
- au Premier ministre au niveau national (jurisprudence dite Labonne – arrêt rendu le 8 août 1919 par lequel le Conseil d’Etat reconnaît un pouvoir réglementaire autonome au président de la République, dévolu au Premier ministre sous la Vème République) ;
- au maire et aux préfets au niveau communal et départemental en vertu des dispositions du code général des collectivités territoriales.
Option 2. Il aurait pu être envisagé de compléter les dispositions existantes pour les adapter aux situations extrêmes que nous connaissons aujourd'hui et en précisant les mesures qu'elles autorisent. Il se serait alors agi d'enrichir les dispositions de l'article L. 3131-1 du Code de la santé publique.
Option 3. Une dernière option consistait à bâtir un régime d'urgence sanitaire exceptionnel spécifique, distinct du mécanisme de l'article L.3131-1 du Code de la santé publique et qui s'ajouterait à celui-ci. Il aurait vocation à être mis en œuvre dans les cas d'une ampleur très importante tandis que les dispositions de l'article L.3131-1 du code de la santé publique resteraient quant à elles applicables aux crises de moindre ampleur. C'est cette dernière option qui a été retenue afin d'apporter une réponse spécifique aux crises sanitaires de très grande ampleur qui soulèvent des questions distinctes des autres crises sanitaires ».
L’option 1 voire l’option 2 paraissaient les plus raisonnables, en ces heures de crise aigüe où il n’est jamais bon de légiférer en urgence pour l’avenir. L’exécutif a cependant choisi l’option 3, celle qui assoit et consolide ses prérogatives en temps de grave crise sanitaire.
L’exposé des motifs présente ainsi ces dispositions du projet de loi adopté le 18 mars en Conseil des ministres : « il apparaît nécessaire d'intégrer dans la loi les enseignements de la gestion de la crise depuis trois mois et, en particulier, l'organisation qui a été mise en place dans l'urgence pour permettre un éclairage scientifique des décisions publiques ainsi que leur transparence vis-à-vis tant de la représentation nationale que de la population » ; or l’EUS ne procède en aucune manière à la formalisation juridique de l’expérience gouvernementale relative à l’épidémie de coronavirus depuis le 18 décembre 2019 : il ajoute dans le droit français un nouveau régime de police administrative, au bénéfice essentiellement du Premier ministre et du ministre de la Santé. Aussi, l’appellation « EUS » est de nature communicationnelle : au fond, ce n’est rien de moins qu’un régime exorbitant de police administrative du Premier ministre que consacre la loi « épidémie de covid-19 » du 23 mars 2020.
Le gouvernement avait initialement calqué les conditions de son déclenchement (par décret en conseil des ministres pour douze jours) et de mise en œuvre sur celui de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, laquelle est donc devenue en quelques années… le référentiel en matière de maintien de l’ordre public, ce qui ne laisse pas d’inquiéter quant à la qualité de notre Etat de droit !
Il l’a ensuite autonomisé pour tenir compte de l’avis n° 399873 du 18 mars 2020 du Conseil d’Etat sur le projet de loi « épidémie de covid-19 », lequel – sortant de son rôle de garant de la sécurité juridique du projet gouvernemental – a recommandé de faire passer à un mois la durée de l’EUS en conséquence de sa déclaration par décret en conseil des ministres : « eu égard à la nature d’une catastrophe sanitaire le Conseil d’Etat propose toutefois de substituer au délai de douze jours prévu pour l’intervention du Parlement un délai d’un mois » (para. 17). Or, cette explication est aberrante, pour deux raisons : d’abord parce que le délai de douze jours est prévu par la loi du 3 avril 1955 « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique », ce qui montre qu’il n’y a pas lieu de faire une gradation en la matière selon la cause de déclenchement de l’état d’urgence (terrorisme, émeute urbaine ou épidémie ; on rappellera que l’article 36 de la Constitution prévoit que l’état de siège est déclenché pour douze jours par décret en Conseil des ministres). Ensuite parce que l’expérience de la semaine du 16 mars montre qu’il est toujours possible de réunir le Parlement en extrême urgence, même en cas de pandémie mondiale, pour débattre pendant des dizaines d’heures et sur quatre jours consécutifs : d’un projet de loi de finances rectificative pour 2020, d’un projet de loi ordinaire d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 et d’un projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ! Impossible, dans ces conditions, de soutenir sérieusement que le Parlement ne pourrait pour des raisons sanitaires se prononcer dans les douze jours sur un projet de loi qui comporterait un article unique, relatif à la prorogation de l’EUS. Un exécutif soucieux des libertés fondamentales et des prérogatives du Parlement n’aurait jamais dû suivre la recommandation de pure opportunité faite par Conseil d’Etat (il est à noter que le Parlement ne s’est pas aligné sur la recommandation du Conseil d’Etat tendant à « supprimer la disposition imposant au Gouvernement la transmission d’informations relatives à la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire car elle constitue une injonction du Parlement au Gouvernement et ne relève pas du domaine de la loi »). Le Conseil d’Etat a également suggéré avec succès que cet EUS soit codifié dans le Code de la santé publique (para. 19 de l’avis du 18 mars 2020), c’est-à-dire en pratique pérennisé dans le droit français.
Au risque d’être totalement inaudible et même à contre-courant en cette période où le confinement absolu et généralisé est malheureusement la seule mesure opérationnelle permettant de freiner la propagation du virus (Jean-David Zeitoun, « Le confinement généralisé est la façon la plus sûre pour endiguer la pandémie », lemonde.fr, 23 mars 2020), je considère que cette création d’un EUS, non indispensable à la lutte contre le coronavirus, est par rapport au droit existant un placebo juridique qui ne comporte aucune plus-value - ni en faveur des libertés, ni au bénéfice de l'ordre public sanitaire - de nature à solutionner la grave crise sanitaire que la France et près d'un tiers de l’humanité traversent (v. également : William Bourdon e. a., « Etat d’urgence sanitaire : vigilance face à une logique d’exception », blogs.mediapart.fr, 21 mars 2020 ; Manuel Jardinaud et Jérôme Hourdeaux, « Au Parlement confiné, la bataille sanitaire est aussi une bataille démocratique », Mediapart, 23 mars 2020).
Adoption de l’EUS dans la précipitation
Cet EUS a d’abord été adopté dans des conditions matérielles inacceptables pour un texte législatif ayant vocation à s’appliquer y compris lorsque l’actuelle épidémie de coronavirus sera conjurée.
Le Parlement ne pouvait en effet être normalement réuni en raison même des conditions sanitaires – 18 députés ont été contaminés par le coronavirus, transformant l’Assemblée nationale en foyer d’infection (« Coronavirus : comment l’Assemblée nationale est devenue un nouveau cluster », lemonde.fr, 21 mars 2020), et le président du Sénat a ouvert la séance publique du 19 mars en rendant hommage à un ancien sénateur de Corse-du-Sud, décédé cette semaine du coronavirus. A l’Assemblée nationale, chaque groupe était représenté par trois députés, le chef de file votant pour le groupe.
Le Parlement a au surplus été saisi par le gouvernement en procédure accélérée, dans une urgence extrême conduisant le Sénat à adopter le projet de loi en première lecture à 4 heures du matin le vendredi 20 mars puis l’Assemblée nationale à renvoyer la séance publique qui devait se tenir le 20 mars à 21h au samedi à 9h30, après que dans une commission des Lois quasi-déserte la présidente, obnubilée par la nécessité que le projet de loi soit adopté pour 21h30 après 6h30 de débats, n’ait eu de cesse de demander aux quelques députés présents de « raccourcir les interventions et les débats afin que l’on arrive à avancer » ou de « vraiment limiter vos interventions au point essentiel que vous voulez aborder, s’il vous plait vraiment respectons vos engagements et avançons dans l’examen du texte ». L’effectivité du droit d’amendement en a été atteinte, puisqu’à l’Assemblée nationale par exemple, les amendements au texte de la commission des Lois devaient être déposés avant la séance publique de 9h30 sur le texte que la commission avait adopté la veille à 21h30 mais qui n’a été mis en ligne à l’attention des 577 députés qu’à partir de 22h30… Le 21 mars à 17h30, en séance publique à l’Assemblée nationale, le ministre des Relations avec le Parlement, après avoir indiqué qu’il ne lui appartenait pas comme ministre de dire ce qu’il s’apprêtait pourtant à dire, a fait valoir qu’il « serait bon qu’on essaie d’avancer assez vite pour qu’un texte soit envoyé rapidement en commission mixte paritaire » ; puis à 22h30, craignant que la commission mixte paritaire ne puisse être saisie en temps utile, le président de séance s’est écrié : « il faut vraiment avancer, je demanderai à chacun de faire les efforts qu’il comprendra », les débats s’étant achevés à 3 heures du matin… Dimanche 22 mars, les débats en séance publique au Sénat ont été repoussés de 14h30 à 15h30, la commission mixte paritaire s’étant réunie plus longtemps qu’envisagé.
Parce qu’elles ne viennent pas combler un vide juridique, les dispositions sur l’EUS relèvent de la procédure législative de temps calme, et non de celle de précipitation appliquée à l'adoption de la loi « épidémie de covid-19 » en raison des circonstances sanitaires.

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Quand on légifère vite, on prend le risque de mal légiférer : c'est ainsi que la loi organique du 22 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, qui comporte un article unique suspendant les délais des questions prioritaires de constitutionnalité jusqu'au 30 juin 2020 et qui a été soumise le 23 mars (comme elle doit l'être s'agissant d'une loi organique) à l'examen du Conseil constitutionnel par le Premier ministre (saisine n° 2020-799 DC), est manifestement contraire aux dispositions de l'article 46 de la Constitution prévoyant un délai de 15 jours entre le dépôt du projet de loi organique devant l'une des assemblées parlementaires (ici le Sénat) et son examen par cette assemblée (v. Pierre Januel, « L'Assemblée travaille dans l'urgence sur l'urgence », dalloz-actualité.fr, 23 mars 2020)...
L’EUS est ensuite en dissonance avec l’objet même de cette loi du 23 mars 2020.
Cette loi porte en deux de ses trois titres sur des dispositions de nature provisoire, spéciale, focalisées sur la nécessité de prendre les mesures inédites en matière électorale, financière, sociale et administrative qu’exige le bouleversement total de notre mode de vie né de la pandémie de coronavirus – la ministre du Travail (qu’il faut donc croire sur parole) a considéré lors de la 3ème séance publique à l’Assemblée nationale le 21 mars 2020 qu’il était « évident » que les mesures portées par les habilitations à légiférer par une quarantaine d’ordonnances seraient strictement limitées au temps de la crise, et à 10h10 le matin même le Premier ministre avait souligné que le titre du projet de loi « épidémie de covid-19 » relatif aux mesures notamment économiques et sociales comportait des dispositions « temporaires » que la situation impose (« les mesures sont temporaires et doivent être strictement limitées à la période que nous traversons »).
Certes, à l’initiative de la commission des Lois du Sénat, il est prévu que les dispositions législatives sur l'EUS ne sont applicables que jusqu'au 1er avril 2021 (article 7 de la loi du 23 mars 2020) ; mais cette limitation législative temporelle est peu crédible dès lors que l’EUS est codifié dans le Code de la santé publique, ce qui donne un indice sérieux que ce régime d'exception est conçu comme pérenne. D’ailleurs, lors de la première séance publique à l’Assemblée nationale le 21 mars 2020, la présidente de la commission des Lois a souligné que le Parlement pouvait « si nous le souhaitons, le proroger, voir comment il a fonctionné, pour voir dans quelle mesure nous pouvons le préciser dans notre droit ». L’EUS a été conçu comme pérenne par l’exécutif et lissé à cet effet par le Conseil d’Etat : il demeurera pérenne. Pour le rendre véritablement éphémère et matériellement circonscrit à l’inédite crise sanitaire actuelle, il aurait fallu que le législateur prévoit son application uniquement « en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’impérative protection de la santé publique face à l’épidémie de covid-19 », pour reprendre les termes (issus de l’amendement n° CL42 présenté par la députée Delphine Batho devant la commission des Lois) ayant justifié le report circonstancié du seul second tour des municipales.
Au demeurant rien ne sera plus facile au législateur que de supprimer ou repousser cette date du 1er avril 2021, par exemple à l’occasion du débat sur l’éventuelle prolongation des dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure et le terrorisme (SILT) du 30 octobre 2017 qui selon son article 5 n’est applicable que jusqu’au 30 décembre 2020 ; et la gestion de la crise du coronavirus rappelle qu’il est définitivement inenvisageable de placer quelque confiance que ce soit dans les engagements des actuels décideurs publics nationaux – il ne faudra jamais oublier que le conseil des ministres convoqué le 29 février 2020 au prétexte de gérer la crise du coronavirus a été l’occasion pour l’exécutif de faire passer sa réforme des retraites à l’Assemblée nationale par la procédure de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, en même temps que le compte-rendu de ce conseil des ministres assure que « personne n’a besoin de porter un masque si un médecin ne demande pas d’en porter. Se précipiter sur les pharmacies pour demander un masque peut créer une pénurie. Des instructions vont être données aux pharmacies de ne pas délivrer de masque, sauf sur indication » (v. aussi : « Confinement : les vingt jours où tout a basculé au sommet de l’Etat », lemonde.fr, 20 mars 2020).
Encadrement artificiel des prérogatives du Premier ministre dans le cadre de l’EUS
Au fond enfin, le droit français a-t-il besoin de ce type de dispositions permissives ? En matière d’urgence sanitaire, il n’y a pas de carence d’un droit particulièrement foisonnant et souple au bénéfice des pouvoirs publics ainsi que le démontrent le nombre et l’étendue considérables de mesures de police administrative prises par les autorités nationales et locales depuis le début du mois de mars, et il est impossible à cet égard de suivre la rapporteure du projet de loi lorsqu’elle a déclaré en séance publique à l’Assemblée nationale : « le cadre juridique actuel trouve ses limites au regard de la situation ».
A supposer cependant qu’il ait été nécessaire que le Parlement confère au Premier ministre de nouvelles prérogatives exorbitantes de police administrative en lien avec la crise sanitaire actuelle, il aurait été indispensable que la loi encadre ces prérogatives.
Or, tel n’est pas le cas.

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Certes, dans un premier temps, le Sénat avait cherché à réaliser cet encadrement, en établissant une liste en neuf points des mesures réglementaires susceptibles d’être adoptées par le Premier ministre pendant l’EUS, liste désormais codifiée à l’article L. 3131-23 du Code de la santé publique. Le gouvernement s’était alors vigoureusement opposé à une telle limitation de ce qui aurait été autorisé dans ce régime de police exorbitant du droit commun, et avait fait voter en séance publique à l’Assemblée nationale le 21 mars à 18h08 un amendement n° 184 ajoutant à cette liste une dixième rubrique ainsi rédigée : « En tant que de besoin, prendre toute autre mesure générale nécessaire limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l’article L. 3131‑20 ». Cette clause de compétence générale a été justifiée dans l’exposé des motifs de l’amendement par la circonstance que « le texte adopté par le Sénat ne permettrait pas, si c’était nécessaire, d’interdire les déplacements à des fins professionnelles, de fermer tous les établissements recevant du public, d’interdire certaines importations ou exportations, sauf à réquisitionner les produits. C’est pourquoi le Gouvernement souhaite conserver la possibilité d’aller au-delà de cette liste, pour des mesures exclusivement réglementaires ». Le gouvernement a alors demandé au Parlement de ne pas « enfermer » les prérogatives du Premier ministre dans une liste limitative, pour lui « donner toute la marge de manœuvre » (selon les termes de la députée Coralie Dubost employés en séance publique le 21 mars 2020 à 18h) de prendre n’importe quelle mesure réglementaire exigée par l’évolution de la situation sanitaire.
Une telle clause de compétence générale rendait inutile l’énumération faussement limitative dans les neuf points précédents des mesures susceptibles d’être prises par décret en cas de déclenchement de l’état d’urgence sanitaire ; le président de la commission des Lois du Sénat Philippe Bas l’avait justement appelée « rubrique pleins pouvoirs ».
Elle pouvait cependant se prévaloir d’un précédent : au titre des prérogatives que l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique donne au ministre de la Santé « en cas de menace sanitaire grave », ce ministre peut prendre « toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu », et le ministre Olivier Veran n’a pas manqué de le souligner en séance publique au Sénat le 19 mars 2020 : « L’état du droit actuel me permet de prendre par arrêté des mesures extrêmement large. Interdire les rassemblements, les rassemblements religieux, fermer les écoles, interdire l’ouverture des commerces font partie des choses qui pourraient vous effrayer mais qui sont déjà permises par le droit actuel ». Cette disposition législative n’encadre pratiquement pas les atteintes aux libertés publiques pouvant être décidées par arrêté du ministre de la Santé au titre de son pouvoir de police administrative spéciale en matière sanitaire ; pourquoi en irait-il autrement pour celui que la loi « épidémie covid-19 » a entendu conférer au Premier ministre agissant par décret, et qui en tout état de cause pourraient être prises par le ministre de la Santé ?
Cette objection est forte, mais ce n’est pas parce que l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique est incomplet – et à cet égard probablement inconstitutionnel, faute d’encadrer suffisamment les prérogatives de police sanitaire du ministre de la Santé – que l’attribution législative de pouvoir de police administrative sanitaire au Premier ministre doit s’aligner sur ce moins-disant normatif. Toute attribution législative de nouvelles prérogatives de police administrative à une autorité publique doit être soigneusement bornée, pour tenir compte « des atteintes aux libertés publiques que ces pouvoirs de police accrus pourraient entraîner » (Assemblée nationale, rapport n° 1092, 2ème partie, 25 septembre 2002, à propos de l’article L. 3131-1), ce que ne fait pas l’article L. 3131-1 en se bornant à rappeler l’exigence de proportionnalité de la mesure de police administrative, exigence issue d’une jurisprudence constante du Conseil d’Etat depuis 1933 et bien connue de tous les étudiants en droit (arrêt Benjamin).
Dans un second temps, au cours de la commission mixte paritaire du dimanche 22 mars 2020, députés et sénateurs sont parvenus à un compromis sur la question de l’encadrement des prérogatives du Premier ministre dans le cadre de l’EUS, en actant au passage l'absence de contrôle du Parlement sur l'EUS déclaré par voie législative pour deux mois à compter de l'entrée en vigueur de la loi : le 10° de l’article L. 3131-23 du Code de la santé publique exclut désormais les libertés de réunion et d’aller et de venir du champ de la « clause générale de compétence », limitée aux atteintes à la liberté d’entreprendre laissées à la discrétion du Premier ministre (« 10° En tant que de besoin, prendre par décret toute mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire »). Or, en réalité, cette suppression est purement artificielle, dès lors que les 1° à 6° de cet article permettent déjà les atteintes les plus sévères aux libertés de réunion et d’aller et de venir (le Premier ministre peut par exemple « restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et heures fixés par décret », ou encore « limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature »). Ainsi que l’a souligné le sénateur Jean-Pierre Sueur lors de la séance publique du 22 mars 2020 (à 17h05) au moment où il justifiait l’abstention du groupe socialiste sur le projet de loi, alors que le groupe des sénateurs communistes (ainsi que les députés de la France insoumise à l'Assemblée nationale) décidait de voter contre ce projet de loi notamment pour ce motif : la rédaction du 10° de l’article L. 3131-23 « paraît poser encore problème, et en tout cas il y a une démarche qui n’est pas claire sur le plan des libertés auxquelles nous sommes attachés » (à 17h52, le sénateur Patrick Kanner a qualifié l’EUS « d’article 16 (de la Constitution) rampant en matière sanitaire »).
Ecoutons à cet égard le résumé du compromis parlementaire fait par la députée Marie Guévenoux, rapporteure du projet de loi, lors de la séance publique du 22 mars 2020 : « du côté de l’Assemblée nationale, nous considérons qu’une liste limitative emportait le risque de bloquer l’action du gouvernement, dans le cas où une mesure à laquelle nous n’aurions pas pensé serait nécessaire. Nous avons trouvé un compromis en commission mixte paritaire : la commission mixte paritaire a restreint la clause de sauvegarde en limitant le pouvoir du Premier ministre a la seule liberté d’entreprendre, car il est difficile à ce stade d’imaginer les restrictions qui pourraient être nécessaires en fonction de l’évolution de la situation sanitaire ; en contrepartie, nous avons élargi les pouvoirs du Premier ministre en matière de fermeture des lieux et de restriction de circulation ». Tout est dit…
Aussi, au fond, pour reprendre l’expression du président Philippe Bas, les dix rubriques listant les compétences du Premier ministre en matière d’EUS sont par leur accumulation et leur imprécision en elles-mêmes une « rubrique pleins pouvoirs », une passoire et non un filtre. La loi « épidémie de covid-19 » ne circonscrit aucunement le champ matériel des mesures de police que le Premier ministre peut prendre par décret pour gérer une crise sanitaire : elle officialise et codifie le blanc-seing dont il dispose en la matière, et ceci alors même que, pour reprendre les termes de l’avis du Conseil d’Etat, le Premier ministre a alors « la possibilité de prendre les mesures les plus restrictives pour les libertés » (para. 19).
En clair, la loi « épidémie de covid-19 » du 23 mars 2020 se borne à codifier, en matière sanitaire, la jurisprudence du Conseil d’Etat sur les circonstances exceptionnelles et la liberté maximale qu’elle confère à l’autorité de police administrative d'adopter tout acte de portée générale et impersonnelle que de telles circonstances rendent nécessaire. Par rapport à cette jurisprudence, on ne voit pas quelle est, en termes de sécurité juridique, de garanties des libertés publiques et même du contenu des mesures réglementaires de lutte contre la catastrophe sanitaire, la plus-value de ce nouveau régime législatif de police administrative spéciale particulièrement flou et souple.
Ne pas légiférer sur ce point n’aurait strictement rien changé à l’étendue des prérogatives du Premier ministre à cet égard, qui dispose (à l’instar du ministre de la Santé) de pleins pouvoirs désormais fondés sur la loi « épidémie de covid-19 » et non plus sur la jurisprudence du Conseil d’Etat : seule la base juridique de ces pouvoirs est modifiée – et pérennisée par la même occasion.
Au total donc, si au vu des circonstances exceptionnelles nées de la pandémie de coronavirus il s’avère en réalité impossible de limiter les pouvoirs de police administrative du Premier ministre, il aurait été préférable d’en prendre acte et de ne pas légiférer plutôt que de poser de faux garde-fous à l’EUS.

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On ajoutera que la modification apportée par le Sénat tendant à ce que, par l'effet de l'article 4 précité de la loi « épidémie de Covid-19 » du 23 mars 2020, l’EUS soit automatiquement déclenché pour deux mois à compter de la publication le 24 mars au Journal officiel de cette loi – alors pourtant que le décret du 16 mars 2020 portant confinement était applicable jusqu’au 31 mars – est une fausse bonne idée, car elle donne un blanc-seing au Premier ministre pendant toute cette période, sans pourtant qu’aucun élément scientifique ne vienne justifier cette durée purement arbitraire et sans au surplus qu'aucun contrôle parlementaire spécifique et renforcé soit prévu au cours de cette période de deux mois. Néanmoins, c'est sur cette base nouvelle de l'EUS législatif, en vigueur de plein droit du 24 mars au 24 mai au plus tard, que le Premier ministre a pris son décret précité du 24 mars 2020, qui met fin à l'application de celui du 16 mars tout en en reprenant le contenu (ainsi que des dispositions qui figuraient dans des arrêtés pris par le ministre de la Santé).
On soulignera encore que si, par un nouvel article L. 3131-25-1 du Code de la santé publique, la commission mixte paritaire a cru nécessaire d’écrire que les décrets du Premier ministre comme les arrêtés du ministre de la Santé ou des préfets pris au titre de l’EUS pouvaient faire l’objet d’une contestation en référé (référé-liberté ou référé-suspension) devant la juridiction administrative, cette indication n’est en aucun cas « une garantie importante pour les citoyens » ainsi que l’a pourtant fait valoir la rapporteure Marie Guévenoux en séance publique à l’Assemblée nationale le 22 mars 2020 ; elle est superfétatoire, cosmétique là encore, redondante avec le droit existant car elle résulte en tout état de cause de l’application mécanique et automatique des articles L. 521-1 (référé-suspension) et L. 521-2 (référé-liberté) du Code de justice administrative aux actes réglementaires fondés sur l’article L. 3131-23 du Code de la santé publique (la décision Syndicat Jeunes médecins rendue par le Conseil d'Etat le 22 mars 2020 vient rappeler, si besoin était, que ces procédures de référé jouent à l'égard des mesures réglementaires prises par le premier ministre relativement au chauvin-19).
On indiquera enfin que la mise en place par la loi du 23 mars 2020 (article L. 3131-13 du Code de la santé publique : « L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement au titre de l'état d'urgence sanitaire. L'Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures ») d'un semblant d'examen parlementaire de la mise en oeuvre gouvernementale de l'EUS s'il devait être prorogé après le 24 mai (aucun contrôle parlementaire n'est obligatoirement organisé par la loi pour l'EUS automatique de deux mois à compter du 24 mars), est un tigre de papier : il ne conduira (comme pour l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955 ou les mesures de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure) qu’à la production de rapports parlementaires utiles aux seuls chercheurs en droit ou en sciences sociales, tant il est exclu en l’état de la séparation des pouvoirs à la française qu’une commission des Lois sous emprise du président de la République contrôle de manière effective l’action du gouvernement.
De quoi l’état d’urgence sanitaire est-il le nom ?
La réponse sécuritaire – la répression, l’enfermement, l’interdiction, l’obligation de faire sous menace de sanction… – est toujours le marqueur d’échecs ; la création précipitée d’un EUS en est une expression.

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C’est parce qu’il n’y a pas de tests massifs de dépistage préventifs et pas suffisamment de masques (« Masques, tests : le dénuement de la France », Mediapart, 19 mars 2020) dont la distribution serait gratuite et le port hors du domicile rendu obligatoire sous peine de contravention, c’est aussi parce que les moyens matériels alloués au service public de la santé sont déficients, que le plus sévère des confinements est au 24 mars encore l’unique solution sérieusement opérante pour faire face à la pandémie (Jean-François Delfraissy, « Nous préconisons des tests massifs à la sortie du confinement », la-croix.com, 21 mars 2020 : « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020. Évidemment, nous savions bien que ce n’est pas celle choisie par certains pays asiatiques. La Corée s’est en effet appuyée sur une très large utilisation des tests diagnostics et de masques, puis sur l’isolement des seuls malades. C’est une stratégie qui est très valable : sur le papier, c’est même cela qu’il faut faire. Mais toute la question est de savoir si cela est faisable en France aujourd’hui. La réponse est non. Aujourd’hui, nous avons la capacité de faire passer 5 000 à 8 000 tests par jour, mais pas davantage. Nous ne pouvons pas faire passer plusieurs dizaines de milliers de tests par jour. Pour faire ces tests, il faut en effet disposer d’un certain nombre de produits dont une partie nous vient de Chine et des États-Unis »). Ainsi que l’a reconnu le Conseil d’Etat dans son ordonnance Syndicat Jeunes médecins du 22 mars 2020 : « la limitation, à ce jour, des tests [de détection] aux seuls personnels de santé présentant des symptômes du virus résulte d'une insuffisante disponibilité des matériels » ; mais de ce constat, le Conseil d'Etat n'a hélas tiré aucune conséquence juridique contraignante, refusant d'enjoindre au Premier ministre et au ministre de la Santé de prendre sous 48 heures la mesure pourtant primordiale pour assurer le droit fondamental à la vie requise par le syndicat : « assurer la production à échelle industrielle de tests de dépistage ».
Des experts considèrent pourtant que la seule utilisation massive de ces tests et masques, couplée à un minimum de discipline individuelle, suffirait à juguler la pandémie sans porter atteinte aux libertés publiques (« In one Italian town, we showed mass testing could eradicate the coronavirus », theguardian.com, 20 mars 2020 : « Beginning on 6 March, along with researchers at the University of Padua and the Red Cross, we tested all residents of Vô, a town of 3,000 inhabitants near Venice – including those who did not have symptoms. This allowed us to quarantine people before they showed signs of infection and stop the further spread of coronavirus. In this way, we eradicated coronavirus in under 14 days »). « Testons, testons, testons », a préconisé le directeur général de l’OMS dès le 16 mars 2020 comme réponse majeure à la crise du coronavirus, éventuellement en parallèle à un confinement temporaire. Il est heureux que, dans sa conférence de presse du 21 mars 2020, changeant une nouvelle fois d'avis (v. Lilian Alemagna, « Crise sanitaire : dans la tempête, les cinq moments où l'exécutif a viré de bord », libération.fr, 22 mars 2020), le ministre de la Santé ait reconnu que la France devait « faire évoluer rapidement sa stratégie » sur les tests contre le coronavirus ; mais des discours aux actes, il y a encore une marge qui paraît d’autant plus difficile à franchir que la massification du dépistage dépend de facteurs que le gouvernement ne maîtrise pas (Géraldine Delacroix et Rozenn Le Saint, « Derrière l’absence de dépistage massif au covid-19, la réalité d’une pénurie », Mediapart, 21 mars 2020 : « le laboratoire hollandais qui a fourni les produits nécessaires à l’Institut Pasteur et aux hôpitaux français n’est pour l’heure plus en mesure de livrer la France pour le moment »)…

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Combattre cette pandémie et prévenir celles à venir suppose en particulier : 1/ de rechercher et comprendre la source de sa naissance (l’entassement dans des cages d’animaux sauvages dans des marchés insalubres) et de sa propagation quasi-instantanée sur la planète ; 2/ en conséquence, de repenser totalement les choix politiques économiques et sociaux faits depuis des décennies (notre mode de vie, notre mode de production, notre mode de consommation) ; 3/ et par capillarité de redonner aux services publics nationaux une place éminente dans la collectivité nationale incluant les moyens d’exercer pleinement leurs missions (v. Frédéric Lordon, « Les connards qui nous gouvernent », blog.mondediplo.net, 19 mars 2020 : « une pandémie du format de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néolibéralisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capitalisme demande de garder constamment en mouvement frénétique. Elle rappelle surtout cette évidence qu’une société étant une entité collective, elle ne fonctionne pas sans des constructions collectives – on appelle ça usuellement des services publics »), ce qui implique entre autres de cesser, tel l'Avare de Molière qui ne donne que le bonjour, de payer leurs personnels de mots creux (la « reconnaissance » évoquée par le Premier ministre sur TF1 le 23 mars 2020 ou « le respect des gestes sanitaires » comme « meilleure prime que l'on peut donner aux soignants » selon les propos tenus sur RMC le 18 mars 2020 par le ministre de l'Action et des comptes publics) et de mettre enfin un terme à une gestion purement comptable tellement indigne qu'elle les conduit à pratiquer la mendicité en faisant appel à la générosité du public : la crise du coronavirus montre qu’en contrepartie d’économies de bout de chandelle immédiates, ce mode de gestion ultralibérale a un coût inouï à long terme sur les plans financiers et humains (le nombre de lits hospitaliers est passé de 11,1 pour 1 000 habitants en 1981 à 6,5 en 2013, ce qui rend inéluctable la saturation des équipements hospitaliers en cas de crise sanitaire majeure ; Anne-Laure Barret, « Pénurie de masque : enquête sur une faillite d’Etat », lejdd.fr, 21 mars 2020 : « A partir de 2013, alors que la menace d’une épidémie semblait s’éloigner, le bouclier sanitaire édifié en 2006 a été sacrifié, sur fond d’austérité budgétaire et de délocalisation de la production en Chine » ; Aurélien Rouquet, « Pénurie de masques : l’incompétence logistique de l’Etat français », lemonde.fr, 24 mars 2020).
Ainsi que le souligne un anthropologue de la santé, « les maladies chroniques seraient évitables à 80% si nous nous donnions les moyens de protéger la population plutôt que de sacrifier sa santé au profit d’intérêts industriels. Nous avons depuis des décennies accordé des facilités coupables à des industries hautement toxiques au détriment du bien commun et de la santé de la population » (Jean-Dominique Michel, « Covid-19 : fin de partie ?! », Anthropo-logiques, 18 mars 2020, qui ajoute que « le confinement général constitue un pauvre pis-aller face à l'épidémie dès lors qu’on manque de tout ce qui permettrait de lutter efficacement contre elle. Confiner l’ensemble de la population sans dépister et sans traiter, c’est digne du traitement des épidémies des siècles passés. La seule stratégie qui fasse sens est de dépister massivement, puis confiner les positifs et/ou les traiter, tout comme les cas à risque puisque c’est possible, comme on le voit en Chine et en Corée. Ni Hong Kong ni la Corée, deux territoires qui ont connu les plus faibles taux de mortalité face au Covid-19 n’ont imposé de confinement aux personnes saines. Elle se sont simplement organisées différemment »). Or, loin de commencer à freiner cette destruction méthodique des biens communs – en premier lieu celui du système public de protection de la santé –, le volet d'urgence économique de loi « épidémie Covid-19 » prolonge le sillage des paradigmes néolibéraux que l’actuel quinquennat a creusé (Romaric Godin, « Covid-19 : les efforts de « guerre » ne sont pas centrés sur le sanitaire », Mediapart, 19 mars 2020 : « Malgré les mesures d’urgence, le gouvernement n'ajuste pas l’ensemble de l’économie à la crise sanitaire. La lutte contre le Covid-19 n'est pas la seule priorité : il poursuit une stratégie de croissance en exigeant l’adaptation des salariés »).

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Lorsque sera passé l’effet de sidération né de l'inéluctable confinement généralisé de toute la population française voire désormais d’une partie substantielle de l’humanité, il faudra sérieusement questionner l’aptitude de nos gouvernants à juguler une épidémie dont non seulement ils n’avaient pas saisi l’ampleur jusqu’au 11 mars dernier – il suffit à cet égard d’avoir à l’esprit les assurances de la porte-parole du gouvernement le 4 mars sur France Inter (« on va pas fermer toutes les écoles de France. Quand il y a une épidémie de grippe, on ne [les] ferme pas. si nous basculons malheureusement en stade 3, on ne va pas arrêter la vie de la France. Si ça circule partout, on laisse les gens vivre, et on protège les plus fragiles (...). Il n'y a franchement pas de raison d'annuler ces élections. (...) Le virus se transmet par les gouttelettes, mais ne se répand pas dans l’air. Dans un stade de foot, vous êtes à l’air libre, il n’y a pas de transmission par les airs. », ajoutant que les masques, qui ne souffrent « pas de pénurie », sont inutiles) ou l’incitation faite le 7 mars par le président de la République à continuer à se rendre au théâtre… – mais dont, tout comme l’agrégation de nos comportements individuels, leurs politiques publiques sont un vecteur essentiel de propagation.
Merci à Christian Creseveur pour le dessin.