Petite retour sur le premier épisode : la décision du TA de Montpellier
J’ai rendu compte ici même du premier épisode de cette bataille judiciaire pour le respect des droits linguistiques fondamentaux en juillet dernier. J’y renvoie pour en comprendre le contexte sociolinguistique. J’y avais montré que, pour attaquer les décisions des communes catalanes, le préfet avait développé une argumentation remplie d’erreurs assez grossières mais bien représentatives des éléments du dogme de l’État en matière de langues de France. Le Tribunal Administratif de Montpellier avait, sans surprise, joué son rôle de garant de l’idéologie linguistique officielle et donné raison au préfet mais… il avait déjà été bien obligé de reconnaitre que certains arguments du préfet n’étaient pas directement recevables.
Il avait en effet reconnu que la portée supposée de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 était plus réduite (sans vérifier qu’elle ne s’appliquait pas dans le Roussillon !), bien que le tribunal ait refusé de façon tout à fait arbitraire de transmettre au Conseil d’État une Question Prioritaire de Constitutionnalité par lequel les 5 communes mettaient en question la validité de l’ordonnance d’ancien-régime. Elles ont pourtant raison, puisque ce texte, qui ne concernait que la justice, a été aboli en 1789, remplacé en 1794 par le décret du 2 Thermidor An II, et ne s’appliquait pas en Roussillon devenu français 120 ans plus tard. Le TA avait également commis une erreur de version de la loi du 4 aout 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite loi Toubon, puisqu’il n’avait pas pris en compte sa modification par la loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite Molac, de mai 2021. La loi de 1994 dit désormais "les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l'usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur".
Au final, c’est l’argument de l’article 2 de la Constitution de 1958, tel que modifié en 1992, qui l’a emporté: "la langue de la République est le français". Cette formulation est comprise comme imposant la "primauté" du français sur tout autre langue, ce qui relève, une fois de plus, d’une interprétation biaisée par l’idéologie de la suprématie générale du français, puisque rien de tel n’est dit de façon explicite dans cette phrase.
Mais, pour la première fois, le TA a admis la possibilité de l’usage d’une autre langue dans une instance officielle, en l’occurrence un conseil municipal, puisqu’il juge que le catalan peut être utilisé comme langue de traduction (orale ou écrite) après qu’un énoncé ait été prononcé en français. On passe ainsi d’une interprétation en termes d’exclusivité d’usage du français à une primauté non exclusive. C’est une avancée mais cela vide en grande partie l’usage du catalan de son utilité et ne résout pas le problème de l’égalité des droits des élu.e.s dont la langue première est le catalan (il y en a, comme pour 12% de la population) par rapport à ceux et celles dont le français est la première langue.
Fortes du caractère démocratique de leur décision, et de son fondement en matière de protection des libertés fondamentales par les traités ratifiés par la France, les communes ont fait appel.
Deuxième épisode : la décision en appel et ses nouveautés
Devant la Cour administrative d’appel de Toulouse, les communes ont, avec leurs avocats, contesté de façon très argumentée les arguments du préfet et du TA de Montpellier. En cela même, on constate une avancée significative du traitement juridique de la question linguistique, en général très mal connue des juristes (les spécialistes s'y comptent sur les doigts d’une main) et des tribunaux. J’ai montré récemment, ici aussi, qu’elle est même mal connue par l’instance constitutionnelle de protection contre les discriminations, le Défenseur des Droits.
Il faut noter que cinq élu.e.s de la commune d’Elne, deux élu.e.s de celle de Saint André, un élu de de Port-Vendres, un de Tarerach, se sont joints individuellement à l’appel déposé par leur commune, en argumentant de leur droit à s’exprimer en catalan pendant les délibérations du conseil municipal. Dans son argumentaire de défense, le préfet a contesté l’intervention en appel de ces personnes, considérant qu’elles n’auraient pas d’intérêt distinct, individuel donc, par rapport à celui de la commune. Or, dans sa décision rendue le 12 décembre (en fait une identique par commune), la cour administrative décide, tout au contraire, que ces personnes ont : "un intérêt distinct de celui de la commune de X, en tant que conseillers municipaux locuteurs du catalan, à l'annulation du jugement attaqué". Ce n’est donc pas qu’une question d’organisation de la vie institutionnelle de la commune, c’est aussi une question de droits individuels. Cette décision ouvre la voie à un recours auprès de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qui protège les droits individuels fondamentaux, dont les droits linguistiques font explicitement partie.
La Cour intègre aussi à son raisonnement la loi Molac de 2021 et notamment la modification de la loi de 1994. Elle en tire la conclusion que rien n’interdit aux élu.e.s de s’exprimer en catalan pendant le conseil municipal. Mais il l'intègre dans une conclusion tout à fait étonnante: "Il résulte de la combinaison des dispositions législatives précitées qu'elles n'interdisent ni n'autorisent expressément les élus d'un conseil municipal à s'exprimer dans une langue régionale au cours de leurs interventions orales devant ce conseil municipal". Ce faisant, la Cour contrevient à un principe absolument fondamental du droit selon lequel « tout ce qui n’est pas interdit est permis », tel qu’il est garanti par l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), préambule de la Constitution:
« La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas ».
Or, d’après la décision en appel, pour pouvoir utiliser une langue régionale dans les débats oraux d’un conseil municipal, non seulement il faudrait que ça ne soit pas interdit (et ça ne l’est pas) mais en plus il faudrait que ça soit autorisé ! Par ailleurs, rien ne prouve que parler aussi catalan avec une traduction en français qui fait foi, dans le conseil municipal d'un village dont le catalan est la langue historique, serait nuisible à la société: ce n'est qu'un préjugé puisque les effets n'en ont jamais été évalués et que la plupart des pays comparables à la France trouvent ce plurilinguisme tout à fait normal. Une fois de plus, on constate que les juridictions administratives sont prêtes à tout, et pas seulement aux faux arguments et aux erreurs manifestes d’appréciation, pour défendre la suprématie de la langue de Paris. C’est d’autant plus frappant que, en matière de protection de la liberté d’expression, pourtant protégée par l’article 11 de la même DDHC, comme l’indiquait le constitutionnaliste Guy Carcassonne en 2012, c’est la liberté qui prime : "C'est bien ainsi que le Conseil constitutionnel l'entend - sauf quand il est question de langues régionales..." (Guy Carcassonne, Les interdits et la liberté d’expression, 2012).
La décision clarifie une bonne fois pour toute, du moins on l’espère, la portée (posthume) de l’Ordonnance de 1539 en affirmant : « l'article 111 de l'ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice, dite « de Villers-Cotterêts », ne s'applique qu'aux décisions de justice » (et non à l’ensemble de l’administration) « et n'interdit donc pas non plus un tel usage d'une langue régionale lors du conseil municipal ». Elle aurait pu ajouter que l’ordonnance n’y prescrit pas non plus l’usage du français, interprétation abusive élaborée a posteriori, mais l’usage d’une langue de France qui soit la langue maternelle des justiciables afin qu’il n’y ait pas de doute sur la compréhension des décisions de justice, comme je l’ai montré ici (et d’autres travaux sont venus le confirmer définitivement). Mais cet ajout n’a probablement pas semblé indispensable à la cour ; il a même peut-être semblé trop « révolutionnaire » vis-à-vis de ce mythe linguistique du roman national.
Enfin, la cour affirme que le seul argument recevable, mais il est puissant, est bien celui des dispositions linguistiques de l’article 2 de la Constitution "telles qu'interprétées de manière constante par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État", formulation qui laisse entendre qu’il s’agit bien d’une interprétation et que cela pourrait être interprété autrement. Cette interprétation est donc que "l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public". Cela dit, la cour administrative d’appel précise, et c’est une première : "Les dispositions de l'article 2 de la Constitution ne font pas obstacle, en revanche, à ce que la présentation des délibérations et les interventions des conseillers municipaux, une fois exprimées en français, puissent faire l'objet d'une traduction en langue catalane".
Pour répondre à l’un des arguments des élu.e.s, celui de la liberté d’expression, il est tout à fait étonnant que la cour ajoute sans aucune argumentation, comme un postulat ou un dogme, "sans qu'y fassent obstacle les dispositions de l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen". L’article 11 dit clairement:
"La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi."
Ne pas y voir la contradiction manifeste avec la limitation de cette liberté par l’interdiction du moyen fondamental d’expression qu’est une langue, comme je l’ai argumenté là, relève d’un véritable aveuglement. Cette difficulté à y voir clair dès qu’il s’agit des autres langues historiques des populations et territoires relevant de la souveraineté française est tellement banale que c’est presque une règle.
On trouvera confirmation de cette difficulté en constatant qu’à peine un mois plus tôt, le 19/11/2024, la Cour administrative d’appel de Marseille a pris une décision inverse sur le même sujet. Sur requête de la collectivité territoriale de Corse qui contestait l’interdiction qui lui a été faite par le TA de Bastia, à la demande du préfet, d’utiliser le corse avec traduction en français dans les débats de son assemblée, la Cour a considéré que tout usage du corse y serait contraire à la constitution...