Philippe Blanchet (avatar)

Philippe Blanchet

Professeur de sociolinguistique, département Communication et Centre d'Études des Langues, Territoires et Identités Culturelles, université Rennes 2. Membre de la Ligue des Droits de l'Homme.

Abonné·e de Mediapart

38 Billets

1 Éditions

Billet de blog 3 juillet 2023

Philippe Blanchet (avatar)

Philippe Blanchet

Professeur de sociolinguistique, département Communication et Centre d'Études des Langues, Territoires et Identités Culturelles, université Rennes 2. Membre de la Ligue des Droits de l'Homme.

Abonné·e de Mediapart

Du catalan au conseil municipal ? Le préfet, le TA et la religion du français

Les conseils municipaux de 5 communes des Pyrénées-Orientales ont modifié leur règlement intérieur pour que des conseillers municipaux puissent intervenir en catalan avec une traduction en français. Le préfet a saisi le tribunal administratif sur la base d’arguments abusifs et le tribunal lui a donné raison sur la base des mêmes erreurs. Les communes ont fait appel, avec raison mais peu d’espoir.

Philippe Blanchet (avatar)

Philippe Blanchet

Professeur de sociolinguistique, département Communication et Centre d'Études des Langues, Territoires et Identités Culturelles, université Rennes 2. Membre de la Ligue des Droits de l'Homme.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Entre juin et septembre 2022, les communes d’Amélie-les-Bains, Elne, Port-Vendres, Saint-André et Tarerach (de leurs noms historiques : Els Banys, Elne, Port-Vendres, Sant Andreu, Tarerac), ont chacune voté une même délibération qui modifie le règlement intérieur de leur conseil municipal : “Le rapporteur pourra présenter la délibération en langue catalane mais il devra toujours l'accompagner de la traduction en français. De même, les interventions des conseillers municipaux pourront se faire en langue catalane mais elles devront toujours être accompagnées de la traduction en français“. Il s’agissait de régulariser et de cadrer une pratique courante lors de ces conseils.

Éléments de contexte 

Ces communes se situent dans le Roussillon (au sens large), aire dont la langue historique est le catalan. Cette terre catalane est une prise de guerre de la France, par le Traité des Pyrénées (1659) qui a mis fin à la guerre des Trente Ans. Les rois d’Espagne et de France se disputaient les Pays-Bas jusqu’à la défaite des Espagnols à Dunkerque. Ils se sont échangés des territoires pour clore le conflit. Les populations n’ont évidemment pas été prises en compte. En Roussillon, plusieurs révoltes et de nombreuses formes de résistance ont eu lieu. Le 2 avril 1700, le roi publie un édit qui impose l’usage du français dans la justice et les actes publics. A partir de la politique linguistique autoritaire de la Terreur (1794), les Roussillonnais se voient imposées les mêmes obligations et interdictions que dans l’ensemble de la France. Cette politique bien connue a fortement réduit l’usage du catalan, réduction qui se poursuit, au point que le catalan soit considéré par l’UNESCO comme une langue en danger en France. Mais il y reste pour l’instant bien vivant. L’enquête sociolinguistique la plus récente (2015) montre que, bien que 40% des habitants seulement soient nés dans le département et 36% nés dans la moitié nord de la France, environ 60% de la population comprennent le catalan et 40% le lisent, 35% le parlent et 15% l’écrivent. 12% l’ont comme langue première (« maternelle ») et de moins en moins d’enfants. La population est favorable à 70% au bilinguisme français-catalan dans la vie publique et à 58% à la co-officialité. Le catalan a longtemps été, là comme ailleurs, langue d’administration, de justice, de littérature, d’éducation, de culture. Il l’est resté dans les États voisins, en Espagne (sauf sous la dictature franquiste qui l’avait interdit) et en Andorre où il est la seule langue officielle. Dans les 4 États européens et les régions où le catalan a un ancrage historique, il est partout au moins protégé par les institutions et souvent officiel, sauf dans un cas : la France.

 L’ensemble de ce contexte éclaire les usages du catalan dans les cinq conseils municipaux en question. Il donne à ces usages une légitimité historique, sociale, démocratique. Reste la question de leur légalité au sein de l’État français : d’une part, sa politique linguistique particulière est très défavorable à l’exercice des droits linguistiques fondamentaux et aux usages institutionnels d’autres langues dite régionales de France que le français, mais, d’autre part, ses textes juridiques comportent des contradictions et certains rendent possibles l’exercice de ces droits et de ces usages. Face à ces incohérences, les autorités supérieures que sont le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel affirment avec ténacité une interprétation réductrice et abusive de l’article 2 de la constitution actuelle, ignorant les autres textes pertinents qui ne vont pas dans leur sens, pour imposer le français comme langue souvent unique et toujours prioritaire dans la plupart des usages publics. Tout cela au prix de pseudo-raisonnements alambiqués, mal fondés, largement dénoncés par des juristes, des politistes, des sociolinguistes, des élus / élues, etc. : on a davantage affaire à la défense irrationnelle d’un dogme qu’à une analyse rationnelle des textes et des situations. C’est la même attitude que l’on retrouve dans l’affaire catalane.

Les arguments juridiques du préfet pour saisir le tribunal administratif

Le 6 octobre 2022, le représentant de l’État central qu’est le préfet du département saisit le tribunal administratif (TA) de Montpellier pour contester la légalité de la délibération votée par chacun des 5 conseils municipaux. Le 4 avril 2023, il dépose un mémoire où il soutient que :

  • “la délibération attaquée est contraire aux articles 1 et 2 de la Constitution ainsi qu'à l'article 1er de la loi du 4 août 1994 et à l'ordonnance de Villers-Cotterêts;
  • la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du 25 juin 1992 n'est pas contraignante;
  • les modalités pratiques de la traduction ne sont pas précisées ce qui pourrait susciter des difficultés pratiques;     
  • la primauté de la langue française est remise en cause par le règlement intérieur lorsqu'il prévoit que l'expression des conseillers municipaux a lieu d'abord en catalan avec une traduction en français dans un second temps;
  • la délibération attaquée méconnait les dispositions des articles L. 2121-13, L. 2121-18 et L. 2121-19 du code général des collectivités territoriales“.

 Examinons pour commencer les arguments que le TA ne retiendra pas. La mention de la Charte européenne est inutile : non seulement elle n’est en effet pas contraignante mais la France ne l’a pas ratifiée (elle a été considérée contraire à la constitution par une analyse erronée du conseil constitutionnel) et elle n’est pas utile à l’appui de la décision des communes puisque la France a ratifié d’autres traités internationaux, contraignants, qui devraient garantir le droit à s’exprimer dans sa langue première s’ils étaient respectés et appliqués (je vais y revenir). Le préfet s’appuie également sur 3 articles du code général des collectivités territoriales :

  • Article L2121-13 (loi de 1996) : Tout membre du conseil municipal a le droit, dans le cadre de sa fonction, d'être informé des affaires de la commune qui font l'objet d'une délibération.
  • Article L2121-18 (loi de 1996) : Les séances des conseils municipaux sont publiques. Néanmoins, sur la demande de trois membres ou du maire, le conseil municipal peut décider, sans débat, à la majorité absolue des membres présents ou représentés, qu'il se réunit à huis clos. Sans préjudice des pouvoirs que le maire tient de l'article L. 2121-16, ces séances peuvent être retransmises par les moyens de communication audiovisuelle.
  • Article L2121-19 (loi de 2015) : Les conseillers municipaux ont le droit d'exposer en séance du conseil des questions orales ayant trait aux affaires de la commune. Dans les communes de 1 000 habitants et plus, le règlement intérieur fixe la fréquence ainsi que les règles de présentation et d'examen de ces questions. A défaut de règlement intérieur, celles-ci sont fixées par une délibération du conseil municipal. A la demande d'un dixième au moins des membres du conseil municipal, un débat portant sur la politique générale de la commune est organisé lors de la réunion suivante du conseil municipal. L'application du deuxième alinéa ne peut donner lieu à l'organisation de plus d'un débat par an.

Aucun de ces articles ne mentionne pourtant de question de langue. La seule conclusion linguistique indirecte qu’on peut en tirer, c’est que les conseillers et conseillères, ainsi que le public qui assiste au conseil, doivent pouvoir comprendre ce qui est dit / écrit. L’argument sous-jacent du préfet, classique, est de faire semblant que “tout le monde comprend le français“ et donc que l’usage du français est la meilleure condition de compréhension générale. Mais il est faux. L’usage des deux langues principales des communes en question, les plus usitées par la population, permet au contraire de garantir davantage de compréhension que l’usage d’une seule langue, le français, qui n’est pas la langue première de l’ensemble de la population, ni de tous les membres des conseils (Mme Costa, maire d’Amélie, a grandi en catalan comme elle l’a rappelé sur France-Culture). Il est même probable qu’il y a, en Catalogne-Nord comme en Corse, en Bretagne ou dans les outre-mers, des personnes dont la compréhension du français est limitée. D’ailleurs les règlements intérieurs contestés garantissent bien que tout est aussi en français. Ils ne font qu’y ajouter une partie éventuelle en catalan, traduite en français.

Les arguments du tribunal administratif

Comme il fallait s’y attendre, le TA a préféré protéger l’idéologie linguistique d’État plutôt que prendre en compte l’ensemble du droit de façon cohérente et la situation sociolinguistique de façon démocratique. Il a donné raison au préfet et annulé les délibérations des conseils municipaux dans cinq décisions similaires du 9 mai 2023. Son argumentaire reprend plusieurs points d’appui avancés par le préfet : 

  1. En vertu du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution s'inspirant de l'ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice, dite ordonnance de Villers-Cotterêts, “La langue de la République est le français“. Aux termes de l'article 1er de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française : “Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics“ (...)
  2. Il ressort des dispositions citées au point 2 du présent jugement qu'elles imposent le français comme langue de la République et du service public et permettent l'usage d'autres langues, notamment régionales, en guise de traduction. Si, comme le soutient la commune en défense, la délibération du 13 juin 2022 n'impose pas l'utilisation du catalan, qui n'est qu'une possibilité offerte aux conseillers municipaux, elle permet, toutefois, aux conseillers municipaux d'utiliser le catalan comme mode d'expression principal, le français n'intervenant qu'en guise de traduction dans un second temps ce qui est contraire aux dispositions précitées. Une telle disposition va ainsi à l'encontre des dispositions précitées qui imposent le français comme langue de la République et du service public sans exclure l'usage de langue régionale en guise de traduction.

La mention de l’ordonnance de Villers-Cotterêts par le TA est, pour une fois, nuancée, puisqu’il précise qu’elle n’est qu’une “inspiration“ et porte sur “le fait de justice“. Sur ce dernier point, il a vu juste. En effet, contrairement à ce que fait croire la désinformation classique du roman national français, cette ordonnance porte exclusivement sur la justice : elle n’a pas fait du français la langue de l’administration ni, encore moins, la langue officielle. Elle n’a pas non plus rendu l’usage du français obligatoire à la place du latin. Elle a imposé l’usage de la langue maternelle des personnes concernées avec pour objectif principal qu’elles puissent comprendre la procédure judiciaire dans laquelle elles sont impliquées. Il suffit de lire le texte pour le voir mais la plupart des gens le citent sans l’avoir lu, fondant leur croyance sur le mythe que fait circuler l’appareil d’État. De nombreuses analyses d’historiens, de juristes et de sociolinguistes ont solidement établi cette portée réelle de l’ordonnance. A cette époque, c’était le provençal en Provence, le picard en Picardie, etc. et le catalan en Roussillon. Cela dit, les cinq communes en question ne sont de toute façon pas concernées par l’ordonnance de 1539 puisqu’à cette date, elles ne faisaient pas partie du royaume de France. La cour de cassation française a rendu un arrêt en 1862 à propos du Comté de Nice (qui venait d’être rattaché à la France), précisant qu’un texte antérieur au rattachement ne s’applique pas, comme le rappelle le juriste E. Landot. Ce n’est que par un autre édit de 1700, on l’a vu, que le français a été imposé en zone catalanophone.  Enfin, l’ordonnance de Villers-Cotterêts ne devrait pas non plus être évoquée comme argument juridique, surtout par un préfet de la République, puisqu’elle relève de la législation d’ancien-régime, qui a été abolie en 1789. Mais, quand il s’agit de consolider le mythe linguistique de l’idéologie nationale, on n'en est pas à une approximation de plus ou de moins. L’ordonnance de 1539 est le seul texte monarchique encore cité dans des décisions juridiques actuelles, comme le signale le juriste J.-M. Woerlhing :

  • L’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 concerne la rédaction des seuls actes de justice et vise à éliminer le latin (...). D’ailleurs beaucoup de jurisconsultes de l’époque ont interprété l’article 111 comme une interdiction de rédiger les actes en latin et non comme l’interdiction de rédiger les actes en basque ou provençal (...). Malgré cela, l’ordonnance de Villers-Cotterêts deviendra un texte emblématique de l’obligation de recourir à la langue française dans les actes de justice, et on l’interprétera souvent comme visant aussi les actes de l’administration publique. Elle sera l’un des rares actes de la période prérévolutionnaire à être considéré comme maintenu en vigueur dans la période contemporaine et cité comme droit positif dans les arrêts de la cour de cassation (en 1986 et 1987)[1]

Les communes ont d’ailleurs bien vu la bizarrerie de l’argument du préfet et ont déposé auprès du TA une demande de question prioritaire de constitutionnalité sur les articles 110 et 111 de l’ordonnance de 1539. Il apparait problématique en effet que des articles d’un texte signé d’autorité par un monarque au XVIe siècle soient mentionnés dans un texte juridique sous la Ve République... Cependant, “par une ordonnance du 21 février 2023, le président de la 5eme chambre a refusé de transmettre cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat“. Cette question sur un texte hautement symbolique et aussi puissamment exploité en France aujourd’hui ne semble pas pouvoir être posée : c’est probablement une sorte de sacrilège.

Le deuxième appui juridique fautif, c’est celui sur la loi du 4 aout 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite “loi Toubon“. Si en effet, elle prévoit depuis 1994 que le français est “la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics“, le préfet et le TA ne sont manifestement pas allés vérifier sa version en vigueur. Car ils y auraient vu que, depuis la promulgation en mai 2021 de la loi dite “Molac“ relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, l’article 21 de la loi Toubon a été modifié ainsi : “Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l'usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur“. La loi Toubon ne peut donc plus être invoquée comme argument contre quelque usage que ce soit d’une langue régionale, et encore moins quand il s’agit d’une action publique menée en sa faveur, ce qui est manifestement le cas ici.  

Reste l’article 2 de la constitution où a été inséré en 1992 : “la langue de la République est le français“. Cette formulation étrange a été et reste vivement critiquée. On s’attendait plutôt à “la langue officielle de la République est le français“. Mais il s’agit d’un article qui porte sur les emblèmes de la France. La formulation a une visée identitaire au moins autant que fonctionnelle. Elle ouvre sur toutes sortes d’interprétations, dont une interprétation monolingue rigoriste. Est-ce que cela impose une exclusivité ou une primauté dans toutes les circonstances ? Le texte ne le dit pas. Il impose qu’il y ait du français dans les documents officiels, les services publics, les institutions. Il n’interdit pas, comme le remarque le TA, des traductions dans d’autres langues, ce que confirmait la loi Toubon depuis 1994. Le TA a une interprétation selon laquelle le texte constitutionnel imposerait une “primauté“ du français. Ça n’est qu’une interprétation et elle ne parait pas plus fondée ni plus cohérente que celle qui considère, comme le font les communes attaquées, qu’il doit y avoir une version en français, qui fait foi (primauté statutaire), sans pour autant être la « première » à être présentée (primauté chronologique). Comment s’assurer que la personne n’aura pas pensé son propos en catalan avant de le traduire en français pour le présenter ? C’est invérifiable et on frise l’absurdité. Du moins tant qu’on ne pourra pas surveiller dans quelle langue une personne pense ou prépare son texte par des moyens technologiques intrusifs.

Les arguments que le préfet et le TA ont ignorés

En français, ignorer veut dire à la fois “ne pas savoir“ et “ne pas prendre en compte“. Il est souvent délicat de déterminer lequel des deux phénomènes se produit... C’est le cas ici, même si on peut difficilement imaginer que le TA, plus encore que le préfet, n’ait pas connaissance des lois. Il y a au moins deux textes ou séries de textes qui n’ont pas été pris en compte, ni même mentionnés, et pourtant qui s’imposent. 

Il y a l’ensemble des traités internationaux qui garantissent les droits fondamentaux et interdisent les discriminations. Comme l’a rappelé le Commissariat des Nations Unies pour les droits humains, les “droits linguistiques [sont] des droits de l’homme à part entière (...) l’interdiction de la discrimination empêche les États de désavantager ou d’exclure déraisonnablement des individus par des préférences linguistiques dans l’exercice de toute activité ou de tout service, soutien ou privilège“. La France a ratifié des textes contraignants sur (entre autre) le respect des droits linguistiques et l’interdiction des traitements différenciés sur une base linguistique : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, ratifié par la France en 1980, cf. article 26), la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (Conseil de l’Europe, ratifiée intégralement par la France en 1974, cf. article 14), la Charte Européenne des Droits Fondamentaux (Union Européenne, devenue contraignante pour tous les états les membres de l’UE en 2007, cf. articles 21 et 22). D'après l'Assemblée nationale et le Conseil d'État, les traités internationaux ont pourtant une valeur supérieure à celle d'une loi française et sont réputés constitutionnels sauf si une saisine du Conseil constitutionnel a conduit à interdire leur ratification. Le Conseil constitutionnel comme les TA devraient systématiquement vérifier ces engagements avant de statuer, ce qu’ils ne font manifestement pas, en tout en matière de langue, et on voit bien pourquoi : ces textes européens ou onusiens laminent radicalement l’idée d’une suprématie du français. En l’occurrence, interdire à un membre d’un conseil municipal dont le catalan est la langue première de s’exprimer dans cette langue dans une commune catalanophone, est une discrimination par rapport à un membre francophone du conseil d’une commune francophone (qu’elle soit catalane ou francilienne) qui, lui, peut s’exprimer dans sa langue première. Certes, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a estimé en 2010 que la question des langues de travail à l’intérieur d’une institution ne relève pas de son champ d’intervention (voir plus loin) mais quand des personnes se voient privées de prendre la parole dans la langue où elles se sentent le mieux à même de s’exprimer alors que d’autres en ont la liberté, on touche aux discriminations individuelles.

En 2023, le TA de Bastia, saisi par le préfet sur l’ile, a aussi annulé le nouveau règlement intérieur adopté à l’unanimité en 2021 qui disait “les langues des débats sont le corse et le français“.  Le rapporteur des Nations-Unies sur les questions relatives aux minorités a pris position après cette décision. Il a considéré que la position de la France est déraisonnable et discriminatoire, qu’elle ne respecte pas les engagements internationaux de la France et qu’elle doit être modifiée.

Cela nous conduit directement à l’autre texte ignoré, l’article 221 du Code pénal français, qui prévoit depuis fin 2016 que “Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes sur le fondement de (...) leur capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français“. C’est exactement ce que le TA a pourtant décidé : les catalanophones langue maternelle ou principale n’ont pas le droit “d’utiliser le catalan comme mode d'expression principal“ et ne peuvent l’utiliser que comme langue de traduction. A l’inverse, les francophones langue maternelle peuvent librement utiliser le français. Le TA impose ainsi de distinguer les membres du conseil municipal sur le fondement de leur capacité à s’exprimer en catalan ou en français : c’est une discrimination au regard du Code pénal et ça soulève bien sûr la question de l’égalité de traitement entre les élu.e.s ou entre les communes, puisque celles d’Ile-de-France par exemple ont le droit de tenir leur conseil dans leur langue historique, mais pas les communes situées dans des régions qui ont une autre langue historique que le français. 

Le TA propose une alternative encore plus problématique

En plus de sa dimension inégalitaire, la décision du TA vide de sens la possibilité de s’exprimer en catalan dans les conseil municipaux des communes catalanophones. Comme l’ont aussitôt remarqué de nombreux médias locaux, et comme l’a noté la maire d’Amélie-les-Bains sur France-Culture, pourquoi redire publiquement en catalan ce que tout le monde aura compris en français juste auparavant (même si c’est le résultat d’une traduction préparatoire préalable et invisible depuis le catalan) ? Sauf à le poser comme un acte militant... ce à quoi encourage le TA, probablement sans y avoir pensé. 

Précisément, c’est l’ordre d’apparition des langues que le TA rejette. Comme il s’agit de prise de parole, que dirait le TA d’une traduction simultanée ? Est-ce que, pour lui, le fait que la version en français commence deux secondes après la version en catalan, ce serait porter atteinte à la “primauté“ du français ? Le Conseil régional de Bretagne pratique cette traduction simultanée sans que le préfet, jusqu’ici, ne saisisse le TA. Il faut dire que ce n’est pas écrit dans le règlement intérieur du conseil.

Les communes ont fait appel et ont quelques chances de l’emporter

La jurisprudence peut paraitre constante et difficile à renverser. Le principal point de blocage, c’est l’article 2 de la constitution, modifié en 1992 en promettant qu’il ne serait pas utilisé contre les langues régionales. Des voix s’élèvent de plus en plus pour le modifier à nouveau puisqu’il est instrumentalisé pour bloquer de nombreux droits linguistiques et de nombreuses pratiques plurilingues, alors même qu’il n’a pas été écrit pour ça, comme le prouvent les déclarations des élus lors des débats qui ont conduit à son adoption.

En 2006, le Conseil d’État avait déjà interdit l’usage du tahitien lors des débats à l’assemblée territoriale de Polynésie française, inscrit dans le nouveau règlement intérieur depuis 2004. La procédure intentée contre la France auprès de la CEDH par une élue polynésienne a été jugée irrecevable en 2010 et la CEDH s’est déclarée incompétente, s’agissant de langue de travail interne à une instance. Mais, en 2010, la législation française n’était pas la même et la lutte contre les discriminations moins avancée au niveau international.

Et pourtant, dans tous ces cas, il ne s’agit que de prises de paroles à l’oral pendant les débats, les textes restant en français -or ce sont bien les textes qui ont valeur juridique d’actes administratifs. Et pourtant dans le cas catalan, une traduction en français est systématiquement garantie, sage précaution qui n’aura pas suffi. Les communes catalanes ont décidé de faire appel. Sur le fond, elles ont raison. E. Landot conclut qu’un débat juridique est possible sur la décision du TA de Montpellier. Les contradictions internes du droit français, les traités internationaux ratifiés, la question des “valeurs“ démocratiques et humanistes, un appel au retour à la raison, sont des arguments de poids. 

Face à la crispation identitaire de l’État et de sa justice administrative ou constitutionnelle autour de langue française, au point de se mêler de la langue dans laquelle discute le conseil municipal d’un village, l’espoir d’obtenir une décision conforme à la situation sociolinguistique, à la volonté démocratique locale et aux grands principes des droits humains, est mince mais pas inexistante. Ainsi, en 2014, le TA de Quimper avait jugé que la graphie du prénom du petit Fañch avec un ñ menaçait l’unité de la France. En 2018 la cour d’appel donnait raison aux parents et en 2019 la cour de cassation rejetait le pourvoi de l'État. Tout ça pour un ñ, qui, du reste, est utilisé en français depuis le Moyen-âge (y compris dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts) et encore aujourd’hui dans des mots empruntés à l’espagnol. Au final, en censurant l’article 9 de la loi Molac, le Conseil constitutionnel a rejeté en 2021 mais de façon non rétro-active la possibilité d’usage de signes diacritiques non usuels en français pour écrire des prénoms régionaux ou étrangers... On observe donc des positions en zig-zag.

Dans son analyse des affaires récentes de règlements intérieurs d’instances de collectivités territoriales, corse et catalanes, l’avocat E. Landot rappelle que “ce que l’on demande à un juge, ce n’est pas d’exprimer son opinion sur le droit tel qu’il devrait être à sa fantaisie“. S’il ne s’agissait ici que de cela, les communes pourraient être presque sures d’obtenir en appel une correction de l’erreur commise par un juge “fantaisiste“ au TA, comme ça a presque été le cas pour le prénom Fañch. Mais la question fondamentale va bien plus loin : il s’agit de convaincre des tribunaux et des instances juridiques supérieures qui ont endossé jusqu’ici le rôle de gardiens orthodoxes d’une religion linguistique d’État. Cette nouvelle jurisprudence ramènerait du réalisme, de la mesure et de la rationalité dans le traitement des questions sociolinguistiques en France.

Note:

[1] Woerlhing, J.-M., 2014, « Histoire du droit des langues en France » dans Kremnitz, G. (dir.), Histoire sociale des langues de France, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 72.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.