Philippe Corcuff
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Billet de blog 20 juin 2018

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Sur les difficultés du débat critique en sciences sociales. Réponse à Elsa Rambaud

La poursuite d’une controverse avec la politiste Elsa Rambaud, qui concerne tout à la fois les rapports entre théories critiques en sciences sociales, critique et émancipation ainsi que la possibilité de débats dans les milieux académiques. Une controverse entre spécialistes, mais qui est susceptible d’avoir des conséquences politiques plus larges.

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« La vengeance n’est qu’une prière à leur autel. Je ne m’agenouillerai plus. »

Maeve (Thandie Newton), série américaine Westworld, saison 2, épisode 2, 2018

Repérages introductifs

Dans le passage d’un article paru dans le n° 16 de la revue éditée à l’initiative du Conseil Scientifique d’Attac, Les Possibles (Corcuff, 2018), j’avance de manière synthétique des critiques à l’égard d’un article publié par la politiste Elsa Rambaud dans la Revue française de science politique (Rambaud, 2017). Elsa Rambaud a fait parvenir à la rédaction des Possibles une réaction à cette critique, que la rédaction des Possibles a accepté de publier. La rédaction des Possibles a ensuite sollicité mon éventuelle réaction. Sollicitation que j’ai honorée, mon texte parvenant à la rédaction des Possibles le 15 juin 2018. Les deux textes devaient donc être publiés dans le même numéro 17 de l’été 2018 des Possibles. Le texte d’Elsa Rambaud a cependant d’abord paru le 8 juin 2018 sur le site Carnet Zilsel (Rambaud, 2018), précédé d’un préambule signé par les deux animateurs du site, les sociologues Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, et d’un titre nouveau, tous deux marqués par une certaine rhétorique agressive à mon égard. Á ce moment-là, le texte d’Elsa Rambaud devait donc être également publié dans le n° 17 des Possibles, suivi de mon texte. Au moment du bouclage du numéro des Possibles, le 19 juin 2018, Elsa Rambaud a retiré son texte des Possibles. Ce qui est son droit. Par contre coup, la rédaction des Possibles a décidé de ne pas publier mon texte seul, sans le vis-à-vis du texte auquel il répond. Comme mon texte a bien été écrit, je le mets alors à disposition sur mon blog de Mediapart, même s’il a un caractère spécialisé du point de vue des sciences sociales.

La publication de la réaction d’Elsa Rambaud à mes critiques est pleinement légitime. Mais une critique de la critique de la critique est aussi légitime de ma part. Car, dans la réaction d’Elsa Rambaud, il y a des erreurs, des imprécisions, des incohérences et des malentendus, que je voudrais tenter d’éclaircir, de mon point de vue bien sûr. Cela me conduira à une réflexion plus large sur les difficultés du débat critique en sciences sociales aujourd’hui en France, dont le texte d’Elsa Rambaud et, davantage encore, une tendance forte incarnée dans le Carnet Zilsel constituent des indices. Je ne réagirai pas à une nouvelle réaction éventuelle d’Elsa Rambaud pour des raisons indiquées dans mon texte ci-après.

Quelques préalables méthodologiques afin d’écarter des confusions

Avant de revenir plus directement sur les objections principales d’Elsa Rambaud à mes critiques, quelques préalables de méthode me semblent s’imposer pour tenter d’écarter des malentendus et des confusions possibles. Ces précisions méthodologiques me donneront toutefois l’occasion de commencer à répondre à des objections d’Elsa Rambaud.

Qu’est-ce que la lecture critique d’un texte en sciences sociales ?

Une lecture critique d’un texte en sciences sociales constitue un éclairage, plus ou moins positif ou négatif, sur un texte. Pour ceux qui veulent prendre connaissance du texte et se faire une idée plus précise de la controverse, la seule lecture de la critique ne peut suffire : il faut lire le texte incriminé, ne serait-ce que pour vérifier par soi-même si les critiques faites prennent bien appui sur des éléments significatifs du texte. Cela tombe bien : dans le cas de l’article d’Elsa Rambaud, c’est un texte public, paru dans la principale revue de science politique française, disponible dans nombre de bibliothèques et sur internet (pour l’instant pour une somme modique et prochainement gratuitement).

Background de mes critiques, déplacement dans l’échange et implicite égocentré

L’article qui a fait réagir Elsa Rambaud ne concerne pas principalement ses travaux, mais la controverse autour du livre de Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le danger sociologique (PUF, 2017) et sa mise en perspective. La critique du texte d’Elsa Rambaud ne constitue qu’un aspect de cette mise en perspective. Il est courant qu’un article scientifique critique un texte, sans que cette critique ne soit  développée, à partir du moment où elle ne constitue pas l’objet principal du propos. Parfois cela se concentre sur une note de bas de page, une ou deux phrases, un paragraphe ou plusieurs. Dans ce cas, trois paragraphes sont consacrés à la critique de l’article d’Elsa Rambaud, sous l’angle filtrant des préoccupations principales de mon texte, sans alors traiter l’ensemble des thèmes de son article. L’honnêteté de la critique ainsi (plus ou moins) condensée repose sur le background auquel est adossée la critique : elle pourrait être développée et justifiée dans un autre cadre.

C’est pour consolider ce background que j’ai eu l’initiative d’un échange avec Elsa Rambaud autour de mes critiques avant de les rendre publiques. Il s’agissait de mieux tester les appuis de ces critiques en tentant d’écarter des malentendus, des erreurs d’interprétation, des simplifications trop caricaturales, des points aveugles de ma première lecture. Cet échange s’est déroulé du 6 février au 16 mars 2018 via internet et le fichier de nos interventions fait environ 140000 signes. L’échange m’a permis d’éclaircir certains points, d’en confirmer d’autres, de faire surgir de nouvelles questions, et surtout il m’a conduit à me déplacer sur un problème principal. Je me suis ainsi rendu compte d’un point fort de ce qu’elle appelle « la perspective conventionnelle » de la critique, dans le sillage du philosophe politique américain Michael Walzer : tant chez Pierre Bourdieu que chez Luc Boltanski on perçoit une tendance à appréhender la critique chez les acteurs sociaux comme rupture avec le cela-va-de-soi. Certes, il faudrait le moduler plus finement qu’elle ne le fait en fonction des textes, en intégrant même quelques contre-tendances, mais c’est quelque chose de manifeste pour quelqu’un de familier des textes de ces deux auteurs. Or, Elsa Rambaud a mis en évidence dans le cas de son enquête sur Médecins sans frontières (Rambaud, 2009) qu’il y avait des formes routinières de critique dans des institutions valorisant la critique. C’est un point fort de ses travaux que je n’ai clairement compris qu’à la suite de notre échange sur internet. Je n’ai pas signalé cet aspect dans mon article des Possibles, car cela ne concernait pas directement le sujet que je traitais dans ce cadre.

Par contre, nos échanges ne m’ont pas conduit à abandonner le constat d’une faille structurante dans l’article de 2017 et qui tend à affaiblir l’ensemble de son propos : le lien général supposé entre la sociologie de Pierre Bourdieu dans son ensemble, la sociologie de Luc Boltanski dans son ensemble et une hiérarchisation entre les « grandes » et les « petites » critiques chez les acteurs sociaux, par rapport à un étalon qui serait constitué par l’association de ces critiques avec les Lumières, l’émancipation, la Révolution, la gauche et la lutte des classes. Ce lien ne tient toujours pas selon moi. Il se révèle même très insuffisamment documenté.

Je dois dire qu’à la lecture de ses réactions publiées sur Carnet Zilsel, je n’ai pas l’impression qu’Elsa Rambaud se soit, quant à elle, significativement déplacée au cours de notre échange. Implicitement, elle semble considérer que son engagement dans une discussion  scientifique de ses travaux consiste en une bonne volonté pédagogique de sa part afin de montrer qu’elle a globalement raison et que les critiques qui lui sont faites renvoient principalement à des erreurs. Elle défend pour les autres auteurs, comme Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, la possibilité d’« une lecture différente », mais ce principe ne vaudrait pas pour la lecture de son propre travail. Pour ce qui est de ses écrits, il n’y aurait qu’une « lecture rigoureuse » possible, la sienne. La pluralité de lectures argumentées, ce serait pour les écrits des autres auteurs. Le philosophe Clément Rosset (1977, p. 60) a finement remarqué qu’« Il n’est pas de remède contre la clairvoyance : on peut prétendre éclairer celui qui voit trouble, pas celui qui voit clair ». On a affaire là dans le texte d’Elsa Rambaud à un premier implicite égocentré.

L’objet de la critique scientifique : des travaux localisés, pas des personnes !

Les critiques que j’ai formulées ne portent que sur un article de 2017 et pas sur l’ensemble des travaux d’Elsa Rambaud, ni sur ses qualités de chercheure en général et encore moins sur sa personne envisagée comme un tout. Je pointe d’ailleurs, avec sincérité, le caractère « stimulant » d’un texte publié antérieurement dans la même revue (Rambaud, 2009). Et ce n’est pas parce qu’un article date de 2009 et l’autre de 2017 que je fais une quelconque hypothèse évolutionniste de dégradation d’une date à une autre, contrairement à ce qu’avance Elsa Rambaud (« j’aurais mal tourné ces dix dernières années »). Il s’agit seulement de jugements à chaque fois localisés sur des textes spécifiques, comme devrait l’être à mon avis la critique scientifique en portant sur des travaux et non pas des personnes.

Or, la prégnance dans les milieux académiques des notions d’« œuvre » et d’« auteur », dont Michel Foucault a critiqué les présupposés comme « continuités irréfléchies » et « synthèses toutes faites » (Foucault, 1969, pp. 31-43, et 2001), entrave la compréhension de ce caractère localisée de la critique scientifique. Elsa Rambaud se laisse aller à cette tentation courante en l’enrobant dans une aigre rhétorique du soupçon : « « Sous couvert de concéder quelques qualités initiales, l’analyse glisse insensiblement de la critique d’un texte à celle d’un parcours de recherche saisi par les deux bouts ». On a là une autre trace d’un implicite égocentré, ayant du mal à détacher une production particulière du tout que constituerait une personne, dans ce cas sa personne.

Or, il y a là une incohérence avec l’épistémologie relationnaliste (en termes de rapports sociaux) et contextualiste (en termes de contextes socio-historiques) qu’exprime Elsa Rambaud dans son texte de 2009 – où elle invite à ne pas considérer « la critique » exprimée par les acteurs sociaux « comme "suspendue" au ciel des idées » et à ne pas la détacher « des rapports sociaux et des rapports de force dans lesquels ils sont pris » (Rambaud, 2009, pp. 724-725) – comme dans celui de 2017 – où elle appelle à cesser de « comprendre la critique comme une pure affaire d’idées et d’idées pures » (Rambaud, 2017, p. 495) en mettant l’accent sur les « logiques de situation » (ibid., p. 487). On aurait donc une épistémologie relationnaliste et contextualiste pour les individus ordinaires et une épistémologie idéaliste et subjectiviste pour soi, en tant que savante. N’aurait-on pas ici un travers typiquement « scolastique » et « intellectualiste », qu’Elsa Rambaud reproche à ceux dont elle critique les présupposés « normatifs » (Rambaud, 2017, pp. 485, 486 et 489) ? Ou cela signifie-t-il que les grands savants – pas les Pierre Bourdieu et les Luc Boltanski, encore contaminés par le « normatif », mais quelqu’une comme Elsa Rambaud, par exemple ? – sont sans présupposés, sans insertions dans des rapports sociaux et dans des logiques d’action ? C’est ce que pourrait laisser entendre la mise en avant d’une expression empruntée à l’historien Paul Veyne : le « virus du savoir pour le savoir ». J’y reviendrai. En tous cas, question « scolastique », on tend ici à se rapprocher d’une forme extrême : « le philosophe-roi » platonicien !

Une méthodologie à la pente dogmatique

Un des travers principaux de l’article de 2017 d’Elsa Rambaud, c’est de n’avoir pas suivi méthodologiquement la voie anti-dogmatique suggérée par Max Weber : construire un idéal-type de « la perspective conventionnelle » de la critique, pour ensuite l’utiliser comme outil conceptuel « pour comparer et mesurer » (Weber, 1965, p. 191) les œuvres de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski, et donc à la fois leurs proximités et leurs différences avec « la perspective conventionnelle » en fonction des textes et des périodes, afin de « déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal » (ibid., p. 181). Á l’inverse, elle a tendance faire rentrer de force les sociologies de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski dans son modèle. Au risque d’un écueil pointé par Ludwig Wittgenstein (2004, partie 1, §131, pp. 88-89) pour la philosophie, mais qui vaut aussi pour les sciences sociales : « Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant un modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons.) »

On voit déjà qu’une série de présupposés actifs dans les milieux académiques des sciences sociales aujourd’hui freinent les possibilités de débats critiques, en particulier des préjugés idéalistes et subjectivistes quant à l’activité intellectuelle et, au sein de ces derniers, des tendances égocentrées, particulièrement activées par les dispositifs institutionnels d’individualisation des travaux, des carrières et des reconnaissances, et encore davantage avivées dans un contexte néolibéral d’exacerbation des concurrences interindividuelles autour de postes raréfiés.

Réponses à quelques objections supplémentaires

Je me concentrerai sur cinq objections d’Elsa Rambaud que je n’ai pas encore directement abordées.

Le plan des théories critiques en sciences sociales et le plan des critiques ordinaires chez Pierre Bourdieu et Luc Boltanski

« Sur la "confusion entre le niveau de la théorie (sociologique) et le niveau de l’objet (la critique)". Il n’y a pas de confusion chez moi. Mon argument est qu’il y a une tendance à la confusion (à rabattre un niveau sur un autre) chez les auteurs discutés. », avance Elsa Rambaud. Or, elle ne peut pas pointer la tendance à « la confusion », chez Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, entre les propriétés requises pour les théories critiques en sciences sociales (notamment un certain degré d'explicitation, de cohérence argumentative et de discutabilité) et les caractéristiques observables des critiques ordinaires, non soumises aux contraintes scientifiques ou philosophiques, car cela aurait supposé au préalable qu’elle distingue nettement ces deux plans dans son texte. Ce qu’elle ne fait pas et qui peut facilement être vérifié à la lecture du texte. Ainsi des analyses de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski relevant de l’un ou de l’autre plan tendent à être amalgamées dans la démonstration, comme si cela renvoyait à un seul plan. Dans le cas de la sociologie de Pierre Bourdieu, il est flagrant que si le premier plan – la conceptualisation critique des dominations en science sociales – est très présent, le second plan – l’analyse sociologique des critiques ordinaires – apparaît marginal. Comment est-il alors possible de rabattre l’un sur l’autre, en faisant de la sociologie de Pierre Bourdieu un exemple important de « la perspective conventionnelle » de la critique, rabaissant « la petite critique » au nom de « la grande » ? Par un jeu de passe-passe rhétorique : « c’est parce que cet imaginaire de la critique est au travail que la critique s’y fait rare » (Rambaud, 2017, p. 472). Bref c’est parce qu’il y en a peu  (de critiques ordinaires analysées) qu’il y en a beaucoup (de « normativité » au profit de la « grande » critique) ! Quant à Luc Boltanski, elle ne tient pas compte, par exemple (Rambaud, 2017, p. 482), du fait que quand il parle de « métacritique » dans son livre De la critique, c’est « pour désigner les constructions théoriques » en sciences sociales (Boltanski, 2009, p. 22), et pas le pôle des critiques ordinaires.

En transformant ainsi la critique que je lui ai faite dès notre échange sur internet en cœur de sa démonstration, sans en mobiliser les preuves, Elsa Rambaud révèle une étrange conception de « l’éthique de la discussion intellectuelle » dont elle se réclame.

La question de « la neutralité axiologique »

« Sur la "neutralité axiologique" » les "complications de la sociologie" de Max Weber. Cette notion, originellement "Wertfreiheit", est étrangère à ma démonstration. », indique Elsa Rambaud. Le problème, c’est que dans son article de 2017, elle ne donne pas de telles précisions et que la notion de « normatif » y demeure extrêmement floue. Or, comme elle y rejoue à de nombreuses reprises la séparation nette entre les pollutions « normatives », dont les travaux de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski seraient le siège, et une « acception non normative » de la critique, dont elle serait une des rares à détenir le privilège, on a facilement tendance à associer ce type de discours aux dichotomies entre jugements de fait et jugements de valeur, analyse positive des faits et normativité conduisant à la version corporative la plus répandue dans le monde académique de la notion de « neutralité axiologique » attribuée de manière erronée à Max Weber. Et on peut faire l’hypothèse que c’est alors la lecture la plus fréquente qui risque d’être faite de son article, par ses partisans comme par ses critiques.

Nous voilà donc rassurés pour l’avenir par ses précisions, mais pas tout à fait. Car la référence au « « virus du savoir pour le savoir » vient toutefois relancer notre inquiétude, avec son arrière-goût de pureté et de purification. Ce qui constitue une voie bien différente du traitement de la part normative inéliminable dans les analyses en sciences sociales par la réflexivité sociologique, esquissée par Max Weber et développée par Pierre Bourdieu.

Éthique d’irresponsabilité ?

Elsa Rambaud renvoie ma critique de l’« éthique d’irresponsabilité » de son article à « la tendance à juger de la qualité d’une option sociologique sur le critère des services qu’elle est supposée rendre, non pas à la compréhension de l’activité critique, mais au développement de la critique sociale la plus souhaitable ». Je n’ai jamais demandé de juger la sociologie aux « services » qu’elle pourrait rendre à la critique sociale, dans une logique instrumentale qui fleure bon la caricature de mon caractère hybride de savant et de militant (qui n’est, encore une fois, pas sans lien avec une vision bien « conventionnelle » de « la neutralité axiologique »).

Dans un propos doté d’une grande banalité sociologique, j’ai souligné que les analyses sociologiques tombaient dans des contextes particuliers qu’elles n’avaient pas choisis, contribuant à les doter de significations dans un cadre social plus large que les milieux académiques et que, à partir de là, elles pouvaient avoir des effets non voulus. Ce sont ces effets non voulus qu’une éthique de responsabilité aurait, selon moi, le souci de prendre en compte. Dans ce cas précis, cela renvoyait à la tendance en cours à la dissociation de la critique sociale et de l’émancipation et, sur la base de cette fragilisation, aux tentatives ultra-conservatrices de réassociation de la critique sociale et de logiques discriminatoires (xénophobes, sexistes, homophobes, etc.) dans un cadre nationaliste.

Soupçon mandarinal ?

Usant encore une fois d’une rhétorique du soupçon, Elsa Rambaud m’attribue une propension mandarinale dans le prétendu « accent mis sur (sa) "jeunesse" » (je précise seulement à un moment de mon article des Possibles : « une jeune docteure en science politique » !) : « un malheureux exemple de ce que résume l’expression "remettre à sa place" », dit-elle, qui consisterait en un « un rappel à l’ordre statutaire ». Encore une fois centrée sur le supposé traitement de sa personne par mon article, elle oublie que, quelques lignes au-dessus, je critique aussi des écrits de Nathalie Heinich, alors qu’elle est plus âgée que moi de cinq ans et plus gradée statutairement (directrice de recherche au CNRS), ou de Bernard Lahire, trois ans de moins que moi mais plus gradé (professeur de sociologie à l’ENS Lyon).

Généralisation abusive

En parlant de « la génération de chercheurs dont je suis censée être l’incarnation », Elsa Rambaud généralise abusivement ce que j’ai écrit : « un indice de dérapages générés dans quelques secteurs des nouvelles générations des social scientists ». « Quelques secteurs » cela ne constitue pas l’ensemble d’une génération.

On a observé dans ce second point de nouveaux obstacles à la possibilité de débats critiques en sciences sociales et la consolidation d’obstacles abordés dans le premier point. Cependant l’apothéose Zilsel nous attend…

Zilsel ou la police du ressentiment contre le débat argumenté

Pour porter « l’éthique de la discussion intellectuelle » dont elle se réclame, Elsa Rambaud a paradoxalement décidé de publier ses réactions à mes critiques dans le Carnet Zilsel (Rambaud, 2018). J’ai pu montrer précisément ailleurs (Corcuff, 2017) que ce site peut recourir dans sa pratique des débats, nommés abusivement « scientifiques », à l’accumulation de malhonnêtetés intellectuelles, d’incohérences argumentatives et de violences rhétoriques vaines jouant avec les frontières de l’insulte. Soigner le mal par le mal ? Plus, le texte d’Elsa Rambaud est précédé d’un double crachat sur ma personne, sous la forme d’un titre (non présent dans la version proposée aux Possibles, puis retirée) et d’un préambule (« Difficile d’y voir autre chose qu’un rappel à l’ordre qui s’autorise de l’épistémologie de pointe et de l’extra-lucidité politique, de la part d’un sociologue-philosophe qui ne manque pas une occasion de rappeler combien sa science est infuse en la matière » ou « l’incompréhension chronique de Philippe Corcuff », car c’est toute ma personne qui est mise en accusation, et pas telle ou telle analyse localisée) envoyé par les deux animateurs du site, Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin. L’ensemble des questions que j’ai abordées jusqu’à présent dans cette réponse n’auraient donc aucun sens scientifique, car elles seraient passées a priori sous le rouleau compresseur de la stigmatisation du « rappel à l’ordre », de ma « science infuse » et de mon « incompréhension chronique », sans que le contenu de ces questions ne puisse jamais être abordé. Le crachat n’a pas à s’adosser à la connaissance de ce dont il ne parle pas.

Il risque alors d’y avoir peu de Dean Martin plongeant leurs mains dans les crachoirs des saloons zilseliens pour en retirer l’Or de La Vérité Vraie, comme dans Rio Bravo d’Howard Hawks (1959). Ce type de police du ressentiment, sorte de scientisme sans respect de critères scientifiques minimaux d’argumentation, risque de rendre définitivement impossible un débat critique argumenté…au nom du débat. Car ce qui est appelé « débat » pourrait plus justement être nommé procès. Et les « traîtres à la science » montrés ainsi du doigt par les procureurs de Zilsel, dans leurs impuretés (normatives…) et leurs hybridations queer (sociologue-philosophe, sociologue-militant …) inacceptables, ont quelque ressemblance avec les « traîtres au genre » de la série américaine The Handmaid’s Tale (deux saisons, 2017-2018), tirée roman de Margaret Atwood. Différence de taille toutefois : la mort visée n’est pas physique mais seulement symbolique. Ouf !

Peace and Love

Les dérèglements localisés des analyses d’Elsa Rambaud dans son article de 2017 et leurs risques politiques dans un contexte de montée des ultra-conservatismes ne justifient en rien les injustices humiliantes générées par les institutions académiques à son endroit. Son travail sur MSF a amplement témoigné de ses qualités de chercheure, et même de son originalité, sur le double plan empirique et théorique. Son projet d’élargissement de la palette des critiques ordinaires prises pour objet par les sciences sociales est, par ailleurs, passionnant. Elle devrait avoir pleinement sa place dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur en science politique.

Bibliographie

Boltanski Luc, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009

Corcuff Philippe, « Guide de survie existentielle en milieu académique : de la police du ressentiment. Le cas Jérôme Lamy et Zilsel », Mediapart, 18 avril 2017, https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/180417/guide-de-survie-existentielle-en-milieu-academique-de-la-police-du-ressentiment

Corcuff Philippe, « Controverses dans la sociologie française : Autour du Danger sociologique de Gérald Bronner et Étienne Géhin (2017) », Les Possibles, n° 16, printemps 2018, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-16-printemps-2018/debats/article/controverses-dans-la-sociologie-francaise-autour-du-danger-sociologique-de

Foucault Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969

Foucault Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (conférence de 1969), dans Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp. 817-849

Rambaud Elsa, « L’organisation sociale de la critique à Médecins sans frontières », Revue française de science politique, vol. 59, n° 4, août 2009, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-4-page-723.htm

Rambaud Elsa, « La "petite" critique, la "grande" et "la" Révolution. Pour une acception non normative de la critique », Revue française de science politique, vol. 67, n° 3, juin 2017, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2017-3-p-469.htm <accès provisoirement payant>

Rambaud Elsa, « Avancer sur le chemin d’une sociologie de la critique. Réponses à un théoricien du statu quo se faisant prophète du pire », précédé d’un crachat de Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, Carnet Zilsel, 8 juin 2018, https://zilsel.hypotheses.org/3031

Rosset Clément, Le réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, collection « Critique », 1977

Weber Max, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » (1e éd. : 1904), dans Essais sur la théorie de la science, traduits et introduits par Julien Freund, Paris, Plon, 1965

Wittgenstein Ludwig, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), traduction par Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004

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