Le Britannique Karim Khan, le procureur général de la CPI (Cour Pénale Internationale), a annoncé le 20 mai 2024(1) le dépôt de requêtes auprès de la Chambre préliminaire 1 de la CPI aux fins de délivrance de mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’encontre :
. de trois dirigeants du Hamas à propos du 7 octobre et de ses suites : Yahya Sinwar (chef du Mouvement de résistance islamique dans la bande de Gaza), Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri, plus connu sous le nom Deif (commandant en chef de la branche armée du Hamas, communément appelée « les brigades Al-Qassam ») et Ismail Haniyeh (chef de la branche politique du Hamas) ;
. et de deux ministres israéliens à propos de l’intervention militaire israélienne dans la bande de Gaza : Benjamin Netanyahu, Premier Ministre, et de Yoav Gallant, Ministre de la défense.
Le procureur général de la CPI reconnaît ainsi des violences oppressives du côté du Hamas comme du côté du gouvernement israélien. Et, implicitement, il reconnaît que ces violences oppressives ne vont pas dans la même direction :
* Le gouvernement israélien, qui porte au niveau des États-nations le souvenir des violences du judéocide, peut ainsi être coupable de violences meurtrières illégitimes. Il ne s’agit toutefois pas de s’égarer dans un relativisme à penchant négationniste : les violences en jeu ne sont pas du même niveau que la Shoah et ne justifie donc en rien une « blague » douteuse sur Netanyahu comme « nazi sans prépuce »(2). D’ailleurs, la déclaration du procureur général du CPI ne parle pas de « génocide » mais de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité ». Plutôt que de s’inscrire dans un gonflement rhétorique propre aux concurrences victimaires contemporaines, il me semble d’ailleurs plus raisonnable de garder la notion de « génocide » pour des logiques d’extermination de masse, comme dans les cas des Amérindiens en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, des Arméniens en Turquie, des Juifs pendant le nazisme ou des Tutsis au Rwanda. Les massacres commis par l’armée israélienne à Gaza sont horribles, mais de relève pas de la même logique d’extermination d’un peuple.
* Le Hamas, partie-prenante de la Résistance palestinienne, peut ainsi être coupable de violences oppressives.
Cette reconnaissance par le procureur général de la CPI a des affinités avec la méthodologie intersectionnelle en sciences sociales(3). L’intersectionnalité, c’est une méthodologie, plus qu’une théorie, nous conduisant à être attentifs à la pluralité des formes de domination, de violence illégitime et de discrimination ainsi qu’à leurs croisements (leurs intersections) complexes dans les situations sociales. Et, contrairement à certains usages militants et politiciens, l’intersectionnalité, cela ne veut pas dire que toutes les dominations vont dans la même direction au sein d’un « système unifié ». Car un même individu peut être discriminé parce que racisé et privilégié sous l’angle de la classe, un autre être privilégié sous l’angle du genre et opprimé parce que racisé, etc. etc. L’intersectionnalité, ce n’est donc pas spontanément « la convergence des luttes », mais c’est plutôt la divergence des luttes, avec même des composantes tragiques(4). Si l’on prend au sérieux la méthodologie intersectionnelle, on ne peut donc pas séparer radicalement deux catégories étanches que seraient la catégorie d’Oppresseurs et celle d’Opprimés. Car, en fonction des situations ou de l’angle sous laquelle on l’envisage, une même personne peut être du côté des oppresseurs et du côté des opprimés. C’est pourquoi, parce qu’on ne peut plus appuyer la nécessaire « convergence des luttes » sur les caractéristiques d’un groupe social (comme jadis « le prolétariat »), l’intersectionnalité incite les stratégies émancipatrices à se renouveler profondément(5).
Les drames du Proche-Orient peuvent être éclairés par cette méthodologie. Par exemple, le sionisme peut être vu historiquement à la fois comme une idéologie d’émancipation nationale des Juifs face aux violences de l’antisémitisme en Europe et comme une idéologie coloniale spoliant les Palestiniens. Ou le Hamas peut être vu comme une composante de la Résistance palestinienne face à l’oppression coloniale israélienne et comme une organisation théocratique et autoritaire à la fois sexiste, homophobe et antisémite imposant sa violence.
Malheureusement, une partie des militants et des intellectuels se réclamant de l’intersectionnalité ont oublié les complications révélées par l’intersectionnalité au profit de visions manichéennes hypostasiant la logique coloniale (réelle, mais pas exclusive) au détriment des autres logiques oppressives. Et cela conduit en particulier à marginaliser l’antisémitisme dans l’intersection, voire à le supprimer(6). Dans le cas du Proche-Orient, on peut relever, par exemple, deux tribunes significatives de ce point de vue, car elles tendaient à faire disparaître de l’équation les massacres du 7 octobre. Elles ont été publiées avant la manifestation féministe du 25 novembre :
. celle d’une série de collectifs féministes, LGBTQIA+ et intersectionnels(7) ;
. et celle signée par des figures intellectuelles comme Judith Bernard, Tithi Bhattacharya, Sam Bourcier, Elsa Dorlin, Emilie Hache ou Isabelle Stengers(8).
La décision du procureur général de la CPI ne pourrait-elle pas inviter les militants intersectionnels à plus de vigilance… intersectionnelle ?
Par ailleurs, militants marxistes et anarchistes ont pris l’habitude de stigmatiser unilatéralement les dispositifs juridiques comme relevant d’un « droit bourgeois » uniquement du côté des dominants. La pratique des syndicalistes ou des militants antiracistes a depuis longtemps mis en évidence que c’était plus compliqué, que le droit était davantage ambivalent entre oppression et émancipation. Le procureur général de la CPI nous le rappelle de manière éclatante sur le plan du droit international.
Notes :
(1) « Déclaration du Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan KC », site de la CPI, 20 mai 2024, version française.
(2) Voir deux textes sur ce blog : « Guillaume Meurice/Coco : l’humour politique est-il incritiquable ?ʺ », 5 avril 2024 et « Post-scriptum : Baubérot, Meurice, manichéismes concurrents et extrême droitisation », 22 avril 2024.
(3) Sur l’intersectionnalité comme méthodologie, ses apports, ses usages en sciences sociales et ses impensés, voir mon article : « L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes », Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 32, été 2022.
(4) Voir sur ce blog : « "Armageddon Time" : l’intersectionnalité, c’est pas un conte de Noël ! », 4 janvier 2023.
(5) Voir le dossier du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE sur le site Grand Angle : « Retour sur la question stratégique : comment changer politiquement de société ? », 26 avril 2023 ; dans ce dossier Pierre Khalfa et moi, avec des formulations différentes, défendons l’imaginaire émancipateur comme liant de « la convergence des luttes » ; voir aussi sur ce blog : « Face à l’extrême droite : refaire la gauche et son imaginaire, radicalement », 29 avril 2024.
(6) Voir les réflexions stimulantes de Salima Naït Ahmed quant aux rapports entre intersectionnalité, Théorie critique et antisémitisme : « Constellations et intersections. Une approche de l’imbrication du genre et de l’antisémitisme à partir de la Théorie critique », revue Prismes. Théorie critique (éditions la Tempête), volume 5, 2023.
(7) « Pour un 25 novembre aux couleurs de la solidarité avec la Palestine », Mediapart, 20 novembre 2023.
(8) « Propagande de guerre pro-israélienne : notre féminisme ne se laissera pas enrôler », site de la WebTV Le Média, 21 novembre 2023.
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Vient de paraître le 3 avril 2024 :
Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray
Par Philippe Corcuff et Philippe Marlière
Editions Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », 94 p., 11,90 euros

Sommaire
Introduction : En finir avec les « sauveurs suprêmes » qui affaiblissent la gauche
- Un contexte confusionniste favorisant l'extrême droitisation
- Impasses d'un républicanisme autoritaire et d'un populisme sans démocratie
- Lettre ouverte à un ancien président qui a perdu la gauche
- Lettre ouverte à un président barrage-marchepied de l'extrême droite
- Lettre ouverte à un « insoumis » autoritaire
- Lettre ouverte à un communiste sécuritaire
- Lettre ouverte à un rebelle fermé au monde
- Lettre ouverte à un anarchiste à la dérive ultraconservatrice
Conclusion : Pour une gauche concrètement d'émancipation
Philippe Corcuff face à l’écrivain David Dufresne le 2 mai 2024 sur sa chaîne Twitch « Au poste » pour parler des Tontons flingueurs de la gauche