Pourquoi l’organisation de groupes de paroles spécifiques, en l’occurrence de victimes de racisme dans un syndicat étudiant, comme ça se fait d’ailleurs dans de nombreuses autres organisations, provoque-t-elle tant de réactions médiatiques et politiques ? Pourquoi deux ministres de l’éducation, « nationale » et « supérieure », allument-ils au dessus du cloaque inflammable des rancœurs nationalistes l’allumette dangereuse de la dénonciation d’un prétendu « islamo-gauchisme » qui « gangrènerait » l’université, en tout cas la recherche et l’enseignement en sciences humaines et sociales ? Pourquoi est-ce que « ça prend » alors que plusieurs études démontrent aussitôt la mécompréhension et le vide sur lesquels reposent ces accusations insensées ? Pourquoi une telle médiatisation et même des appels à agresser des universitaires qui défendent, à cette occasion, les libertés académiques une fois de plus menacées ? La réponse est à chercher, il me semble, du côté de l'idolâtrie « patriote » ou du déni « républicain » face aux critiques de graves défauts de la société française.
Expériences d’un chercheur sur les discriminations des usagers de langues minoritaires
Je suis moi-même universitaire, chercheur en sciences humaines et sociales. J’étudie les discriminations à prétextes linguistiques que j’ai appelées glottophobie, et qui sont corrélées à d’autres discriminations étudiées par des collègues dont je suis de près les travaux. Mes travaux ont été en général bien reçus et on déjà contribué à plusieurs changements dans la société française et dans les textes de lois. J’ai pourtant régulièrement été confronté, à ce sujet, à de fortes réactions de déni ou de refus, notamment de la part de personnels de l’éducation nationale ou de personnes aux convictions nationalistes (qu’elles appellent « patriotiques » et/ou « républicaines »), politiquement situées plutôt très à droite mais parfois aussi du côté d’une gauche dite « souverainiste ». Il s’agit parfois des mêmes personnes : membres de l’éducation nationale et adhérant à une certaine conception de l’unité nationale. Je n’ai donc pas été étonné que ce soit par deux ministres de l’éducation dite « nationale » (et ce n’est pas une dénomination anodine) et de l’enseignement supérieur et de la recherche (où des fonctionnaires à statut particulier n’ont ni supérieur hiérarchique ni « devoir de réserve »), que soient passées ces attaques. Lors d’une émission sur la glottophobie à la radio, un auditeur au téléphone m’a dit un jour « vous voulez nous diviser » (nous signifiant « les Français ») : il ne faut pas dire qu’il y a des différences et des inégalités fondées sur ces différences.
Un mythe national : l’exemplarité française
Il y a en effet des gens, nombreux, qui ont pour la France un attachement passionnel, irrationnel, religieux. Ils croient ou affirment, par naïveté ou aveuglement ou aussi par partialité, que la France est un modèle de république et de démocratie (d’ailleurs ils disent « la République » sans aucune autre précision), un pays de « liberté, égalité, fraternité » qu’ils croient être effectivement les « valeurs de la République », « le pays des Droits de l’Homme » et « des Lumières », qui a « le meilleure système de santé au monde », une langue « universelle, supérieure à toutes en clarté, en beauté et en précision », qui existerait depuis « nos ancêtres les Gaulois » dans des « frontières naturelles » et même géométriques (« l’hexagone ») de façon unifiée et « indivisible », et d’autres supposées qualités encore, bref une sorte de quintessence de société presque parfaite, un modèle de « bonnes pratiques » à vocation « universelle » qui aurait même justifié la colonisation dans ses « aspects positifs » pour apporter les « lumières » de la « la civilisation ».
Il faut dire que ce mythe national, construit progressivement à partir du 19e siècle, est un mythe officiel, fondamentalement constitutif de l’idéologie de l’identité nationale française, inculqué à l’envi par l’école « de la République » depuis l’époque de ses « hussards noirs », sans cesse psalmodié par une large partie des responsables politiques, des médias, et, par conséquent, de la population. La nation française, construite de façon volontariste et autoritaire à partir de la Révolution de 1789, a été pensée sur un projet d’homogénéité : une seule et même langue, une culture commune, un récit national avec ses mythes fondateurs, une fidélité affective appelée « patriotisme », le tout inculqué notamment par l’école en tentant d’ « anéantir » les « patois », les « particularismes » et tout autre attachement collectif. C’est exactement ce qui définit une « ethnie ». Entrer dans cette nation unifiée-uniformisée n’est possible que par « assimilation » (même dénommée « intégration »), c’est-à-dire en devenant « semblable » aux nationaux supposés tous similaires, et en abandonnant toute différence, éventuellement jusqu’à son nom, tel que le prévoit encore aujourd’hui la procédure légale de « naturalisation » (le terme, là non plus, n’est pas anodin).
Un autre mythe national : l’égalité à la française
Parallèlement à cette conception ethnique de la communauté nationale a été développée une conception de l’égalité fondée sur l’ignorance des différences, au double sens de « ne pas voir » et de « ne pas savoir ». D’où le principe fondamental et la pratique sans cesse réaffirmés de « l’égalité de traitement ». C’est pourtant une grave erreur de raisonnement (vision optimiste) ou une sale entourloupe (vision pessimiste). En effet, la question de l’égalité ne se pose que parce qu’il y a des différences entre les gens. S’il n’y a que des gens identiques, ils et elles sont, par définition tautologique, égaux. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit comme objectif, par une lutte contre les inégalités. Pour corriger les inégalités, il faut les identifier, les mesurer. Pour les combattre, il faut les compenser par un autre principe, celui de l’équité, qui consiste à donner plus ou autre chose à ceux et celles qui ont moins, et moins ou autre chose à celles et ceux qui ont plus. Il n’est pas étonnant, il est même cohérent, à cet égard, qu’en France la majorité des gens ne fasse pas la différence entre égalité et équité et croit que c’est la même chose. « Traiter les gens de façon équitable » est réduit à « traiter les gens de façon égale ». Or, traiter de façon égale des personnes inégales, c’est maintenir et même confirmer, voire renforcer, les inégalités, ce que la France fait très efficacement, et surtout, précisément, son système éducatif. On a même vu le Conseil supérieur de l’audiovisuel modifier en 2016 le comptage des temps de parole des candidat.e.s aux élections présidentielles en octroyant davantage de temps aux partis politiques qui avaient obtenu le plus de voix aux élections précédentes, en appelant ça « principe d’équité », alors que c’est exactement l’inverse de l’équité. La vision dominante de l’égalité à la française est un mythe qui dissimule les inégalités, présentes dans (presque ?) toutes les sociétés.
Ne pas voir et ne pas savoir
Ayant en tête cette vision mythique de la communauté nationale et de l’égalité de traitement, on peut croire que le système fondamental de la république française est juste, bon, exemplaire. Du coup « républicain » devient un argument définitif : tout ce qui est « républicain » est bon et incontestable, et réciproquement. Ce qui est bien pratique pour disqualifier les divergences et autres différences dont on ne veut pas et, par instrumentalisation, pour rejeter des personnes au nom d'une certaine conception d'une certaine identité nationale appelée "république"[1]. Car il est très probable (et même certain !) que ce ne soit pas par un aveuglement généralisé, par le seul jeu de l’hégémonie d'une croyance qui ne laisse imaginer aucune alternative, que tous et toutes communient à cette façon de penser la république française. Dans un ordre social inégalitaire, il y a des perdants et des gagnants, des pauvres et des riches, des faibles et des puissants, des défavorisés et des privilégiés (idem au féminin). Ces privilégié.e.s ont tout intérêt à maintenir hégémonique, y compris par les discours éducatifs, médiatiques et politiques, les mythes qui habillent leur conception, profitable, de « la République ». Ils et elles ont tout intérêt à disqualifier les différences, les divergences, les alternatives, à les faire passer pour des déviances.
C’est ainsi que, quand la France ratifie un texte international de protection des droits humains et des libertés fondamentales contre les discriminations (par exemple la Convention relative aux droits de l’enfant), elle exclut du champ de sa signature la protection des personnes relevant de « minorités ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques » au motif que la France ne reconnait pas (ne veut pas voir et ne voit pas) de « minorités » sur son sol. Et pourtant, de fait, il y a des gens dont le statut, les droits, l’accès aux ressources, sont minorés. Les recherches en sciences humaines et sociales le montrent. Quand en 2017 la France est pointée du doigt par la Commission des droits de l’Homme de l’ONU pour sa façon de traiter les questions linguistiques[2], elle répond que ce traitement découle de « sa conception très exigeante des Droits de l’Homme ».
C’est pourquoi, lorsque des personnes victimes de traitement inégalitaire et injuste, de discrimination donc, réclament d’avoir les mêmes droits que les autres, elles sont taxées de « communautarisme », puisque, dans la logique du système français, on n’a les mêmes droits que si on est identique, pas si on est différent. La conception communautariste de la nation française est projetée, comme seule catégorie de compréhension, comme filtre interprétatif, sur toute caractéristique différente même si les personnes ainsi caractérisées et minorées ne réclament en fait aucun traitement particulier et ne se conçoivent pas comme une communauté distincte[3]. Car l’éradication des différences est vouée à l’échec : la diversité est un principe consubstantiel du monde humain et social. L'ignorer, la rejeter, c'est forcément produire des inégalités.
« La France, tu l’aimes ou tu la quittes » contre « La France, tu l’améliores et tu la critiques »
Dès lors, le principe opposé à toute identification, toute mesure, toute correction éventuelle d’une inégalité ou d’une injustice, c’est « la France, tu l’aimes ou tu la quittes » car il n’est pas pensable qu’elle puisse fonctionner, encore moins être, autrement. Les affiches de Pétain ne disaient pas autre chose en 1941 : « Critiquer, récriminer, c’est agir contre la France. Taisons-nous ». L’adjectif « républicain » devient le synonyme de l’obéissance, du refus de changement, du conservatisme, du rejet de toute critique et de tout progrès. Du coup, il est toujours proposé de se comparer à pire pour montrer qu’on est (les) meilleurs et si vous proposez de comparer à mieux, on vous objecte un déni (j’ai des dizaines de mails de contestations qu’il y ait des pays où la diversité linguistique est mieux respectée qu’en France) ou on vous invite carrément... à aller y vivre! Aucune alternative n’est acceptable et même imaginable. Une critique devient un délit d’opinion. Élaborer un projet intellectuel, social et politique d’une autre France, par exemple une république fédérale où l’on appliquerait effectivement l’intégralité des droits humains comme devoirs mutuels, c’est interdit par la Constitution (qui déclare la France indivisible) et ça pourrait même être de la « sédition ». On prend certains risques à simplement constater, y compris en tant que chercheur, que la France a été condamnée 759 fois pour violation des droits humains par la CEDH depuis 1986[4]. Que l’ONU ne reconnait pas l’appartenance de Mayotte à la France (14 résolutions votées en ce sens depuis 1976) et classe la Polynésie dite française et la Nouvelle Calédonie-Kanaky dans les « territoires non-autonomes » à décoloniser, quoi qu’on en pense. Que quand on s’appelle Fatima il y a une grosse probabilité qu’on soit moins bien notée à l’école que si on s’appelle Marianne[5]. Que « un patronyme ou une couleur de peau divise par deux ou trois votre chance d’obtenir un entretien d’embauche »[6]. Que le fait de parler français avec un accent étranger ou régional est un des prétextes les plus fréquents de discrimination à l’embauche...
Tout devient menace et le patriotisme vire à la paranoïa
Alors, les musulmans sont tous et toutes (surtout toutes, avec leur fichu sur la tête) des islamistes, alors les gauchistes -qui veulent changer la France- sont des islamistes, les universitaires qui étudient et donnent à voir les défaut de la société française sont forcément des militants gauchistes, des traitres complices des islamistes surtout si ces universitaires montrent les discriminations massives dont sont victimes les personnes supposées musulmanes et dénoncent une islamophobie... Alors il n’y a pas de « violences policières » et d’ailleurs on va interdire de les filmer et de les rendre visibles... Alors il n’y a pas de « racisme » ou de « xénophobie » d’État et qui le dit sera poursuivi... Alors les langues régionales ou un simple ñ dans un prénom breton sont des menaces contre l’unité nationale... Alors on veut dissoudre l’UNEF parce qu’elle rend visible l’existence d’un racisme en France et on veut interdire tout syndicat étudiant qui mettrait en question le mode de souveraineté de la France, par exemple sur la Kanaky, la Corse ou la Bretagne (pour prendre des cas existants)... Alors il est impossible de revenir sur les méfaits du principe même de colonisation et sur une décolonisation inachevée, alors les rattachistes de Nouvelle Calédonie sont désignés par la qualité de « loyalistes » (sans dire à quoi ils sont loyaux bien sûr) face aux « indépendantistes » (terme connoté négatif), alors les conservateurs s’autoproclament « républicains » puisque la république ne doit pas changer, et ainsi de suite...
La recherche produit des connaissances qui heurtent inévitablement croyances et privilèges
François Héran, chercheur en sociologie de l’immigration, a très justement expliqué, dans sa tribune de Libération le 30 mars 2021[7], que ceux et celles qui étudient les discriminations massives présentes dans la société française, tout comme celles et ceux qui réclament une société de justice et d’égalité, ne « divisent pas la République » mais qu’ils ont « pris ses promesses au mot ». Travailler pour une société de liberté, d’égalité et de fraternité, ça commence par identifier là où ça manque et comprendre pourquoi. C’est, précisément, le travail des chercheurs et des chercheuses en sciences humaines et sociales qui en ont fait leur spécialité. Leurs conclusions, solides et convergentes, sont que la France, « la République », n’est pas, jusqu’ici et pour l’instant, une société idéale où ces principes seraient définitivement respectés et réalisés. Mais le simple fait d’écrire ça suscite l’opprobre ou la haine de celles et ceux qui idolâtrent la France et/ou qui bénéficient de l’ordre établi à la même hauteur que celle des déceptions de ceux et celles qui cherchent à bâtir une France et un monde meilleurs.
Le propre des connaissances scientifiques, c’est de déconstruire des croyances et de répondre à des ignorances. C’est une histoire vieille comme le monde, une histoire de révolutions coperniciennes. Elles remettent des mythes en question. Elles participent à éclairer les débats. Réactifs au moindre mot, même et surtout ceux qu’ils ne comprennent pas, les gardiens du temple et de l’obscurité ont jeté leur vindicte sur les chercheurs et les chercheuses, ainsi que vers les étudiantes et les étudiants qui réfléchissent et travaillent avec eux. C’est de la haine contre les briseurs des mythes auxquels certains croient et dont certains profitent.
[1] Voir les analyses du « rapt du totem républicain » dans ce dossier de Mediapart
[2] https://www.cncdh.fr/sites/default/files/rapport_cncdh_droitsdelhhomme2017_web.pdf
[3] Voir l’étude de F. Dhume
[4] https://www.echr.coe.int/Documents/Facts_Figures_France_FRA.pdf
[5] Voir l’étude F. Durpaire et B. Mabilon-Bonfils
[6] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/francois-heran-la-demande-de-justice-ne-divise-pas-la-republique-elle-prend-ses-promesses-au-mot-20210324_P5FRJAYZ4RAOLKTMJ5HUZ72H3I/
[7] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/francois-heran-la-demande-de-justice-ne-divise-pas-la-republique-elle-prend-ses-promesses-au-mot-20210324_P5FRJAYZ4RAOLKTMJ5HUZ72H3I/