Au palmarès des articles de la Constitution devenus les plus célèbres, il y a bien sûr le 49.3, suivi de près par l’article 47-1. Désormais, pour compléter le podium, il faudra compter sur la présence de l’article 11 qui, dans ses alinéas 3 à 6, définit les modalités de mise en œuvre du référendum d’initiative partagée (RIP) … une présence qui risque de décevoir celles et ceux qui en sont devenus des fans inconditionnels !
Le RIP sur la réforme des retraites semble cocher presque toutes les cases permettant la validation de ce RIP …
C’est sur le fondement de cet article 11 que 249 députés et sénateurs ont déposé et transmis auprès du Conseil Constitutionnel, le 20 mars 2023, une proposition de loi comportant un article unique qui dispose que « L’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite (…) ne peut être fixé au‑delà de soixante‑deux ans », et c’est donc cette règle, actuellement en vigueur, que ces parlementaires ont pris l’initiative de soumettre au vote des électeurs par la voie d’un référendum.
Les modalités d’organisation du RIP, fixées par les articles 11 et 61 de la Constitution, sont complexes et révèlent une mise en œuvre lourde et paraissant interminable, la première d’entre elles étant de présenter une proposition de loi, laquelle doit être validée par le Conseil Constitutionnel qui en vérifie la conformité au regard de la Constitution.
S’agissant du RIP dont le Conseil a été saisi le 20 mars dernier, les conditions préalables de forme ont bien été respectées (proposition de loi référendaire déposée par au moins un cinquième des membres du Parlement). De même en est-il, à la date de cette saisine, de celle qui interdit un RIP ayant pour objet d’abroger une disposition législative promulguée depuis moins d’un an, ou encore celle qui proscrit de porter sur le même sujet qu’une proposition de loi rejetée par référendum il y a moins de deux ans.
Enfin, le Conseil Constitutionnel vérifie à ce stade que la proposition de loi n’enfreint aucune autre disposition de la Constitution. En particulier, il contrôle sa recevabilité[1] au regard de l’article 40 de la Constitution selon lequel « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence … la création ou l'aggravation d'une charge publique » : dans le cas présent, la proposition de loi sur le RIP est sur ce point recevable à la date à laquelle le Conseil Constitutionnel a été saisi, dès lors qu’à cette même date elle ne modifie pas la mesure d’âge d’ouverture des droits à la retraite fixée à 62 ans depuis 2010 et, par conséquent, n’est pas de nature à augmenter les dépenses publiques.
… sauf peut-être l’une d’entre elles : le RIP porte-t-il sur une réforme au sens de l'article 11 de la Constitution ?
Le Conseil Constitutionnel doit également, et peut-être même surtout, vérifier au préalable que l’objet de la proposition de loi répond parfaitement à la condition fixée à l’alinéa 1er de l’article 11, à savoir qu’il doit, dans le cas présent, porter « sur des réformes relatives à la politique économique, sociale … de la nation et aux services publics qui y concourent …».
Il n’est certes pas contestable que l’objet du RIP concerne une mesure relative la politique sociale de la nation. De même, la circonstance que la proposition de loi ne porte que sur une mesure unique exprimée en quelques mots, celle de l’âge de l’ouverture des droits à la retraite, n’est pas rédhibitoire. Cette mesure est en effet une clé de voute du droit de la sécurité sociale appliqué à l’assurance vieillesse dont l’impact sur la vie sociale de la population est considérable : sur ce point, l’exposé des motifs de la proposition de loi est d’ailleurs convaincant.
Mais cela ne suffit pas pour considérer que cet objet caractérise la volonté de réformer une situation juridique en vigueur à la date du dépôt de la proposition de loi.
Sur ce point, le Conseil Constitutionnel a clairement exposé son raisonnement à l’occasion d’une décision très récente prise à propos d’une proposition de loi sur un RIP visant à instaurer une mesure d’ordre fiscal[2], proposition qu’il n’a pas validée au motif qu’il s’agit d’une mesure « qui se borne à augmenter le niveau de l'imposition existante des bénéfices de certaines sociétés. Elle ne porte donc pas, au sens de l'article 11 de la Constitution, sur une réforme relative à la politique économique de la nation ».
Le commentaire de cette décision, rédigé par le Conseil lui-même[3], est à ce titre particulièrement intéressant. Il confirme que la proposition en cause « ne constituait pas une « réforme » au sens de l’article 11 de la Constitution, c’est-à-dire une modification suffisamment importante de la structure de la fiscalité … ». Le Conseil Constitutionnel explique en effet qu’il ressort clairement des travaux parlementaires qui ont introduit la notion de « réformes relatives à » de l’article 11, que « … le constituant a considéré que le champ de cet article devait porter sur des questions capitales et stratégiques. La notion de réforme a ainsi été conçue comme renvoyant à des projets législatifs d’une certaine ampleur, porteurs de changements importants pour les citoyens appelés à participer à la consultation référendaire …».
S’agissant du RIP sur la réforme des retraites, se pose alors une question : celle de savoir si la réforme telle qu’elle se dégage des termes de la proposition de loi est porteuse de tels « changements importants » à la date à laquelle elle a été déposée et transmise au Conseil Constitutionnel.
Or, à cette date, la proposition de loi sur le RIP ne change rien à la situation existante : la mesure d’âge de 62 ans qui serait soumise au référendum ne modifie pas, en effet, celle fixée par la loi de 2010 toujours en vigueur.
Certains pourraient penser que cette question de dates et d’appréciation d’une situation à une date donnée sont sans grande importance eu égard à l’enjeu de la question posée.
Mais ce n’est pas ce qui ressort de la Constitution et de la loi organique qui encadre les obligations et les conditions du contrôle confié au Conseil Constitutionnel lesquelles, s’agissant d’une proposition de loi sur un RIP, lui imposent de vérifier « « Que son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l'article 11 de la Constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d'enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel »[4] : l’exemple de la décision susmentionnée d’octobre 2022 illustre ainsi le caractère approfondi du contrôle a priori exercé par le Conseil Constitutionnel sur l’objet de la proposition de loi, et en fonction de la situation constatée à la date de sa saisine.
Quant à la circonstance qu’une nouvelle loi sur les retraites fixe à 64 ans la date de départ à la retraite, elle ne peut avoir d’incidence sur sa décision relative au RIP, dès lors que cette loi n’a été ni validée ni par conséquent promulguée, et qu’elle ne produit donc, à ce jour, aucun effet juridique : il serait vraiment surprenant que le Conseil se réfère à un futur encore éventuel, sauf à ce qu’il ferme les yeux sur une stricte application des dispositions de la loi organique précitées au risque, s’il devait valider à la fois la nouvelle loi sur les retraites et l’organisation du RIP, de générer une situation juridiquement incompréhensible, incohérente et incontrôlable.
C’est par conséquent pour toutes ces raisons que le Conseil Constitutionnel serait fondé à refuser la validation de la proposition de loi sur le RIP qui vient de lui être soumise, et pour des motifs équivalents à ceux de sa décision d’octobre dernier.
A quoi peut-on s’attendre ?
Les deux décisions qui seront rendues dans quelques jours par le Conseil Constitutionnel sont particulièrement attendues.
La loi sur les retraites pourrait être validée en tout ou partie : une telle décision, qui admettrait la possibilité pour l’exécutif de légiférer sur une réforme de très grande ampleur en passant en force par une loi de financement de la sécurité sociale simplement rectificative, serait pour le moins audacieuse et, pour certains (dont je fais partie) juridiquement incompréhensible et préoccupante, d’autant qu’une telle décision ferait jurisprudence et permettrait au gouvernement de succomber à nouveau à la tentation de légiférer sur d’autres réformes d’envergure en empruntant la même voie.
En outre, une validation même partielle n'affecterait probablement pas l’article 7 de la loi. Le Conseil Constitutionnel s’est déjà prononcé en 2010 sur une question équivalente lorsqu’il a été amené à examiner la mesure faisant passer de 60 à 62 ans l’âge d’ouverture des droits à une pension de retraite : il n’y a aucune raison qu’il revienne sur sa jurisprudence (sauf à retenir un grief auquel il n’avait pas eu à répondre en 2010), et il lui suffirait d’ailleurs, dans le cas présent, de reprendre mot pour mot sa motivation d’alors[5].
Dans cette hypothèse, il est peu probable que la proposition de loi sur le RIP soit validée, cette fois pour les motifs qui viennent d’être exposés.
Mais, à l’inverse, cette loi sur les retraites pourrait être (selon moi, devrait être) intégralement invalidée en retenant le grief tiré du détournement de la procédure de l’article 47-1 de la Constitution voire, le cas échéant, celui tiré de l’insincérité[6]. Dans cette hypothèse, qui règlerait automatiquement la question de l’âge de départ à la retraite, la proposition de loi sur le RIP deviendrait sans objet, et le Conseil pourrait ainsi se passer d’y statuer.
Alors, il reste encore quelques jours à ceux qui s’opposent à cette « réforme » pour insister, auprès de l’opinion et des médias, sur le détournement de procédure et l’insincérité qui caractérisent l’élaboration de la loi actuellement examinée, plutôt que de consacrer trop de temps à se focaliser sur les mérites d’un RIP dont le sort paraît bien incertain.
NOTES :
[1] Décision n° 2013-681 DC du 05/12/2013, §8.
[2] Décision n° 2022-3 RIP du 25/10/2022 : proposition de loi portant création d’une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises
[3] Commentaire publié sur le site internet du Conseil Constitutionnel.
[4] Article 2 (dernier alinéa) de la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l'article 11 de la Constitution.
[5] Extrait des motifs de la décision (n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010 §8 et 9) sur la loi portant réforme des retraites, dite « loi Woerth : Sur le report à soixante-deux ans de l’âge d’ouverture des droits à une pension de retraite : (…)
Considérant que l'exigence constitutionnelle résultant des dispositions précitées implique la mise en œuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités ; qu'il est cependant possible au législateur, pour satisfaire à cette exigence, de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées; qu'en particulier, il lui est à tout moment loisible, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'article 34 de la Constitution, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; qu'il ne lui est pas moins loisible d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité ; que, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ;
Considérant qu'en adoptant la loi déférée, le législateur a voulu préserver le système de retraite par répartition, confronté à d'importantes difficultés de financement; qu'il a notamment tenu compte de l'allongement de l'espérance de vie ; qu'au nombre des mesures qu'il a prises figure le report à soixante-deux ans de l'âge légal de départ à la retraite, applicable, de façon progressive jusqu'en 2018, tant aux salariés du secteur public qu'à ceux du secteur privé ; qu'il a prévu ou maintenu des possibilités de retraite anticipée au bénéfice des personnes ayant eu des carrières longues, de celles ayant un taux d'incapacité de travail fixé par voie réglementaire, de celles exposées à des « facteurs de pénibilité » et atteintes d'incapacité permanente, des travailleurs handicapés ou des personnes exposées à l'amiante ; que, ce faisant, il a pris des mesures qui visent à garantir la sécurité des vieux travailleurs conformément au Préambule de 1946 ; que ces mesures ne sont pas inappropriées à l'objectif qu'il s'est fixé ;
[6] Point de vue exposé notamment dans la lettre ouverte que j’ai adressée au Conseil Constitutionnel : https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/030423/reforme-des-retraites-le-pronostic-vital-de-la-constitution-est-engage.