« Moment incertain. Présent perplexe, assailli par un passé intarissable, qui délivre par saccades et embardées, pêle-mêle, ses vérités censurées et ses douteux fantasmes. »
Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible, 1990
Les quelques brefs repères qui suivent visent à formuler une boussole quant aux émeutes qui ont touché les quartiers populaires suite au meurtre de Nahel par un policier. Cette boussole est constituée par quelqu'un qui ne vit pas dans ces quartiers et qui n'est pas affecté dans sa vie quotidienne par les inégalités et les discriminations sociales-raciales. Beaucoup des journalistes, commentateurs, « experts », politiciens, intellectuels ou militants qui parlent de ces émeutes (comme d’ailleurs en 2005), en négatif le plus souvent et en positif plus rarement, parlent à la place des émeutiers et, pour les discours positifs, d’une certaine manière en leur nom (mais sans qu’aucun mandat ne leur ait été donné par les émeutiers et sans d’ailleurs les connaître). Pour des raisons d’éthique libertaire et de lucidité politique, ce texte assume une extériorité vis-à-vis des émeutes dans une sympathie critique. Ce texte a été fabriqué à partir des connaissances très parcellaires, plus ou moins déformées selon les sources, de ce qui s'est passé. Il est personnel, mais s'inscrit dans la tradition de l'émancipation sociale propre au mouvement ouvrier et à la gauche historique. Personnel, il est toutefois rendu public, en ce qu'il pourrait intéresser d'autres personnes s'efforçant de bâtir leur propre boussole. C’est grâce aux sollicitations de mes amis Sarah Battegay et Richard Monségu (qui a un blog sur Mediapart), de la compagnie musicale Antiquarks, que ce texte a pris forme.
Deux écueils à gauche
Pour établir une telle boussole, il me semble qu'il faut éviter deux écueils qui se sont exprimés à gauche, le premier écueil étant plus dommageable dans le contexte de large stigmatisation politicienne et médiatique de cette révolte :
1) Le premier écueil consiste à se couler dans la problématisation ultra-sécuritaire des événements portée par l'extrême droite, la droite radicalisée et la macronie. Dans cette logique, on invite la gauche, plus ou moins explicitement, à se désolidariser de la révolte de certains jeunes des quartiers populaires, en tendant à amalgamer les composantes légitimes (du point de vue de l'émancipation sociale) et les composantes critiquables de ce mouvement. Cette attitude participe d'une tendance forte aujourd'hui à gauche à ne pas développer ses propres problématisations de ce qui se passe dans la société, en étant dépendants de celles de nos adversaires politiques, voire de l'extrême droitisation idéologique ambiante. Sur le cas des émeutes récentes, cela contribue à la disqualification des composantes légitimes de cette révolte, en élargissant un peu plus le fossé entre la gauche et une partie de la jeunesse des quartiers populaires racisés.
2) Le second écueil est davantage compréhensible, car il rééquilibre la large stigmatisation de la révolte dans les espaces publics. C'est une tendance à homogénéiser positivement les émeutes, dans un essentialisme inversé par rapport à la doxa dominante, en effaçant ses dimensions composites comme ses aspects critiquables. Pourtant, dans une logique pluraliste, la critique et l'autocritique participent bien de la galaxie de l'émancipation sociale : c’est ce qui a permis les critiques féministes et anticoloniales d’impensés du mouvement ouvrier, les critiques écologistes de la prégnance du productivisme à gauche, ou les critiques antiracistes des minorations actuelles croisées de l’antisémitisme et de l’islamophobie dans des secteurs opposés de la gauche. Or, la romantisation des émeutiers dans des zones minoritaires de la gauche a notamment pour effet d’effacer les contradictions du réel, que l'émancipation sociale a pourtant à se coltiner. Par ailleurs, cela porte encore des traces, sous une forme plus sympathique, d'un paternalisme post-colonial. Pierre Bourdieu nous mettait déjà en garde en nous invitant à "éviter de tomber dans cette sorte de complaisance à base de culpabilité, qui, autant que l’essentialisme raciste, enferme et enfonce les colonisés ou les dominés en portant à tout trouver parfait, à tout accepter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font au nom d’un relativisme absolu, qui est encore une forme de mépris" ("Quand les Canaques prennent la parole", entretien avec Alban Bensa, Actes de la Recherches en Sciences Sociales, n° 56, mars 1985, p. 83).
Je ne traite donc pas comme équivalents ces deux écueils, le premier apparaissant comme nettement plus négatif à cause du contexte.
Six repères pour une boussole personnelle dans un horizon d’émancipation sociale
Dans ce cadre, voilà quelques repères pour une boussole :
1) La révolte d'une partie minoritaire des jeunes des quartiers populaires racisés suite au meurtre de Nahel est légitime. Elle porte un refus politique d'une violence policière tendancielle travaillée par des préjugés racistes à l'égard des jeunes des quartiers populaires racisés. Il y a bien du racisme dans l'Etat (plutôt qu'un "racisme d'Etat", selon une expression courante dans les milieux militants). Au-delà de cette violence tendancielle, on a affaire à un ensemble d'inégalités et de discriminations structurelles affectant les quartiers populaires racisés (je préfère racisme structurel, qui pointe des tendances à la répétition débordant les cas individuels et les circonstances spécifiques, à "racisme systémique", expression également courante dans les milieux militants, car la notion de "système" tend à enfermer le réel dans une totalité peu sensible au contradictoire, à l’hétérogène et au singulier).
2) Il ne s'agit pas de condamner "les violences" en général, même si on peut penser que les stratégies non-violentes sont mieux adaptées à nos régimes représentatifs à idéaux démocratiques. Car on a affaire à des réactions à une violence policière qui a tué à plusieurs reprises et parce que les inégalités et les discriminations font aussi peser une violence quotidienne sur les personnes vivant dans les quartiers populaires racisés.
3) Cependant, si violence il y a, elle peut se tromper de cibles, en ressemblant à l'arbitraire qu'elle combat. Ce qui appelle quelques remarques :
- la mise en danger de la vie de personnes (et encore plus quand il s'agit d'enfants en bas âge, sans défense et non insérés dans des chaînes éventuelles de responsabilité) est inacceptable, sauf quand il s'agit de légitime défense ;
- brûler des écoles ou des médiathèques constitue une erreur, car il s'agit, dans une logique d'émancipation sociale, d'élargir l'accès à des ressources éducatives et culturelles publiques, certes davantage pluralisées dans leurs référents ;
- brûler les voitures de voisins entrave la constitution de convergences populaires, et déjà là où l'on vit ; et cela risque même de faire tomber du côté de la politisation ultra-sécuritaire des secteurs significatifs des quartiers populaires racisés ; ainsi une romantisation essentialiste des "jeunes émeutiers" peut faire oublier la diversité des composantes des quartiers populaires et leurs contradictions.
4) Les croisements d'une révolte populaire légitime et d'activités délinquantes (deal de drogue, etc.) est un danger pour la révolte : elle permet de renforcer les stigmatisations médiatiques et politiciennes de la révolte, d'activer les discours ultra-sécuritaires et l'extrême droitisation politique et d'affaiblir les soutiens de la révolte dans la population, et cela déjà dans les quartiers populaires racisés. Par ailleurs, les réseaux délinquants constituent une modalité illégale et particulièrement violente du capitalisme, que la galaxie de la promotion de la dignité et de la justice sociale ne peut que combattre.
5) La révolte populaire dans les quartiers exprime donc aussi les dérèglements idéologiques en cours dans la politique et les débats publics, auxquels a participé l'autodestruction des gauches. Il s'agit en particulier de l'effacement de repères éthiques sur lesquels une politique alternative peut se caler. Après la mort de Nahel, l'alternative pourrait se dessiner dans une politique de la vie, une vie digne, une vie multicolore, une vie métissée, dans l'égalité des droits et la justice sociale. Ce qui suppose une hiérarchie des valeurs, pour laquelle la vie est supérieure aux biens, les biens publics sont supérieurs aux biens privés, les biens populaires sont supérieurs aux biens bourgeois...
6) Si des formes d'auto-organisation populaire visant des transformations sociales n'émergent pas des suites de cette révolte, en nouant des dialogues avec une gauche se réinventant, les fortes régressions portées par une victoire de l'extrême droite deviendront l'issue politique la plus probable. Or, à cause de la fermeture sociale de la macronie, le beau et grand mouvement des retraites semble déjà avoir bénéficié principalement sur le plan politique au RN. De ce point de vue, le "macronisme" s’est révélé un peu plus comme une forme de "sarkozysme", un "sarkozysme" susceptible de constituer le dernier marchepied avant la victoire électorale de Marine Le Pen.