Ce billet est le premier volet d’une série de trois sur l’« après Charlie ». J’ai été chroniqueur de Charlie Hebdo d’avril 2001 à décembre 2004.
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Deux figures « historiques » de la chanson française, Francis Cabrel et Eddy Mitchell, ont ainsi successivement sorti un album en 2015, alors que le dernier album d’Olivier Godin, auteur-compositeur rochelais presqu’inconnu sur la scène nationale, date de 2009. Des fils, comme un antiracisme populaire et des mots puisés dans nos expériences quotidiennes, sont susceptibles d’être tissés entre eux. Et si cela servait aussi de contrefeux aux nouvelles avancées des xénophobies (islamophobie, antisémitisme, romophobie…), dont les violences fondamentalistes constituent des modalités particulièrement horribles, comme à la réduction de la politique aux roulements de tambour nationalistes et sécuritaires ? Dans une certaine fidélité à l’esprit Charlie, celui qui échappe aux commémorations étatistes...
Francis Cabrel ou la mélancolie au bord utopique du gouffre

Les douze titres de l’album In Extremis sont sortis en avril 2015. Mélancolique, l’album l’est parce que marqué par les vagabondages et les écorchures du temps. Cependant les éraflures de l’ego sont pleinement resituées dans le vaste monde. Les dangers sociaux, écologiques et politiques de la période sont même perçus avec acuité.
Dans Le pays d’à côté, l’installation du nauséabond apparaît si proche :
« On séparait par croyance
Les leçons d’auto-défense
Les rues interdites d’entrer »
Les lâchetés laissant faire le rouleau-compresseur, sans vraiment s’en rendre compte pour certains ou sans avoir l’air d’y toucher pour d’autres, dessinent des situations si familières :
« Braves gens, dignitaires
Tout le monde laissait faire
Par profit ou manque de courage »
Et l’on trouve toujours des individus pour relativiser la possibilité du pire :
« Y’a pas lieu de s’inquiéter
C’est le pays d’à côté »
Dans la chanson In Extremis, les périls xénophobes et écologiques se croisent et se conjuguent :
« On voit encore quelques oiseaux encore
Mais grosso modo, ça ne se fait plus
Tout ce chantier multicolore
Au fond, ça salissait la rue »
Là aussi, la veulerie nourrit l’horreur :
« Il a fallu qu’on se décide face à cette conspiration
On a voté le génocide par précaution »
Et ceux d’en bas trinqueront une nouvelle fois sous le joug des chimères des nouveaux représentants du prétendu « vrai peuple » unicolore, comme le note Pas si bêtes :
« Depuis le bord des fossés
Loin, loin au-dessus de nos têtes
Sur l’horizon bleu foncé
On voit venir la tempête »
Nous sommes donc au bord du gouffre…et pourtant une voix venue du passé proche dessine une utopie concrète à rebours des vertiges de l’extrême droitisation. Mandela, pendant ce temps chante Cabrel. Des paroles simples et populaires – un autre « populaire », pas celui fantasmé d’une mortifère « purification ethnique » - résonnent alors :
« La cause dont il est l’apôtre
Y’a pas une couleur mieux qu’une autre
Dans le monde qu’il imagine
Pas une couleur ne domine »
Un peuple arc-en-ciel, auquel fait écho l’hommage rendu par Eddy Mitchell à Martin Luther King.
Eddy ou la mélancolie jazzy

C’est le jazz d’un crooner, lancé par un coup de chapeau à Frank Sinatra (Il faut vivre vite), qui irradie les douze titres de l’album Big Band sorti en octobre 2015. Un jazz inévitablement mélancolique avec Eddy, mêlant subtilement désenchantement, (auto-)ironie et teintes utopiques.
Une mélancolie tentée par la nostalgie avec le Paris de Tu ressembles à hier :
« Et même si tu ressembles à hier, à hier
Je n’te retrouve pas, je te perds, je te perds
Même si tu ressembles à hier, à hier
T’es plus mon Paris, ma ville lumière »
Mais la mélancolie évite pourtant le bien trop convenu « c’était mieux avant » par un mouvement de distanciation auto-ironique :
« Même si tu ressembles à hier
Ton look est moins doux, plus sévère
T’as p’t’être changé en mal, en bien
En fait je ne sais plus très bien
Quand la mémoire se perd
On égare ses repères
Un amnésique n’a pas de rancune
Un utopiste vit dans la lune
J’suis un rêveur, un peu loser
Un optimiste bien trop menteur »
L’ironie se retourne aussi contre certaines attentes mythologiques cultivées par notre monde marchandisé ; par exemple dans Combien je vous dois ? :
« J’veux pas qu’on m’aime
Je veux juste que l’on m’écoute
Comprendre mes problèmes
Mon stress, mes doutes
[…]
Docteur, faites ça pour moi
Combien je vous dois ? »
Le sens utopique de l’ailleurs demeure certes niché au cœur du quotidien avec Un rêve américain :
« J’suis banlieusard
Toujours en retard
Le RER c’est la galère
Aussi, j’pense qu’un jour j’vais tout lâcher
M’évader »
Cependant ses chausse-trappes sont aussi pointées :
« Chacun pour soi
Là, le dollar est roi
C’est la liberté
Se battre pour exister »
Malgré tout, des rêves peuvent devenir réalité, les choses peuvent se transformer, nous dit un passé pas si lointain que ça ! Quelque chose a changé est sans doute la chanson la plus directement politique du Schmoll :
« Quelque chose a changé
Quelque chose a bougé
Quand Martin Luther King a rêvé
A rêvé »
Et à un moment où xénophobes et fachos relèvent avec arrogance la tête en France, en Europe et ailleurs, il est urgent d’entendre les musiques d’hier pour tenter de sauver demain :
« Sam Cooke, Otis Redding l’ont suivi, l’ont chanté
La marche sur Washington a remué, ébranlé
Les préjugés raciaux
Esclavagistes et fachos »
L’utopie dans cet album d’Eddy, c’est aussi le swing de l’adaptation de Fly me to the moon (Promets-moi la lune, paroles et musique originale de Bart Howard datant de 1954, chanson rendue célèbre par Frank Sinatra en 1964)
« Promets-moi la Lune
Et envoies-moi dans l’espace
Auprès des étoiles
Vers les planètes, Jupiter ou Mars
En d’autres mots :
Aime-moi
En d’autres mots :
Embrasse-moi »
L’ami Daniel Bensaïd savait associer mélancoliquement surgissement amoureux et éruption émancipatrice, comme ici dans son Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible (1990) :
« Dans la rencontre amoureuse des regards, dans la fulgurance de l’événement, l’infiniment petit domine l’infiniment grand. L’éphémère capture l’éternité. »
Pourtant le danger de cadenasser ses rêves dans des forteresses égotistes et/ou identitaires ou des arrogances du type « on ne me la raconte pas à moi », afin de se protéger des bosses et incertitudes inéluctables de la vie, continue à rôder. L’adaptation de Hurt (Pleure, paroles et musique originales de Jimmie Crane et Al Jacobs, 1954) en dégage une figure :
« Ton cynisme
Masquant tes sentiments »
Olivier Godin ou la mélancolie du banal

Qui connaît Olivier Godin, auteur d’albums intermittents, hors de la région de La Rochelle ? Moi et quelques autres…Ancien militant politique révolutionnaire, son engagement perdure sous d’autres modalités, dont certaines chansonnantes. Les seize titres de Temps variable en soirée datent déjà de 2009. Des affinités mélancoliques les relient aux dernières chansons de Cabrel et d’Eddy. La mélancolie s’y fait toutefois encore plus ordinaire, au ras du sol quotidien, à partir duquel la politique émancipatrice devrait se construire, mais qu’elle écrase trop souvent avec des langues de bois venues d’en haut.
Mauvaise passe conte une déprime banale après une rupture sentimentale :
« Je cherche mes mots
Et mes colères,
Je fais l’Rimbaud
Qui pue la bière,
Qu’est plus très beau,
Qui s’désespère »
C’est parfois seulement une tristesse infime qui pointe le bout de son nez, comme dans Il pleut sur le jardin public :
« Il pleut sur le jardin public,
C’est râpé pour la balançoire. »
Cependant la mélancolie d’Olivier explore différentes couleurs. Sur mon vélo s’attarde à des rêveries anodines :
« J’ai un vélo peu ordinaire,
Qui fait de moi, homme ordinaire,
Un genre de super-héros,
Ça fait marrer que les blaireaux. »
Ce type de tendre auto-ironie ne prédispose pas à se raconter des histoires sur soi. C’est ce qu’exprime tout particulièrement On verra :
« Quand j’aurai de l’amertume
A défaut d’succès posthume. »
L’antiracisme prend également la figure plus ordinaire de Fatou :
« Fatou vient d’avoir 35 ans,
Elle n’a plus d’mari, deux enfants,
Elle habite un hôtel pourri
Situé en lisière de Paris. »
Le propos peut se faire plus directement politique, quand est dénoncée la contribution du sarkozysme à l’extrême droitisation dans Les digues ont cédé :
« Les digues ont cédé,
La bêtise est en cru.
La raison s’est noyée,
On attend la décrue. »
L’espérance continue cependant à couver sous la mélancolie, même face aux ratés quotidiens du Désamour :
« Y s’ra moins fort que notre amour
Le désamour, le désamour… »
Cabrel, Eddy, Godin : leurs albums mettent des mots sur nos frustrations et nos aspirations, nos désenchantements et nos rêves, nos doutes et nos fragilités, à partir du terreau des expériences ordinaires. Les dérèglements et les pièges du moment sont appréhendés avec des mots de tous les jours et sans fatalisme. C’est en ce sens qu’ils peuvent armer nos résistances éthiques et politiques, peut-être mieux que les grands mots du capharnaüm politicien, même si la politique affleure seulement les textes et les musiques. Une sorte d’hommage décalé à nos amis de Charlie - qui ont péri sous les coups d’une violence fondamentaliste aux aigreurs xénophobes - loin des langues de bois étatistes et nationalistes…
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* Prolongements :
- Pour commander l’album d’Olivier Godin :
Envoyer un chèque de 18 euros (et ne pas oublier de préciser son adresse pour l’envoi du CD) à : Olivier Godin - 61, boulevard de Cognehors - 17000 La Rochelle
- Autres textes à propos des chansons d’Eddy Mitchell sur ce blog :
. « Philosophie Schmoll : Eddy Mitchell et la question du scepticisme dans la société néolibérale », 10 mars 2010
. « Eddy Mitchell ou le blues des héros ordinaires », 9 février 2014