Dans notre système scolaire, les savoirs (dans un sens très large de connaissances, de compétences et de références à des valeurs) sont utilisés non pas comme des outils à transmettre à tous pour se repérer dans les complexités du monde, mais comme un moyen subreptice d’orienter les individus dans leur future existence sociale. Le modèle de notre École est celle de la compétition entre individus confrontés à des savoirs à maîtriser selon les codes institutionnalisés en vigueur (les devoirs notés, les examens). Beaucoup d’apprentissages essentiels n’ont qu’une place subsidiaire ou sont formellement absents.
Ainsi, par exemple, au lieu d’imprégner l’ensemble de l’expérience scolaire des élèves, l’objectif d’éducation à la citoyenneté et à la vie avec autrui est réservée à des matières comme l’EMC ou l’histoire ou la philo, comme si les quelques heures dévolues à ces contenus sous une forme plus ou moins magistrale suffisaient à instiller l’esprit citoyen chez les enfants et les jeunes, à les faire se comporter en « citoyen » coopérant, sans rien changer au cadre de leur vécu scolaire façonné par cette fameuse compétition (entre élèves, entre classes, entre établissements), et à cocher, sur la fiche des compétences acquises, la case de « l’esprit critique » ou des « valeurs de la République ».
Dans une logique éducative démocratique bien comprise, c’est l’ensemble des matières et des activités scolaires qui devrait au contraire participer explicitement à cet objectif d’éducation citoyenne[1]. Les enseignants comme les élèves (et leurs parents) devraient avoir conscience de cet objectif commun et avoir pour but d’y prendre part, chacun dans son rôle.
Des « fondamentaux » fétiches
Les savoirs enseignés ne sont en fait pas situés par rapport à un tel objectif, clair et partagé par toutes les personnes impliquées dans l’École. Ils s’imposent, de l’extérieur ou d’en haut, comme des évidences, comme allant de soi, comme LE SAVOIR, de façon quasi dogmatique, ce qui va à l’encontre d’une vraie formation à l’esprit critique[2]. Un cas typique de cette façon de voir est l’instrumentalisation dans le discours politique de droite et d’extrême-droite (mais pas que !), particulièrement depuis les années 2000, des savoirs scolaires de base sous la forme fétichisée des « fondamentaux ». Le « lire, écrire, compter » (de François Guizot et de la monarchie de Juillet) est mis sur un piédestal au lieu d’être considéré comme un élément au sein d’un ensemble d’apprentissages plus vaste et plus riche, faisant sens pour les élèves en raison de ses liens avec la découverte de la vie et de la culture humaine. Dans cette perspective, d’autres savoirs et d’autres apprentissages que ceux du fameux triptyque sont indispensables pour former des enfants à l’école primaire dans l’optique d’en faire des individus épanouis et des citoyens actifs et responsables. C’est ce qu’ont rappelé en leur temps les républicains, Jules Ferry, le premier. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette instrumentalisation politique typiquement électoraliste que d’attribuer une étiquette « républicaine » à une politique des savoirs qui est d’origine monarchiste et qui avait pour objectif, après les Trois Glorieuses de 1830, d’empêcher le peuple révolté de s’émanciper de l’emprise des notables et des curés[3].
En plus de commettre une erreur historique en se réclamant d’une source qui n’est pas la bonne (la IIIe République de 1880 au lieu de la monarchie des années 1830-1840), la fétichisation sur ce qui est désigné comme LES « fondamentaux » a pour conséquence de renforcer les idées simplistes de l’imaginaire éducatif français[4] qui aime à se réclamer du « bon sens » pour se conforter dans ses biais culturels. Les évaluations internationales, celles qui sont médiatisées comme PISA, renforcent ce biais puisque les mauvais résultats de la fraction des élèves français qui sortent du collège avec de vraies carences sont attribués au manque d’acquisition de ces « fondamentaux » qui aurait dû avoir lieu… 6 ou 7 ans avant les tests, comme si les années de fin de primaire et de collège n’avaient aucun impact sur les apprentissages des élèves ou n’étaient pas déterminantes dans les « mauvais résultats ».
Les didacticiens connaissent bien les fameuses courbes en forme de « U » : elles caractérisent la dynamique des apprentissages qui ne suit pas une courbe ascendante continue mais ressemble plutôt aux « montagnes russes » des parcs d’attraction[5]. A ce phénomène s’ajoutent les erreurs de parcours. Lorsque les objectifs pédagogiques ne sont pas porteurs de sens pour les élèves car trop déconnectés des acquisitions précédentes, trop éloignés de leurs réelles possibilités d’acquisition à un instant donné, ce sont toutes leurs connaissances acquises qui peuvent être perturbées. Les élèves peuvent perdre leurs anciens repères ou s’embrouiller par crainte de se tromper… et finalement, prisonnier d’un climat d’insécurité cognitive …, si l’on peut dire : « désapprendre »[6] !
A l’appui de la vision d’un apprentissage qui commence canoniquement par des bases fortement décontextualisées et apprises par cœur, passage exclusif et obligé avant d’aller plus loin, années où est censé se forger pour la vie entière le « goût de l’effort », on cite souvent le solfège ou les gammes dans l’apprentissage de la musique. Leur connaissance serait indispensable à la maîtrise musicale et à la pratique d’ un instrument dès le plus jeune âge. L’histoire des pratiques musicales depuis les débuts de l’humanité mais aussi (plus près de nous !) la variété des pratiques musicales amateures comme des pédagogies au sein des écoles de musique montrent qu’il y a beaucoup d’autres façons plus subtiles et plus adaptées à la diversité des publics, des intérêts et des esprits pour « entrer en musique », pratiquer un instrument et jouer en orchestre[7]. Des « fondamentaux » ciblés strictement sur les gammes et le solfège ont plutôt pour résultat de faire abandonner la pratique musicale à des jeunes ayant manifesté pourtant un intérêt authentique. S’ils n’ont pas pour objectif de faire partie d’une élite restreinte de futurs musiciens professionnels, ils se retrouvent vite démotivés par les perspectives artistiques différées et, une fois sortis du cadre, se retrouvent en perte de repères… et d’envie[8].
Dans le même ordre d’idée reçue justifiant une forme d’élitisme structurel de l’École, il y a la croyance que les mathématiques, situées au sommet de l’Olympe disciplinaire à cause de leur aridité (réservée aux seules « intelligences supérieures »), seraient la voie royale pour apprendre à raisonner avec logique et donc pour apprendre à « penser ». Des mathématiciens éminents contestent ce lieu commun de l’imaginaire scolaire français, comme David Bessis, qui affirme : « Personne ne pense de façon logique. Il est même rigoureusement impossible de penser de façon logique. La logique ne sert absolument pas à penser. […] le pouvoir magique des mathématiciens, ce n’est pas la logique, c’est l’intuition [mathématique qui ] consiste en des représentations mentales et des sensations abstraites, souvent visuelles, que [les mathématiciens] ressentent comme évidentes et qui leur procurent du plaisir. » Très critique vis-à-vis de l’enseignement des mathématiques en Frances, il conclut : « Les nuls en maths sont nuls en maths parce que personne n’a pris la peine de leur donner des consignes claires. Personne ne leur a dit que les mathématiques étaient une activité physique. Personne ne leur a dit que, en mathématiques, il n’y avait pas des choses à apprendre mais des choses à faire[9]. »
Dans la série des lieux communs, on peut ajouter parmi de nombreux autres celui qui attribue au jeu d’échec des mérites en matière de mémorisation. Pratiquer ce jeu permettrait de « développer la mémoire » de l’enfant qui aurait ainsi plus de facilité pour devenir un « bon élève », apte à absorber tous les savoirs au programme dans toutes les disciplines. Les recherches en sciences cognitives montrent que la mémoire n’est pas un muscle qui grossirait de façon indifférenciée suivant les domaines travaillés. Jouer régulièrement aux échecs permet de mémoriser les stratégies de jeu aux échecs, et c’est tout . Cela ne développe pas LA mémoire en général[10] !
Fétichisés, les « fondamentaux » de l’école primaire font l’objet d’un lamento permanent de la droite et de l’extrême-droite à la recherche d’un électorat parental déboussolé : le « lire, écrire, compter » ne serait plus enseigné par les professeurs des écoles qui seraient devenus, pour Zemmour et Cie, la cinquième colonne des ennemis de la nation. Gagnés par les communautarismes, les enseignants chercheraient à transformer nos enfants en « crétins » gauchistes, wokistes, écologistes, altermondialistes, etc. C’est le refrain du déclinisme réactionnaire. Ce discours « anti-instit » est vieux comme la IIIe République. Il était particulièrement en vogue au tournant du XXe siècle quand les monarchistes, alliés avec l’Eglise catholique, cherchaient à empêcher la nouvelle République de voter les grandes lois de liberté (expression, édition, association, laïcité, etc.). Et il reprit du service sous la plume des Vichystes. Les réactionnaires de tout bord ont toujours été opposés aux enseignants favorables à la démocratisation scolaire, permettant l’accès de tous les enfants à l’enseignement primaire, puis secondaire, puis supérieur. Ils voyaient et voient toujours dans cet accès aux savoirs la fin de l’élitisme, le ferment d’une liberté de pensée favorable à la revendication démocratique, et même s’ils ne le déclarent pas toujours, la porte ouverte aux exigences en faveur d’une nouvelle répartition des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés et en faveur de l’abolition des privilèges économiques et sociaux inégalitaires.
Des disciplines scolaires organisées en corps de doctrine
Les savoirs enseignés ne sont pas hors du temps. Ils sont situés historiquement. Ils sont les héritiers d’une longue tradition qui s’est sédimentée en matières scolaires et en activités d’apprentissage, organisées en disciplines ou non, référées à des recherches universitaires ou non, et plus ou moins éloignées de ces dernières à cause des réagencements dont sont l’objet en permanence les grands domaines de recherche. Quel rapport existe-t-il désormais entre la recherche scientifique de haut niveau (dans les universités ou centres de recherche) et le contenu de l’enseignement des mathématiques et des diverses sciences aux lycées par exemple ? Le décalage entre ces deux sphères, qui est condamné à s’accentuer, pose aux enseignants des défis d’autant plus redoutables que les finalités de l’École comme sa politique des savoirs ne sont pas explicitées de façon stable et partagée.
La fameuse « transposition didactique » des sciences-en-cours (celles des laboratoires de pointe) pour en faire des « sciences enseignées » (celles des programmes scolaires) ne peut qu’être de plus en plus artificielle puisque l’hyperspécialisation de la science-en-cours ne fait que s’accélérer, ce qui rend difficile voire impossible un schéma transpositeur, sauf à arrêter l’évolution des sciences à un instant de plus en plus lointain dans le passé. Les référents universitaires qui légitiment les disciplines scolaires apparaissent donc de plus en plus comme des métaphores ou des astres morts du passé. Par la force des choses, les disciplines scolaires ont en quelque sorte pris de plus en plus leur autonomie, déterminées qu’elles sont par les contraintes héritées des formes scolaires du passé et par l’âge de leurs publics.
Par ailleurs, ces disciplines sont devenues des réalités institutionnelles au fur et à mesure du développement du système scolaire puisqu’elles incarnent l’identité professionnelle des enseignants organisés en corps de la fonction publique. La plupart du temps, les enseignants n’ont pas une claire conscience des effets de cette institutionnalisation (surtout dans l'enseignement secondaire) et n’ont pas non plus de notions solides sur l’histoire générale des savoirs humains ou même de leurs disciplines scolaires. Ces domaines n’ont pas une grande place dans leur formation initiale ou dans les attendus des concours de recrutement. Leurs référentiels ignorent la généalogie de leurs disciplines, ce qui peut conduire à la considérer comme un « corps de doctrine » plutôt que comme un domaine de recherche toujours vivant. Or, sur le plan épistémologique, en tant qu’élément essentiel dans l’apprentissage du rapport à la connaissance en général, la contextualisation des connaissances portées par les différentes disciplines est cruciale pour permettre aux élèves de comprendre « d’où on leur parle » et de donner du sens aux apprentissages auxquels ils sont conviés d’entrer. Les disciplines devraient être perçues par eux comme des éléments au sein d’un système global des savoirs et non comme des territoires isolés les uns des autres et sans lien entre eux.
Si les enseignants n’ont pas conscience de l’héritage qu’ils portent, comment leurs élèves pourraient à leur tour se situer ? L’École française d’aujourd’hui est dépendante d’héritages historiques non ré-évalués. La longue histoire des matières d’enseignement remonte aux collèges jésuites du XVIIe siècle, aux écoles chrétiennes prodiguant la doctrine de l’Eglise puis au développement des enseignements directement liés à la civilisation industrielle fortement marquée en France par l’empreinte nationaliste et colonialiste.
Ces héritages sont même souvent élevés au rang d’une sacralité patrimoniale, comme c’est le cas avec les règles de l’orthographe[11] qui ont fortement évolué à partir de 1650 durant 180 ans pour se figer en 1835 lorsque l’orthographe s’est imposée, avec la généralisation progressive de l’école primaire au XIXe siècle, comme une discipline scolaire à part entière disposant d’un temps d’enseignement[12]. La fétichisation de la dictée, toujours vivace dans le discours électoraliste des politiciens d’aujourd’hui, est un héritage inconscient de cette histoire marquée par une approche punitive de l’évaluation : l’élève commence son exercice avec un capital de points qu’il perd au fur et à mesure qu’il commet des « fautes ». On parle aussi de « fautes de français » lorsque la formulation est jugée incorrecte, avec le même relent de stigmatisation moralisatrice. En général, dans les exercices scolaires, c’est l’inverse qui a lieu : l’élève gagne des points à chaque réussite et on parle plutôt d’erreurs lorsqu’il se trompe[13].
À travers plusieurs phases dans la longue durée, cette histoire a dessiné une architecture des savoirs à enseigner dont les aménagements au fil des siècles et décennies s’est faite sans changer l’orientation d’ensemble, à savoir dégager une élite et fournir un bagage minimum aux autres, ces autres étant à géométrie variable suivant les époques. Les contraintes matérielles (lieux, salles de classe, etc.), temporelles (nombre de jours dans l’année, nombre d’heures utiles par jour, etc.) et professionnelles (la répartition des enseignants dans des corps distincts par grands degrés) sont devenus un carcan qui empêche les retouches sur toute l’architecture, sur la sélection et l’organisation des domaines de savoirs qui ont droit de cité à l’École. Ce sont les mêmes limites auxquelles on se heurte lorsqu’on restaure un bâtiment ancien sans pouvoir ou vouloir toucher à sa structure primitive.
Au lieu de donner lieu à des réflexions sur la pertinence des savoirs enseignés par rapport aux objectifs généraux de la formation des citoyens de demain, la tendance à ne pas interroger l’héritage limite les débats soit aux méthodes d’enseignement, essentiellement au primaire autour du thème obsessionnel des « fondamentaux »[14], soit à prendre pour cible des contenus ponctuels jugés trop « progressistes » par les lobbies d’extrême-droite, ou trop « contestataires » pour les lobbies économiques, ou, au contraire, en retard sur l’évolution que devrait engager la société démocratique aux yeux des courants anti-discrimination ou écologistes[15]. Mais l’essentiel de ce qui constitue l’échafaudage de la politique des savoirs, cantonnée en silos disciplinaires séparés, reste le plus souvent incontesté.
Cette dépendance intellectuelle au passé d’une institution élitiste se traduit concrètement par deux phénomènes antithétiques : d’un côté, d’énormes privilèges en faveur des disciplines installées au sommet du panthéon scolaire qui occupent l’essentiel de l’espace et du temps disponibles et pèsent de tout leur poids dans la compétition scolaire (à titre de symboles, pensons au latin autrefois ou aux mathématiques en tant que sésame pour accéder aux filières d’élite) ; de l’autre côté, des ostracismes tenaces à l’encontre de savoirs ou de disciplines jugées trop spécialisées ou trop récentes ou trop prosaïques qui sont maintenues en lisière, sans enjeu compétitif, ou considérées comme exogènes à la culture scolaire, donc hors curriculum[16].
Des privilèges bien préservés
Les monopoles qui se sont constitués au fil de l’histoire de la scolarisation secondaire a permis aux enseignants de se construire une forte identité professionnelle. L’accent a été mis dès le recrutement sur une posture magistrale, celle de la maîtrise disciplinaire, souvent présentée comme nécessitant une certaine érudition, du moins celle très circonscrite qui permet de réussir les concours de recrutement (agrégations, CAPES et ses déclinaisons…). Cette orientation n’a pas été complétée ou contrebalancée par une interrogation collective et institutionalisée sur la contribution que ces savoirs disciplinaires pouvaient apporter aux élèves en termes de prise sur le monde, de conscience citoyenne envers leurs différents collectifs d’appartenance (famille, école, nation, monde…). Une sorte de pensée magique de « l’émancipation » a renforcé la propension à une forme de neutralité apolitique : en « ruisselant » dans les classes, les savoirs académiques permettraient par eux-mêmes de déciller les yeux des élèves sur les réalités du monde et ses grands enjeux sans qu’il soit nécessaire de les poser et de les discuter explicitement[17]. Les mouvements d’éducation nouvelle ont interrogé et interroge ces travers mais leur influence reste en marge de l’institution quand elle n’est pas carrément ostracisée.
Dans un tel système disciplinarisé, chaque identité disciplinaire possède son champ réservé. Les vrais enjeux pour chaque discipline consistent à s’assurer du niveau auquel elle est enseignée, avec quel contingent horaire, dans quelles filières, avec quels coefficients, avec quels contingents d’enseignants en poste, en cours de recrutement, etc. ? Dans un tel système, la cohérence d’ensemble des savoirs est à la charge des élèves qui doivent assimiler par eux-mêmes (ou avec l’aide de leur entourage) le bien-fondé et l’articulation entre tous les savoirs enseignés. A supposer qu’une telle cohérence puisse être reconstruite a posteriori ! Il est clair en revanche que ne peut que leur échapper la logique globale des répartitions disciplinaires, les raisons qui expliquent que certains savoirs ne font pas partie des compétences évaluées alors qu’ils sont indispensables à la vie sociale et à l’épanouissement individuel.
Dans un tel système aussi, les concepteurs de chaque discipline ne sont pas astreints à justifier leur arrimage à des finalités d’ensemble claires, explicites et considérées par tous les acteurs comme indispensables : quels citoyens l’École doit-elle former, quelle communauté citoyenne doit-elle contribuer à construire, quels défis d’avenir doit-elle contribuer à éclairer ? Puisque leur bien-fondé réside d’abord dans leur ancienneté et dans une longue tradition inscrite en dur dans l’institution… Ce mélange entre tradition héritée et flottement sur les objectifs permet par exemple d’expliquer les valses-hésitations récentes, sous les ministériats Blanquer puis Ndiaye, sur la place de l’enseignement des mathématiques au lycée d’enseignement général, comme nombre d’effets de balancier que les « réformes » successives produisent sans discontinuer.
Des ostracismes enracinés
Il est un fait que l’École n’accorde aucune place en tant que matière de plein droit à des disciplines considérées comme relevant exclusivement de l’enseignement supérieur ou de l’extra-scolaire bien qu’elles concernent nombre d’aspects de la vie de tout individu ou de l’indispensable ouverture contemporaine au monde. A titre de premiers exemples, pensons aux littératures étrangères, aux sciences humaines et sociales (anthropologie, psychologie, sociologie…), au droit (français et européen), à la médecine, etc. Même la philosophie, pourtant incluse dans le cercle légitime de « l’humanisme des Lumières », n’est réservée officiellement qu’à la terminale des lycées d’enseignement général et technologique à l’exclusion des lycées professionnels !
Pensons aussi à la multitude de savoirs d’ordre scientifique (par exemple, la vaccination au temps du Covid !), technologique (l’économie numérique !), artistique et pratique qui restent ou marginaux ou éloignés de la sphère scolaire ou périscolaire. Pourquoi l’École devrait-elle considérer les pratiques artistiques comme hors des savoirs essentiels à transmettre ? Plus prosaïquement, pourquoi l’École devrait-elle laisser les élèves ignares sur la manière d’ausculter ou de réparer les machines qui peuplent notre quotidien (appareils électro-ménagers, vélo, auto, système de chauffage, etc.) ou les laisser incapables d’améliorer par eux-mêmes leurs cadres de vie (bricolage, jardinage, etc.) ou de défendre leurs droits vis-à-vis des pouvoirs publics ou des entreprises privées avec lesquelles ils deviendront usagers ou contractants, comme ils le sont déjà dans leurs actes d’achat ou dans leur rapport aux banques ? Ces savoirs « pratiques » peuvent transformer l’état d’esprit des élèves en leur montrant qu’ils disposent dans leur vie de tous les jours de marges de manœuvre pour s’exprimer et agir au lieu d’être piégés ou frustrés, par fascination ou ignorance, dans le jeu imposé du prêt-à-consommer.
Une partie des savoirs ostracisés sont censés être pris en charge par des « éducation à… »[18] sans enjeu par rapport aux évaluations déterminant le classement des élèves et leur orientation (santé, développement durable, médias, etc.). Une autre très importante partie est du ressort des familles et de leur possibilité d’engagement dans l’extra-scolaire culturel, ludique ou sportif. Les facteurs résidentiels, financiers et familiaux sont ici déterminants pour donner ou non accès à ces savoirs et compétences pourtant indispensables à l’éducation et aux développements personnels.
Des politiques de savoirs discriminantes qui fragilisent la démocratie
Notre culture scolaire est donc prisonnière d’une conception héritée du passé d’une l’École secondaire réservée à une petite minorité sociale privilégiée, sans qu’un examen attentif l’ait débarrassée de ses particularismes de distinction « aristocratique », inégalitaires et élitaires. Cette culture a évolué avec la massification de l’enseignement, bien entendu, mais elle est restée comme engluée dans une sorte de sacralisation de ses principaux piliers.
Cet enfermement propre à la culture scolaire dominante, dont nous n’avons ici donné qu’un aperçu sans même évoquer le système des examens et des évaluations qui est l’un de ses piliers inamovibles[19], limite drastiquement le droit d’accès de tous les enfants, quelle que soit leur origine familiale et leur lieu d’habitation aux savoirs essentiels à la citoyenneté contemporaine et à la vie en société. Il entre en contradiction avec les principes démocratiques pourtant affichés par « l’École républicaine ».
Dans cet accès discriminant aux savoirs, sont concernés aussi bien ceux qui sont valorisés socialement (ouvrant à des carrières décisionnaires ou d’encadrement, conférant du pouvoir) que d’autres savoirs, ceux qui sont socialement reconnus mais en fait méconnus du grand nombre. C’est le cas par exemple des savoirs des métiers de « haute technologie » qui sont réservés aux techniciens, ingénieurs et scientifiques et qui sont valorisés dans l’opinion publique à travers les prouesses qu’on leur attribue (l’astrophysique, le spatial, le nucléaire, les grands chantiers, etc.). Mais leurs politiques stratégiques comme leurs arcanes technologiques restent dans l’angle mort du regard du public. C’est le cas aussi des savoirs sous-estimés et dénigrés comme ceux de tous les « métiers de la main ou du corps », bien vite assimilés à tort à la seule force musculaire, alors qu’ils mettent en jeu de multiples compétences de réflexion, d’anticipation et de coordination difficiles à conjuguer. Qui n’a pas besoin de son corps et de ses mains pour agir et penser quel que soit son métier ? Dans notre culture élitaire, ce qui est du ressort de la main et du corps est infériorisé car considéré comme dénué d’« intellect », ce qui est une aberration que les sciences cognitives réfutent depuis longtemps[20]. Le lien entre émotion et cognition est désormais bien établi. Il y a bien évidemment l’exception notable des métiers artistiques considérés comme d’élite (peintres ou sculpteurs, artisans d’art, etc.) dont les œuvres achevées rendent invisible le travail d’atelier. Il y a aussi les métiers du spectacle vivant (danseurs, chanteurs, musiciens interprètes, etc.) dont les émotions partagées dissimulent les efforts physiques. Dirait-on par exemple d’un pianiste professionnel qu’il exerce un « métier manuel » ? Pourtant, sans ses mains (et ses pieds)…
Le mépris de condescendance[21] des « élites » qui se pensent cultivées et équipées d’une capacité de raisonnement et d’abstraction hors du commun, se retrouvent ainsi, par le jeu des discriminations mises en œuvre par la politique des savoirs scolaires, être souvent aussi ignares en savoirs sociaux et savoir-faire de hauts niveaux scientifiques ou technologiques, ou même artisanaux. Cette déconnexion est rhétoriquement dissimulée par une admiration ébahie envers les « merveilles de la technologie » mises en scène par le marketing et les lobbies des multinationales (les présentations de feu Steeve Jobs !) ou envers « l’intelligence pratique » ou « l’habileté » des métiers dits manuels !
En France, l’Etat républicain, qui est censé incarner l’intérêt général, prétend promouvoir la démocratisation de l’École en répétant inlassablement le récit mythique de « l’égalité des chances » et de « la méritocratie républicaine ». Pap Ndiaye a rejoué récemment cette partition fanée[22]. Les politiques à la tête de l’Etat n’abordent la question des savoirs qu’au prisme de thèmes à portée électoraliste (les « fondamentaux », la dictée, la « méthode globale »…). Au fond, en adeptes des privatisations et du désengagement de l’Etat sur la question des savoirs dans la société, ils se désintéressent de ce que l’École publique enseigne ou devrait enseigner, comme ils se désintéressent de la recherche publique, convaincus qu’ils sont que les avancées des sciences et des technologies sont dans de meilleures mains sous la coupe de grandes entreprises privées mondialisées et des marchés financiers.
La conséquence en est que « les élites », notamment les responsables étatiques peuvent se trouver en fait fort dépourvues en savoirs de base ou essentiels dans de nombreux domaines engageant l’avenir du pays et de la planète ! N’est-ce pas ce que montrent les nombreuses controverses autour du dérèglement climatique et des réponses industrielles massives à y apporter[23] ? Dans ce cas, comme sur toutes les grandes questions d’avenir[24], le recours aux experts est censé compenser le déficit de savoirs des gouvernants et des citoyens pour arbitrer en faveur de l’intérêt général. Mais l’actualité montre (pensons aux OGM ou au glyphosate !) que l’externalisation à des « experts indépendants » sur un fond commun d’ignorance laisse une grande place aux lobbies qui défendent en sous-main de puissants intérêts strictement privés, avec pour effet de nourrir d’incessants conflits d’intérêt[25] et de soupçons de corruption à grande échelle.
Par ailleurs, les citoyens (les gouvernés) ont peu accès à une réflexion fondamentale sur ce qu’est débattre en démocratie et sur les pratiques démocratiques du débat. Ils ont peu accès aussi aux expertises et aux controverses scientifiques, de façon organisée, scolaire pourrions-nous dire ! Et s’ils n’ont pas acquis à l’École les bases pour s’informer, participer à des réseaux d’information sérieux, comprendre les postures des uns et des autres et les enjeux sous-jacents aux disputes publiques, politiciennes ou médiatiques, n’est-ce pas l’avenir de nos démocraties qui est en jeu ?
Lire la première partie ici « Crise de l’École », crise climatique : et si on les mettait en parallèle ? | Le Club (mediapart.fr)
[1] Voir Roger-François Gauthier, Crises des programmes scolaires : vers une école de la conscience !, Berger-Levrault, 2019.
[2] Voir Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Contre l’École injuste !, ESF, 2022, 94 p. Et les travaux en cours (dont l’ouvrage est issu) du Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR) présentés sur son blog : https://curriculum.hypotheses.org.
[3] Voir Claude Lelièvre, L’École d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire, Odile Jacob, 2021.
[4] Sur cette notion d’imaginaire éducatif dominant, voir Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Contre l’École injuste !, op. cit.
[5] L’acquisition d’un élève (on se trouve alors au sommet de la barre gauche du « U ») peut être momentanément « perdue » lorsque la découverte d’une plus grande complexité vient enrichir le domaine travaillé. Durant un laps de temps, l’élève peut sembler avoir « oublié » ce qu’il avait pourtant bien compris auparavant (on est alors dans le creux du « U »). C’est le travail autour des nouvelles acquisitions en lien avec les précédentes qui permet de dépasser cette phase de trouble et de capitaliser de nouvelles connaissances (on remonte au sommet de la barre de droite).
[6] André Chervel note ainsi que « l’étude comparative des dictées du XIXe siècle et de la fin du XXe siècle montre en effet que la tendance à l’hypercorrection (faire compliqué quand il faut faire simple ; redoubler les consonnes (racinnes, deffendent, destinnés, cannaux, réunnie) qui était peu attestée dans les dictées de 1873-1877, est une tendance récente dans l’histoire de l’école, preuve d’un sentiment croissant d’insécurité face à une orthographe difficile, voire imprévisible. », L’orthographe en crise à l’école. Et si l’histoire montrait le chemin ? Retz, 2008, p. 73.
[7] Voir par exemple Marc Perrenoud, Les Musicos : enquête sur des musiciens ordinaires, La Découverte, 2007 ; Howard S. Becker & Robert R. Faulkner, Qu’est qu’on joue, maintenant ? Le répertoire du jazz en action, La Découverte, 2011.
[8] Voir Ibrahim Maalouf, Petite philosophie de l’improvisation, Equateurs-Mister Ibé, 2021.
[9] David Bessis, Mathematica : une aventure au cœur de nous-mêmes, Seuil, 2022, p. 15-16.
[10] Voir la mise au point de Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, Retz, 2004, p. 195. Repris en poche à La Découverte, 2022.
[11] Voir Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ? Le Robert, 2021.
[12] Voir l’ouvrage de synthèse essentiel d’André Chervel, op. cit.
[13] Voir les travaux de Béatrice et Philippe Pothier, notamment Les erreurs d’orthographe à l’école, Retz, 2005.
[14] Voir le débat récurrent depuis Robien en 2006 sur les méthodes de lecture, relancé à nouveau dans Le Figaro par Stanislas Dehaene et le Conseil scientifique qu’il préside au ministère de l’Education nationale. https://video.lefigaro.fr/figaro/video/il-faut-revenir-a-la-methode-syllabique-pour-apprendre-a-lire/.
[15] Voir, dans mon ouvrage Vers une nouvelle guerre scolaire, La Découverte (2019), le chapitre 1 « Au feu les manuels ! ». 1. « Au feu les manuels ! » [1] | Cairn.info
[16] Jalons : Curriculum et les disciplines absentes | Interpellation curriculum (hypotheses.org)
[17] Voir la contribution de Michel Fabre « Un enseignement sans enjeux », Un enseignement sans enjeux | Interpellation curriculum (hypotheses.org) et en vidéo #20 Un enseignement sans enjeux ? par Michel Fabre - YouTube.
[18] Voir François Audigier, « Les éducations à… Quels significations et enjeux théoriques et pratiques ? Esquisse d’une analyse », Recherches en didactiques, n°13, 2012. Les Éducation à... | Cairn.info
[19] Voir Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Contre l’École injuste !, op.cit.
[20] Voir Denis Brouillet, Agir pour connaître, PUG, 2019.
[21] Voir Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie : comprendre autrement les Français, Seuil, 2021, notamment le passage où l’auteur analyse le « mépris de condescendance », p. 22 sq.
[22] Voir sa tribune « Pourquoi nous devons réformer l’école », Le Monde, 22 décembre 2022,.
[23] Voir Nathanaël Wallenhorst, Qui sauvera la planète ? Les technocrates, les autocrates ou les démocrates…, Actes Sud, 2022.
[24] Celles par exemple qui concernent l’énergie, l’industrie numérique ou l’industrie biomédicale, celles aussi qui font l’actualité comme les déboires de l’EPR, les délires et volte-face d’un Elon Musk porté par ses avoirs plutôt que ses savoirs, ou encore les destinées de la pandémie du Covid19…
[25] William Bourdon et Vincent Brengarth : « La France est aujourd’hui une République des conflits d’intérêts » (lemonde.fr)