Il n’est pas inutile de rappeler que la « réforme » des retraites légitimement contestée depuis sa promulgation a été arrachée par le gouvernement, sans vote du Parlement, en faisant usage de l’article 49.3 de la Constitution. Mais il n’y a rien d’illégal à cela, puisque la Constitution le permet.
En revanche, se posait et se pose toujours, à mon sens, une question majeure qui ne semble pas, malheureusement, avoir suscité beaucoup d’intérêt : il s’agit de celle du bien-fondé de la procédure choisie par le gouvernement pour faire passer en force cette réforme, à savoir la procédure de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale découlant de l’article 47-1 de la Constitution relatif aux lois de financement de la sécurité sociale, alors que c’est la voie normale de l’article 34 de la Constitution qui aurait dû être empruntée pour légiférer sur un sujet aussi vaste et complexe.
Rappelons en effet que cet article 34 définit le domaine de la loi ordinaire au nombre desquelles figure celle qui « … détermine les principes fondamentaux :…du droit de la sécurité sociale »[1]. Dans une décision de 2016[2], le Conseil Constitutionnel avait alors précisé que ce droit de la sécurité sociale recouvre « la détermination des prestations et des catégories de bénéficiaires ainsi que… la définition de la nature des conditions exigées pour l'attribution des prestations » : ces conditions, ce sont par exemple les règles qui portent sur l’âge de départ à la retraite ou sur le nombre de trimestres cotisés. Tel est le sens de ces dispositions de la Constitution, un sens éclairé par le Conseil Constitutionnel qui invitait clairement, pour légiférer dans ces matières, à emprunter cette voie ordinaire permettant au Parlement de prendre le temps qu’il faut pour en débattre, et non une voie d’accélération, comme celle de l’article 47-1 qui ne concerne que des lois de financement (essentiellement des lois de chiffres) dont l’objet est de tirer, année après année, les conséquences financières des règles du droit de la sécurité sociale établi par la loi ordinaire.
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Il est vrai que l’ultime version de la loi organique prise en application de l’article 47-1 de la Constitution applicable depuis peu (à savoir depuis le 1er septembre 2022 …)[3], comporte des dispositions qui ne ferment pas entièrement la porte permettant d’introduire « à titre facultatif », dans une loi de financement de la sécurité sociale, des mesures, non exclusivement financières, relatives à des questions relevant normalement du droit pur de la sécurité sociale. Mais cette opportunité est conditionnée : ces mesures juridiques doivent obligatoirement viser un objectif destiné à assurer l’équilibre des comptes de la sécurité sociale sous peine d’être écartées par le Conseil Constitutionnel comme ayant la nature de « cavaliers sociaux ». Ces mesures peuvent, le cas échéant, s’appliquer au-delà de la seule année concernant la loi de financement votée.
Mais cette faculté offerte au gouvernement est cependant encadrée et assortie de conditions incontournables.
En vertu de cette loi organique[4], « Ont le caractère de loi de financement de la sécurité sociale : 1° La loi de financement de la sécurité sociale de l'année ; / 2° La loi de financement rectificative de la sécurité sociale ; / 3° La loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale ».
- La loi de financement de l’année (pour 2023, il s’agit de celle, promulguée le 23 décembre 2022) permet d’intégrer des mesures « facultatives » ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires non seulement au titre de l’année, mais également au titre des « années ultérieures»[5] : rigoureusement parlant, il n’est donc pas formellement interdit d’intégrer dans la loi de financement elle-même une mesure ayant un effet sur plusieurs années, comme par exemple une prolongation de l’âge de départ à la retraite.
- La loi de financement rectificative qui a pour objet de « modifier en cours d'année les dispositions de la loi de financement de l'année»[6] permet également l’intégration de mesures dites facultatives « ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base », mais uniquement et expressément si ces mesures portent sur la seule année en cours : en toute rigueur juridique, les mesures adoptées par la loi de financement rectificative 2023 n’ont par conséquent d’effet que pour l’année 2023, sauf a mal interpréter les dispositions de l’article LO 111-3-12 du code de la sécurité social selon lequel « Peuvent figurer dans la loi de financement rectificative les dispositions relatives à l'année en cours : 1° Ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement (…) » : dans cette partie de la loi organique consacrée aux lois de financement rectificatives, il n’est nulle part prévu, contrairement à la partie relative aux lois de financement normales, d’autoriser l’adoption de mesures ayant un effet sur les années ultérieures. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé, comme on le verra plus loin, le Conseil Constitutionnel dans sa décision sur la loi litigieuse
- Enfin, la loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale d’une année n est une loi « de chiffres » qui, comme son nom l’indique est destinée à approuver les comptes de l’année précédente. Elle est logiquement votée au cours de l’année n+1. Cette loi est normalement déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale avant le 1er juin de l’année n+1[7] pour être votée avant la mise en discussion du projet de la loi de financement pour l’année n+2[8]. Ainsi la loi d’approbation des comptes 2023 (comprenant notamment les comptes de la loi de financement rectificative litigieuse 2023) a fait l’objet d’un projet de loi d’approbation qui n’a toutefois été déposée que le 19 juillet 2024, en raison de la dissolution de l’Assemblée Nationale le mois précédent).
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Que constate-ton en examinant les textes intervenus depuis le vote en 2022 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, jusqu’au vote de la loi de financement pour 2024 ?
- S’agissant de la loi de financement pour 2023 promulguée le 23 décembre 2022, elle ne comporte aucune disposition portant sur une quelconque modification du système des retraites : c’est d’ailleurs ce qu’avait relevé M. Isaac-Sibille, député, dans son rapport n° 274 relatif à la branche vieillesse déposé le 13 octobre 2022 au nom de la commission des affaires sociales sur projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, en reconnaissant que « ce projet de loi de financement présente deux particularités, pour la branche vieillesse. La première, anecdotique, est l’absence de toute mesure concernant cette branche… ». Or , comme on l’a vu, l’on aurait pu admettre l’introduction dans cette loi de financement de mesures relatives au régime des retraites, bien que le Conseil d’État était d’un avis contraire en soulignant, dès 2004, qu’un « projet de loi de financement de la sécurité sociale n’est pas, en raison des contraintes de temps et de procédure dans lesquelles est enfermé son examen par le Parlement, adapté à la mise en œuvre d’une réforme de fond et de grande ampleur » ou encore, en 2021, dans son avis donné sur ce point lors de l’examen de la loi organique, que l’article 47-1 de la Constitution comporte des limites et que « cette limitation vise notamment… à éviter que les lois de financement de la sécurité sociale ne servent de vecteurs à des réformes susceptibles de soulever des questions délicates dont l’examen n’est pas compatible avec les délais et les règles de procédure régissant ces lois » : c’est en ce sens que le Conseil d’État a conclu son avis en estimant « préférable de ne pas retenir ces dispositions qui comportent un risque constitutionnel au regard de l’habilitation donnée au législateur organique par le Constituant ». Mais cette recommandation est restée lettre morte !
- C’est donc à la surprise générale que la Première ministre de l’époque, Mme Borne, laissant toutefois passer les fêtes de fin d’année sans rien dire à personne, est venue annoncer début janvier, quelques jours après la promulgation de la loi précédente, que le gouvernement avait (malencontreusement… ?) oublié de soumettre au Parlement un certain nombre de mesures destinées à renforcer l’équilibre des comptes futurs de la branche vieillesse et qu’il fallait faire vite pour combler cette lacune : mais passer par la procédure de la loi ordinaire de l’article 34, comme ce fut le cas de toutes les réformes de retraites précédentes, était trop long, trop exigeant, trop fastidieux.
Pour le gouvernement, la procédure idéale pour éviter de s’enliser dans des débats interminables, mais aussi pour user de la facilité de mettre en œuvre, si nécessaire, l’article 49.3, était celle aux délais resserrés d’une loi de financement rectificative telle qu’elle est encadrée par l’article 47-1 de la Constitution et la loi organique prise pour son application. Et c’est ainsi que les parlementaires ont découvert qu’ils étaient tenus, toutes affaires cessantes, de débattre d’urgence, sans la moindre préparation et sans disposer d’informations essentielles, d’un projet de réforme des retraites dont l’ampleur dépasse largement la seule mesure de l’âge d’ouverture des droits à une pension de retraite[9]. Le problème, c’est que les parlementaires un peu désemparés (on peut les comprendre …) sont tombés dans le piège en acceptant un débat qui, juridiquement, n’avait pas lieu d’être dans les conditions imposées par le gouvernement. En effet, comme précisé précédemment, la loi de financement rectificative ne peut comporter de mesures ayant des effets sur des années « ultérieures » : dans son avis de 2021 sur la loi organique précitée, le Conseil d’État paraissait pourtant rassuré en pensant que cela n'arriverait jamais et en notant que si « en l’état actuel du droit, les lois de financement rectificatives sont susceptibles de comprendre les mêmes dispositions que les lois de financement de l’année, la proposition de loi organique retient une conception plus restreinte, limitée aux dispositions ayant un effet sur l’année en cours ». Il est incompréhensible que le gouvernement ait délibérément ignoré cet avis pertinent du Conseil d’État qui ne souffre d’aucune ambiguïté. - Pour être complet, il est indispensable d’examiner si les lois de financement intervenues l'année suivante n’auraient pas en quelque sorte régularisé cette aberration procédurale. S’agissant de la loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale 2023, elle n’a pas cette vocation et, en l’espèce, la question ne se pose de toute façon pas puisque le projet de loi d’approbation des comptes de l’année 2023 a été rejeté[10].
- Il reste enfin une possibilité qu’il convient de vérifier, cette fois dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 (promulguée le 26 décembre 2023). S’agissant des mesures dites facultatives, l’article LO 111-3-6 du code de la sécurité sociale prévoit en effet que « Peuvent figurer dans la partie de la loi de financement de l'année comprenant les dispositions relatives à l'année en cours : 1° Les dispositions ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base…». Cette année en cours est donc l’année 2023, et la question est donc celle de savoir si la première partie de la loi de financement pour 2024 examinée en 2023 reprend formellement, dans le strict respect des obligations prévues par la loi organique, les dispositions de la loi sur les retraites qui, nécessairement, ont un effet sur les recettes du régime de l’assurance vieillesse.
Or force est de constater à la lecture de cette courte première partie que n’y figure aucune des mesures facultatives de la loi sur la réforme des retraites[11], ni même un article qui énumère les numéros et valide d’une phrase les articles de cette loi. L’on trouve certes dans la loi de financement 2024 des dispositions sur cette réforme, mais elles ne concernent essentiellement, aux articles 90 et suivants, que le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon qui semble avoir été oublié dans la loi initiale, outre une mention d’ordre général à l’annexe A de cette loi pour confirmer une trajectoire financière, mais sans préciser le détail des mesures de la réforme. En tout état de cause, et encore une fois, la loi de financement pour 2024 ne reprend pas dans sa première partie, comme l’exige la loi organique, les détails de la réforme qui auraient pu permettre de regarder celle-ci
comme « validée » a posteriori par une loi de financement normale qui, formellement, ne l’interdit pas. - Cela étant, le Conseil Constitutionnel a validé la réforme et notamment la procédure mise en œuvre pour l’adopter. Mais sa décision[12] n’est pas franchement convaincante. Comme s’il était gêné, il cite quand même dans son propre commentaire accompagnant sa décision publiée sur son site l’avis négatif du Conseil d’État précité et n’omet pas, dans ladite décision, de rappeler que « L’article L.O. 111-3-12 fixe, quant à lui, les catégories de dispositions facultatives relatives à l’année en cours qui peuvent figurer dans une telle loi. Ses deux premiers alinéas prévoient à cet égard que peuvent notamment y figurer les dispositions relatives à l’année en cours ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base… ».
Mais dans la suite de son raisonnement, le Conseil Constitutionnel semble comme un peu gêné aux en soutenant que « si les dispositions relatives à la réforme des retraites, qui ne relèvent pas de ce domaine obligatoire, auraient pu figurer dans une loi ordinaire, le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard, mais uniquement de s’assurer que ces dispositions se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du code de la sécurité sociale». Or ce qui est, à mon avis, extrêmement gênant dans cette affirmation, c’est qu le Conseil Constitutionnel omet de prendre en compte une condition fondamentale inscrite à l’article LO 111-3-12, et qui fait toute la différence avec ce qu’autorise une loi de financement normale : l’obligation que les « catégories » mentionnées à cet article ne puissent porter et avoir d'effet que sur l’année en cours, et pas au-delà. En ce sens, la décision du Conseil Constitutionnel semble bien incompréhensible, sauf à considérer que la loi déférée a été validée, mais pour n’être appliquée qu’au titre de la seule année 2023 !
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Alors, pourquoi revenir aussi longuement sur cette affaire depuis son origine pour évoquer la question de la suspension de certaines dispositions de la « réforme » de la retraite, et surtout un aspect de sa portée ?
C’est en fait pour expliquer que cette réforme reste encore bien fragile juridiquement, à tel point que l’on peut considérer comme loin d’être aberrante l’idée, qui pourrait paraître surprenante, que ses dispositions, hormis celles concernant Saint-Pierre-et-Miquelon adoptées dans la cadre d’une loi de financement pour l’année 2024 (et non dans celui d’une simple loi rectificative), n’ont pu avoir d'effet et donc être solidement applicables qu’au titre de la seule année « en cours » 2023.
Si l’on a bien compris qu’une loi de financement de l’année peut comporter une mesure telle la prolongation à titre permanent, pour l’année en cours comme pour toutes les années à venir, de l’âge d’ouverture du droit à la retraite, alors qu’il ne peut en être de même dans le cadre d’une loi de financement rectificative, il convient alors de se poser la question de savoir si voter la suspension proposée (provisoire, puisqu’elle est limitée dans le temps) des deux mesures emblématiques de cette réforme (âge et nombre de trimestre pour obtenir une pension) ne revient pas, en réalité, à consolider solidement et définitivement sur le plan juridique ces deux mesures dès lors que l’article 45 bis proposé in extremis par le gouvernement[13] réécrit, en les amendant légèrement, les dispositions en cause de la loi litigieuse de 2023, mais cette fois pour qu’elles soient adoptées dans le cadre d’une loi de financement de la sécurité sociale ordinaire, et non rectificative.
En d’autres termes, le vote de cette suspension qui, par ricochet, graverait enfin dans le marbre sa réforme sur son aspect essentiel, à savoir l'âge de départ à la retraite, ferait sans doute l’affaire du gouvernement, en quelque sorte à moindre coût, et pas seulement pour de simples raisons de stratégie politique du moment. En revanche, le rejet de cette suspension confirmerait le maintien de la fragilité juridique de cette réforme : c’est, me semble-t-il, un peu le paradoxe qui ressort de ce débat.
Notes :
[1] Ce point a été notamment développé dans mon billet https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/150223/reforme-des-retraites-le-parlement-est-il-victime-d-un-detournement-de-procedure
[2] Décision n° 2016-742 DC du 22 décembre 2016.
[3] Loi organique n° 2022-354 du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale.
[4] Article LO 111-3 du code de la sécurité sociale.
[5] Selon l’article LO 111-3-7 du code de la sécurité sociale « Peuvent figurer dans la partie de la loi de financement de l'année comprenant les dispositions relatives aux recettes et à l'équilibre général pour l'année à venir les dispositions :
1° Ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement, à l'amortissement de leur dette ou à la mise en réserve de recettes à leur profit ou relatives, sous réserve du III de l'article 2 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, à l'affectation de ces recettes et applicables :
- a) A l'année ;
- b) A l'année et aux années ultérieures ;
- c) Aux années ultérieures, à la condition que ces dispositions présentent un caractère permanent ; (…).
[6] Article LO 111-3-9 du code de la sécurité sociale.
[7] Article LO 111-6 du code de la sécurité sociale.
[8] Article LO 111-7-1 : « Le projet de loi de financement de l'année ne peut être mis en discussion devant une assemblée avant l'adoption de la loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale afférente à l'année qui précède celle de la discussion dudit projet de loi de financement. ».
[9] Pour un résumé des insuffisances du gouvernement en matière d’informations, https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/210223/reforme-des-retraites-l-obstruction-pour-asphyxier-le-debat-vient-du-gouvernement.
[10]Assemblée nationale :https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048668665 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/approbation_secu_sociale_2023 - AN1
[11] Lire dans cette loi de financement de la sécurité sociale 2024 la « PREMIÈRE PARTIE : DISPOSITIONS RELATIVES AUX RECETTES ET À L'ÉQUILIBRE GÉNÉRAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE POUR L'EXERCICE 2023 (Articles 1 à 4) » : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048668665
[12] Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2023/2023849DC.htm
[13] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b1999_lettre-rectificative.pdf