La Journée d’études en hommage à l’œuvre de Philippe Chanial (1967-2024), « La vie sociale réinventée », a eu lieu le 2 décembre 2025 à l’Université Paris Cité, grâce à l’énergie infatigable et mélancoliquement joyeuse de la sociologue Nathalie Montoya. Le texte qui suit reproduit ma courte communication, légèrement modifiée afin d’intégrer une intervention dans le cours des débats. Cette communication, intitulée « L’individualité, l’association et la critique sociale : contribution de Philippe Chanial à un post-socialisme pour le XXIe siècle », prenait place dans une table-ronde sur « S’associer », avec la participation des philosophes Serge Audier, Pierre Crétois et Vincent Peillon et animée par le sociologue Florian Villain-Caparella. J’ai également juste après le décès de Philippe Chanial écrit un texte d’hommage à mon ami publié sur ce blog le 20 décembre 2024 sous le titre « Philippe Chanial : une lumière s’éteint dans le brouillard ».
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Ma communication sera principalement constituée de citations de textes de mon ami Philippe Chanial, directeur de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales).
1) D’abord un extrait d’un texte qu’il m’avait fait l’honneur de publier dans un livre collectif que j’ai codirigé en 2006 avec Alain Maillard sous le titre Les socialismes française à l’épreuve du pouvoir (1830-1947). Pour une critique mélancolique de la gauche (Textuel). Sa contribution s’intitulait « Jaurès, la propriété collective ou le pouvoir des sans pouvoir » :
« L’antinomie du collectivisme et de l’individualisme, Jaurès suggère ainsi de la dépasser par la démocratie. […] Par la propriété sociale se réalise tout autant l’idéal de justice sociale que l’impératif de liberté. Propriété civique, la propriété sociale signifie alors non pas l’extension du pouvoir d’État mais bien davantage celle du domaine – ou de l’espace – public. Elle est ainsi indissociable de la revendication d’une citoyenneté sociale. À ce titre, elle suppose une extension de la démocratie, un réencastrement de la sphère économique dans l’espace politique. » (p. 167)
2) Deuxième extrait : sa présentation de 2009 du livre de 1901 d’Eugène Fournière Essai sur l’individualisme ; présentation intitulée « Le socialisme, un libéralisme d’extrême gauche ? Eugène Fournière, la question individualiste et l’association » (Le Bord de l’eau) :
« Ce constat d’un inachèvement de l’idée républicaine et de la révolution démocratique, Fournière la partage avec Jaurès. Tous deux pointent cette même incapacité de la République à surmonter la contradiction, tenace, entre, entre l’ordre politique et l’ordre économique.
Et plus généralement, à affranchir l’individu des contraintes qui limitent son action individuelle et collective et à le pourvoir des moyens qui lui permettront de l’exercer et de l’accroître indéfiniment. […] Le socialisme vise effectivement à émanciper l’individualité humaine de toute forme de cohésion grégaire […] Mais pour autant, il n’a jamais […] consacré l’État et sa "toute-puissance monstrueuse" en "idole révolutionnaire". […]
Il faut donc cesser de croire – comme le socialisme, attaché aux formules magiques, l’a trop longtemps défendu – qu’un acte de puissance publique, même légitimé par un suffrage unanime, puisse conduire mécaniquement au socialisme. Si ce qui est premier, c’est la qualité des coopérations qui lient les hommes et nouent leurs échanges, qualité de laquelle se déduit celle des individualités, alors le socialisme doit être résolument pluraliste et expérimental, donc démocratique. Pluraliste au sens où l’impératif de socialisation suppose des formes diverses, celles nées de l’initiative privée, coopératives, mutuelles, associations, syndicats comme celles mises en œuvre par l’État, les municipalités, départements et régions. » (pp. 79 et 85-86)
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3) Troisième extrait : de son livre de 2009 La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu & la République (Le Bord de l’eau) :
« Or, une nouvelle fois, n’est-ce pas sur ce pluralisme qu’avait tablé le mouvement socialiste dès l’origine comme les réformistes du tournant du XIXe siècle, refusant de ne se vouer qu’à un seul Dieu, le marché ou l’État, pour défendre, pragmatiquement, selon les secteurs d’activité, la propriété privée, la propriété publique – nationale ou municipale – ou la propriété collective – coopérative, syndicale ou associative, etc. ?
À cet égard, la social-démocratie marque un recul sensible. Avalisant le credo libéral célébrant l’économie de marché comme le foyer unique de production de richesses (et d’emplois), elle tend à occulter le fait que celle-ci alimente ses performances de ressources qui lui sont fournies par les économies non marchandes et non monétaires. Non seulement néglige-t-elle ainsi l’importance du tiers-secteur associatif, mais plus encore elle laisse le champ libre à l’offensive néo-libérale dans sa dénonciation de la rigidité des modes d’intervention de l’État-social, qui entraveraient le plein déploiement du potentiel de l’économie marchande. De plus, prisonnière de l’identification entre "progrès économique" et "progrès social", elle ne peut que valoriser la croissance du secteur marchand – voire la croissance tout court, sans prise en compte suffisante de ses coûts écologiques et civilisationnels – et par là, d’une façon ou d’une autre, indexer la solidarité sur les performances du marché. » (p. 258)
Agrandissement : Illustration 3
4) Enfin quatrième et dernier extrait de son dernier livre de 2022, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun (Actes Sud) :
« Que nous donne en effet à voir la "critique critique" contemporaine ? Résolument matérialiste et prétendument réaliste, réfutant tout "essentialisme", elle nous invite – ou nous enjoint - à soupçonner que tout ce qui est ne tient qu’à l’arbitraire des rapports de domination, pour nous dépeindre le monde sous ses aspects les plus sombres. […]
Ainsi, au mot d’ordre émancipateur et si créatif des années 1960, "Tout est politique", qui suscita un foisonnement de l’inventivité démocratique en remettant en question notamment les frontières du public et du privé, paraît se substituer un slogan tristement victimaire : "Tout est domination". Comme si le moment, nécessaire, du soupçon s’était transformé en ressentiment généralisé. […]
En ce sens, l’aporie fondamentale de la "critique critique" réside avant tout dans son refus de rendre justice à la générosité de ce qui est, de ce qui se donne dans la texture subtile – le feuillage luxuriant – des relations interhumaines, au cœur de la délicate essence du sociale. Bref d’être incapable d’appréhender en quoi ce qui est contient déjà, à titre de virtualité, ce qui doit être. » (pp. 13, 15 et 22)
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Mes commentaire seront brefs et suggestifs. Philippe ne fournit-il pas ici des repères pour une nouvelle politique d’émancipation ajustée au défi du XXIe siècle ? Défis écologistes, individualistes, identitaires, pluralistes notamment débouchant sur une perspective post-socialiste. Philippe identifie des ressources encore actuelles de socialismes républicains et associationnistes oubliés, en particulier dans les liens entre individuel et collectif, dans la pluralité des formes économiques et dans la logique expérimentale de la politique émancipatrice. Il pointe les impasses des socialismes étatistes comme les travers d’une social-démocratie néolibéralisée. Il se situe à rebours de certains dérèglements « domino-centrés » de la critique académique internationalement vivace en ce premier quart du XXIe siècle, en nous rappelant que l’émancipation est déjà en germe dans les sociabilités ordinaires. Philippe aurait ainsi contribué à ouvrir le chantier du post-socialisme au XXIe siècle, comme a été ouvert le chantier de la politique républicaine au XVIIIe siècle et celui de la politique socialiste au XIXe siècle. Et comme dans la politique socialiste il y avait une composante d’héritage critique de la politique républicaine, il y aurait dans la politique post-socialiste un double héritage critique de la politique républicaine et de la politique socialiste. C’est particulièrement actuel et urgent alors qu’une vague d’extrême droitisation se répand en France et dans le monde, et que la notion même de gauche apparaît, face à ce danger, profondément en crise.
Dans le livre qu’il m’avait généreusement (justement au-delà de nos divergences) offert de publier dans la collection (« Bibliothèque du MAUSS » alors aux éditions de La Découverte), qu’il co-dirigeait avec Alain Caillé, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs (2012), je défendais la perspective d’un « global pluriel » dans les sciences sociales et dans la pensée critique, à distance tant de la dissémination « post-moderne » du sens, en vogue sur les campus américains, que de « la nostalgie de la totalité », que je décelais chez Alain Caillé et Pierre Bourdieu. En fait, je ne pense pas que Philippe était réellement attaché à la visée de totalité exprimée par la théorie du don de Caillé, la prétention totalisatrice de cette théorie constituant surtout pour lui un cadre rassurant pour son goût des explorations intellectuelles. Peut-être se méfiait-il un peu de sa curiosité insatiable et de son goût pour les chemins de traverse, en tentant de la baliser au sein d’une problématique stabilisée, afin d’éviter les abîmes intimes de l’exploration intellectuelle qu’a frôlés si souvent Ludwig Wittgenstein, figure intellectuelle qui nous troublait tous les deux. Cependant, il avait tendance à quand même déborder le cadre, davantage explorateur que totalisateur.
Philippe était porteur de quelque chose comme une mélancolie optimiste, teintée d’inquiétude quant aux dérèglements tant collectifs qu’intimes. Le dialogue avec Alain Caillé lui a donc fourni un espace pour contenir sa mélancolie, contenir au double sens d’intégrer et d’empêcher que ça déborde. Il avait ainsi moins de certitudes, dans son for intérieur, qu’Alain Caillé. Mais dans le vis-à-vis avec ces plus grandes certitudes du théoricien du don sous la bannière duquel il s’est installé, il fortifiait aussi la composante optimiste de son être.
Son optimisme mélancolique à la Bob Dylan (qu’il aimait tant) était particulièrement adapté à la confrontation avec les chausse-trappes de notre époque inquiétante. Il va nous manquer dans les épreuves difficiles qui nous attendent, et dont nous n’avons qu’un avant-goût déjà amer...
En hommage à Philippe Chanial : « Blowin' in the Wind », par Joan Baez et Bob Dylan, 1976 :
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* Sur une autre question (les justifications religieuses de massacres), mais toujours en compagnie de Bob Dylan :
« "Au nom de Dieu", de Bob Dylan au Proche-Orient », chronique « Rouvrir les imaginaires politiques », site du Nouvel Obs, 16 décembre 2025
* Sur la reformulation de la question de l'émancipation aujourd'hui :
Lectures du livre des sociologues Bruno Frère et Jean-Louis Laville, La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires (Éditions du Seuil, 2022) dans la revue en ligne SociologieS (Association Internationale des Sociologues de Langue Française), rubrique "Grands résumés", 15 décembre 2025 :
. Bruno Frère et Jean-Louis Laville
. Paul Cary
Émanciper la théorie critique suppose également de l’écologiser
. Philippe Corcuff