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Billet de blog 19 mars 2023

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« Il ne faut pas gêner le bac » : réponse à Laurent Berger et quelques autres

Le leader de la CFDT a appelé les enseignants de lycée à ne pas empêcher la tenue des épreuves de spécialité du baccalauréat pour éviter de stresser les élèves. En refusant de surveiller les épreuves du baccalauréat pour protester contre la réforme des retraites, les enseignants instrumentaliseraient les élèves dans une lutte qui ne les concerne pas. En est-on si sûr ?

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Le bac aura-t-il lieu ? C’est la question qui commence à envahir l’espace médiatique puisque, hasard du calendrier, la colère populaire suscitée par l’usage par le gouvernement du 49.3 pour faire passer sa réforme sur les retraites, dont presque personne ne veut, explose précisément au moment où doivent avoir lieu les épreuves de spécialité de terminale. La question est donc posée aux enseignants censés surveiller les épreuves du baccalauréat : doivent-ils ou non faire grève les lundi 20 et mardi 21, jours de passage des dites épreuves ? Sur ce sujet, les syndicats sont divisés : si le SNES, principal syndicat des enseignants du secondaire appelle du bout des lèvres à faire la grève de la surveillance des épreuves, Laurent Berger secrétaire général de la CFDT, visiblement soutenu par celui de la CGT, Philippe Martinez, a appelé à « ne pas gêner le bac », Laurence Colin, secrétaire adjointe du syndicat de chefs d’établissement le SNPDEN, a, quant à elle déclaré qu’on « n’avait pas à prendre en otage les élèves ». En tant qu’enseignant amené à surveiller les dites épreuves, il est bien naturel que je me pose la question et que je tente d’y répondre, non seulement pour moi, mais pour l’ensemble de mes collègues confrontés au même dilemme.

Du côté de ceux qui appellent à ne pas perturber les épreuves du bac, il y a un argument simple : il ne faut pas ajouter au stress des élèves en faisant peser « une épée de Damoclès » (la formule n’est pas de moi) sur leurs têtes innocentes. À vrai dire cet argument qui peut tout à fait s’entendre est formulé par ceux qui le défendent avec une telle outrance qu’il appelle qu’on le considère en faisant un pas de côté. En effet qu’une représentante syndicale reprenne sans nuance cette formulation grotesque de « prise d’otage » laisse songeur. Mais faisons comme si nous la prenions au sérieux. Qu’est-ce qu’un otage ? Quelqu’un que l’on retient, parfois contre son gré, mais pas toujours, pour faire pression sur une tierce personne afin d’obtenir quelque chose en échange. L’otage est donc considéré comme un moyen et non comme une fin. En refusant de surveiller les épreuves du baccalauréat pour protester contre la réforme des retraites, les enseignants instrumentaliseraient les élèves dans une lutte qui ne les concerne pas. En est-on si sûr ?

D’abord, il y aurait une première remarque à faire sur le fait que ce qui caractérise le camp d’en face, c’est l’absence complète de remords et de scrupules. Et quand on me parle de stress et de maltraitance des élèves, c’est surtout à ce camp d’en face que je pense. S’il y a bien une chose que je ne pourrai jamais pardonner à Emmanuel Macron, à Jean-Michel Blanquer, à Christophe Castaner, à Gérald Darmanin, c’est l’extrême brutalité avec laquelle ils ont traité la jeunesse en général et les lycéens en particulier. Eux n’ont pas considéré les lycéens comme des otages, parce qu’au moins les otages on en prend soin, mais comme des ennemis à humilier et à soumettre, quitte à leur dénier toute humanité. Il y a des choses qu’on n’oublie pas, qu’on ne peut pas oublier. On me rétorquera évidemment que nous n’avons pas à nous comporter comme ceux que nous combattons et que l’intérêt de nos élèves doit être pour nous un impératif catégorique auquel nous ne saurions déroger. Et je suis d’accord, encore faut-il pouvoir définir quel est cet intérêt.

À vrai dire ce mouvement s’inscrit dans une séquence plus vaste qui avait commencé juste avant la crise du COVID. On se souvient peut-être – c’était il y a tellement longtemps, en 2019 et 2020 – du mouvement de protestation des professeurs et des élèves contre la réforme du baccalauréat voulue par Blanquer. Déjà à l’époque, il était question de prise d’otage, de stress des élèves et autres éléments de langage habituels des éditorialistes de plateaux. Mais la situation était différente puisque le motif de la grève concernait directement les lycéens dans la mesure où il s’agissait des modalités de passage du baccalauréat. Je me souviens que pour prendre ma décision de faire grève ou non lors du passage des E3C (pour le détail de ces défuntes épreuves, je renvoie mon lecteur à l'explication que j'en avais donnée à l'époque), j’avais demandé aux délégués de la classe de première que j’avais en charge cette année-là ce qu’’ils en pensaient. Ils m’avaient répondu, après mûre réflexion et la décision n’allait pas de soi, qu’ils souhaitaient le blocage des épreuves. J’avais donc fait grève, en vain, croyais-je, puisque les épreuves avaient pu tout de même avoir lieu. Mais dans des conditions tellement apocalyptiques que Blanquer avait dû revoir sa copie et que le principe des E3C avait été abandonné l’année suivante.

La situation est différente cette année. Le motif de la grève, le rejet de la réforme des retraites, ne concerne que de loin les élèves que nous avons en face de nous. Mais on a vu au cours de ce mouvement que ce rejet était l’expression d’un malaise bien plus profond portant sur le sens et l’organisation du travail. En faisant grève, nous stresserions nos élèves ? Mais ne les stressons nous pas déjà, ne nous stressons-nous pas nous-mêmes en acceptant les conditions folles dans lesquelles on nous demande de travailler ? Il faut boucler un programme particulièrement ambitieux avant le mois de mars. Programme qu’on a saucissonné quitte à le défigurer puisque sinon ça ne rentrait pas dans les délais impartis (en Humanités, littérature et philosophie, que j’enseigne, on est ainsi amené à traiter deux chapitres qui sont censés s’articuler avec les quatre autres étudiés après les écrits en même temps qu’on prépare les élèves au Grand Oral). Et pourquoi ? Pour que les notes obtenues aux épreuves de spécialité puissent compter pour parcoursup, qu’on puisse trier les élèves selon un système digne des dystopies à la Hunger games. Autrement dit, nous sommes les otages – puisque prise d’otage il y a – d’un algorithme. Et on nous parle de ne pas stresser les élèves ?

Mais ce mouvement qui embrase le pays, n’est-ce pas précisément l’occasion rêvée pour remettre en cause les saloperies qu’on nous demande de faire ? Continuerons-nous à accepter d’être complices d’un système qui maltraite les jeunes comme il le fait ? Y aura-t-il d’autres occasions comme celle-là ? Si nous ne le faisons pas maintenant, quand le ferons-nous ?

Encore une fois, comme il y a trois ans, je ne sais pas encore si je ferai grève. Il y a une Assemblée générale demain dans mon lycée prévue juste avant les épreuves. J’y ferai valoir les arguments que j’ai développés dans cette note de blog. Je chercherai à convaincre. Si je n’y arrive pas, n’ayant aucune appétence pour le statut de héros solitaire, j’appliquerai le programme des sociétés modernes tel qu’il a été défini par Foucault, surveiller et punir. Je surveillerai, je corrigerai, avec toutefois à l’estomac ce sentiment d’écœurement que je ressens de plus en plus en accomplissant ce qu’on me demande de faire. Je le ferai malgré tout parce que je sais, contrairement à ceux qui nous gouvernent, qu’on ne peut pas avoir raison tout seul, et qu’en démocratie, si l’on n’a pas réussi à convaincre, il faut remettre son ouvrage sur le métier, encore et toujours.

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