La première partie de ce billet constitue la forme écrite et affinée de l’introduction au livre de Brigitte Stora que j’ai présentée lors d’un webinaire autour de l’ouvrage organisé par le RAAR (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes, dans lequel je suis engagé) le 16 septembre 2024 sous le titre « L’antisémitisme, obstacle à l’émancipation ». La seconde partie de ce billet est ma réaction à l’annonce publique, le 17 octobre dernier, de l’embauche de l’humoriste Guillaume Meurice comme collaborateur de Mediapart, la première diffusion de l’émission « Blagues Bloc » animée par Meurice étant prévue pour le 25 octobre.

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Merci à Ève Lomé pour sa proposition de photo illustrant ce billet !
De l’antisémitisme à l’émancipation chez Brigitte Stora
J’ai le plaisir d’introduire notre discussion de ce soir consacrée au livre de Brigitte Stora, L’antisémitisme, un meurtre intime. Le plaisir, car on a affaire à un livre stimulant, tiré d'une thèse de psychanalyse soutenue en septembre 2021 à l'Université Paris Cité, et qui n’a pas suffisamment été visibilisé dans les débats publics et n’a eu que de faibles échos médiatiques. L’impact médiatique n’a ainsi pas été à la hauteur des enjeux traités et des pistes formulées. J’y ai appris des choses dans des domaines où je suis peu compétent, comme l’histoire de l’antisémitisme et la psychanalyse. Certes, je n’ai pas un accord sur l’ensemble des analyses qui sont proposées. Par exemple, en tant que sociologue soucieux de la contextualisation et des contradictions du réel, je ne me reconnais pas dans quelques formulations trop généralisantes, du type « partout » (p. 7), « nodale » (p. 20), « la centralité » (p. 20) ou « tout » (p. 180). Et je ne pense pas que cela enrichisse la compréhension socio-historique de nommer « fascismes » d’autres types de violences oppressives aux caractéristiques diverses comme le stalinisme et l’islamisme (voir pp. 31, 32, 33 et 51), même si elles peuvent avoir des intersections avec les fascismes historiques. Toutefois, ce ne sont que des aspects fort périphériques dans le livre.
Antisémitisme et racismes : une actualité
Le livre de Brigitte Stora met en perspective historique et théorique notre actualité. Pour le rapport de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme, Autorité administrative indépendante, accréditée de statut A auprès de l’ONU), dans son Rapport 2023 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, publié le 27 juin 2024 :
. 1676 actes antisémites ont été comptabilisés en France en 2023 (436 en 2022 : + 284%), et cela principalement après le 7 octobre (1 241 actes dont 562 en octobre, 504 en novembre et 175 en décembre). Dans la même période, 242 actes antimusulmans ont été comptabilisés (188 en 2022 : + 29%) [données établies par le ministère de l’Intérieur, utilisées habituellement dans ses rapports par la CNCDH)].
. Dans le « Baromètre racisme CNCDH 2023 » (enquête IPSOS, 21 novembre-9 décembre 2023, échantillon de 1210 personnes représentatif de la population métropolitaine âgée de 18 ans et plus), les indices de tolérance vis-à-vis des minorités ont évolué ainsi : 77/100 pour les Noirs (contre 78 en 2022), 68/100 pour les Juifs (contre 72 en 2022), 57/100 pour les Musulmans (contre 59 en 2022) et 42/100 à l’égard des Roms (contre 45 en 2022).
Tout à la fois les actes et les préjugés racistes progresseraient donc. Si l’on compare l’antisémitisme et l’islamophobie selon ces chiffres : 1) les actes antisémites domineraient largement les actes racistes, mais dans l’ensemble de la population les préjugés antisémites seraient limités (bien que progressant) ; 2) les préjugés islamophobes seraient nettement plus élevés dans la population globale, mais les actes antimusulmans beaucoup moins élevés (bien que progressant) : et 3) ce sont les préjugés romophobes qui domineraient. J’utilise le conditionnel, car le rapport de la CNCDH note le caractère partiel de ces chiffres, qui ne sont que des indicateurs, par rapport auxquels ce sont les évolutions qui apparaissent les plus significatives.
Brigitte Stora et le couple antisémitisme/émancipation
Mais revenons au livre de Brigitte Stora, une fois qu’on en a établi l’actualité brûlante, contrairement aux propos de Jean-Luc Mélenchon le 2 juin 2024 sur son blog selon lesquels l’antisémitisme serait « résiduel en France ».
Le cœur de l’ouvrage et son originalité principale pour moi concerne le couple antisémitisme/émancipation. Dans cette perspective, c’est l’appui sur la philosophie d’Emmanuel Levinas qui me parle le plus et stimule mes réflexions. Or, Brigitte Stora est une des rares, avec le regretté Miguel Abensour (1939-2017), à tirer Levinas vers une politique de l’émancipation, et pas seulement vers une éthique. Comme chez Abensour, la pensée critique et l’ouverture émancipatrice apparaissent noués, dans un geste proche de la première théorie critique, celle de Theodor Adorno et de Max Horkheimer. Cependant, Brigitte Stora nous mène aussi vers d’autres contrées qu’Abensour, commence à défricher des terrains renouvelés enthousiasmants.
La critique dans le livre de Brigitte Stora, c’est la critique de l’antisémitisme, Elle montre la façon dont l’antisémitisme moderne puise son imaginaire dans un antijudaïsme plus ancien. Car, sans nier les réelles transformations socio-historiques de l’antisémitisme au cours du temps, elle pointe la stabilisation de schémas rhétoriques antisémites dans l’antijudaïsme chrétien, avec des effets jusqu’à nos jours. Elle avance ainsi : « l’antijudaïsme a fait du peuple juif, le nom propre du coupable des malheurs du monde et l’ennemi du genre humain dont la disparition est la condition du salut » (p. 20) Et aujourd’hui, dans l’antisémitisme qui repointe son nez y compris à gauche, elle ajoute : « c’est aussi l’expulser du camp des opprimés » (ibid.).
Elle met aussi en évidence les liens qui ont attaché l’antisémitisme moderne et le conspirationnisme : « Le discours antisémite est toujours conspirationniste et le conspirationnisme, s’il n’est pas toujours antisémite, n’en est pas moins le plus probable corridor vers lui. » (p. 47)
Á partir de là, la critique de l’antisémitisme est donc immédiatement associée chez Brigitte Stora à la question politique de l’émancipation. Pour le comprendre, il faut se défaire des pensées de la Totalité et du Même, dans le sillage de Franz Rosenzweig et de Levinas. Partant, c’est ainsi que le livre décrit la figure idéale-typique de l’antisémite : « Avec sa passion du Même et du "grand Tout" indifférencié, sa nostalgie de la grande Unité perdue » (p. 67).
Quatre fils heuristiques
Dans ce cadre, quatre fils parmi d'autres mettent en évidence le caractère heuristique des réflexions proposées par l’ouvrage de Brigitte Stora :
1) Elle écrit que « la hantise de la contagion est d'abord un refus de l'Autre en soi » (p. 14), contre « cette furieuse aspiration à la coïncidence à soi, sans faille, ni dette, ni désir » (p. 15), alors que « L'Autre est sans doute ce lieu de l'alliance entre responsabilité et émancipation » (ibid.).
2) Elle reprend des paroles de la magnifique chanson de 1992 de Leonard Cohen, Anthem (p. 67) : « There is a crack, a crack in everything/That’s how the ligth gets in » (« Il y a une brèche en chaque chose/C’est par là que passe la lumière »).
Leonard Cohen, Londres, 17 juillet 2008
3) Elle pointe les limites des pensées de l’autonomie – par exemple, d’Emmanuel Kant à Cornelius Castoriadis - pour saisir les enjeux de l’émancipation (p. 92). Car l’autonomie implique une certaine « autosuffisance » n’intégrant pas le trouble provoqué par l’ouverture à l’autre. Dans cette perspective, on pourrait également critiquer les limites des thématiques à la mode se réclamant de Spinoza mettant l’accent sur « la puissance d’agir » ou encore celles en termes d’« empowerment ».
Et 4) Elle dessine un lien entre « exil prometteur » et « projet d’émancipation politique », en écrivant : « La haine, dont l’antisémitisme est un des noms propres […] est ce refus obstiné de l’exil prometteur dont le désir de l’autre est fondateur et qui forge tout projet d’émancipation politique. » (p. 180)
Trois questions à propos de l’ouvrage de Brigitte Stora
Je dois arrêter là ma courte introduction, en posant trois questions à l’autrice :
1) Comment tu situes ton analyse par rapport au thème du « nouvel antisémitisme » (qui serait associé à « l’antisionisme » et qui serait particulièrement inséré dans des milieux musulmans) qui a focalisé l’attention médiatique et même universitaire depuis la sortie du livre de Pierre-André Taguieff en 2002 sur La nouvelle judéophobie (Fayard-Mille et Une Nuits), en ce qu’il tend à éclipser l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme d’extrême droite ?
2) Tu pourrais préciser les rapports entre « exil prometteur » et « projet d’émancipation politique » ?
3) Une question philosophique : tu situes ta démarche dans le registre de « la transcendance » (comme nombre de lectures de Levinas, dont celle de Sophie Nordmann dans son livre Phénoménologie de la transcendance, que tu cites p. 91). La transcendance renvoie à quelque chose qui nous déborde, mais qui risque aussi de prétendre nous englober en surplomb. Que faire alors de l’immanence, c’est-à-dire ce qui émerge du cours des expériences vécues ? L’émancipation n’a-t-elle pas plutôt à voir avec une tension entre transcendance et immanence, que j’ai appelé provisoirement « transcendances relatives » ?
Encore merci à Brigitte Stora pour cette belle invitation à penser et à agir !
L’antisémitisme, un meurtre intime de Brigitte Sora, Bordeaux, Editions Le Bord de l’eau, 2024, 192 p., 18 euros.
Webinaire du RAAR « L’antisémitisme, obstacle à l’émancipation », autour du livre de Brigitte Stora, 16 septembre 2024
Pourquoi l’embauche de Guillaume Meurice à Mediapart est une erreur
J’ai essayé de montrer de manière argumentée sur mon blog de Mediapart le 5 avril 2024, en le prolongeant le 22 avril dans une controverse amicale avec Jean Baubérot, que la blague de Guillaume Meurice du 29 octobre 2023 sur France Inter, comparant Benjamin Netanyahu à « une sorte de nazi sans prépuce », avait une portée antisémite et négationniste, particulièrement dans un contexte de recrudescence en France d’actes antisémites. Je ne pense pas que cette portée antisémite ait été intentionnelle chez Meurice. Chacun de nous peut faire des erreurs, qui ne nous entachent pas ad vitam æternam. Mais cela suppose de reconnaître ces erreurs. Ce que n’a pas fait Meurice, qui s’est enfermé dans des dénégations jusqu’à la publication d’un livre, Dans l’oreille du cyclone (Le Seuil, mars 2024), dont le vide éthique, intellectuel et politique est principalement empli d’un narcissisme autojustificateur. Le fait que la blague de Meurice n’ait pas connu de suites judiciaires n’est pas suffisant pour balayer d’un revers de la main ses implicites nauséabonds : une grande partie des propos islamophobes ne connaissent pas, non plus, de suites judiciaires. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas.
Ce faisant, Meurice a contribué à alimenter, à travers des discours surmédiatisés, la délégitimation des critiques de l’antisémitisme. Et il a participé à donner une plus grande portée à des automatismes rhétoriques freinant la prise en compte au sein de la gauche radicale de l’actualité de l’antisémitisme. Certes, il y a bien eu et il y a des usages infondés, en particulier au sein de l’extrême droite, de la droite et de la macronie ou encore par le Premier ministre israélien, de l’accusation d’antisémitisme, en visant notamment des formes de solidarité avec la population de Gaza massacrée par l’armée israélienne n’ayant rien à voir avec l’antisémitisme. Mais ce n’était pas le cas pour la blague de Meurice. Et ces usages infondés ne doivent pas nous faire oublier la réalité de l’antisémitisme en France aujourd’hui, avec des échos dans le pourtant nécessaire mouvement de solidarité avec la Palestine et au sein de la gauche radicale. On ne doit pas jeter le bébé de la critique de l’antisémitisme avec l’eau du bain de ses utilisations illégitimes.
C’est en congruence avec cette analyse que l’embauche comme collaborateur pour une émission régulière de Guillaume Meurice par Mediapart m’apparaît comme une erreur inquiétante, tendant à minorer le combat contre l’antisémitisme quand il n’est pas porté par l’extrême droite classique. La majorité de la rédaction de Mediapart met ainsi un doigt dans des dérèglements confusionnistes, au lieu de s’y opposer radicalement. Une frontière symbolique est, pour moi, franchie. C’est un moment personnellement triste parce que j’ai été depuis avril 2008 (moment où Edwy Plenel m’a sollicité pour ouvrir ce blog) un compagnon de route de l’aventure Mediapart. Cela ne me conduit pas à essentialiser négativement une équipe pluraliste, composée de lucidités utiles. Toutefois mon attitude va changer à partir de maintenant vis-à-vis de l’institution Mediapart : je ne la considère plus comme un des lieux de résistance face au confusionnisme, en tant que facteur d'extrême droitisation, mais comme un lieu-enjeu dans cette lutte contre le confusionnisme. C'est dans ce cadre que je continuerai épisodiquement à m'exprimer sur mon blog. Car on peut soutenir les droits des Palestiniens et exiger un cessez-le-feu à Gaza et au Liban, sans oublier les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre, et lutter contre l’islamophobie en France sans relativiser, pour autant, la question de l’antisémitisme à travers une mesure aussi symbolique que l’embauche de Guillaume Meurice.
Le nez dans le guidon des événements, il nous est souvent difficile de prendre conscience sur le moment de nos impensés et de leur partialité mal maîtrisée. Pour ma part, pris dans les espoirs du mouvement altermondialiste et de la renaissance de l’anticapitalisme à partir de la fin des années 1990, j’ai mal perçu la dialectique qui se mettait en place à partir du milieu des années 2000 entre des bricolages confusionnistes et l’extrême droitisation. Il m’a fallu du temps pour en prendre la mesure : mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées ne date que de mars 2021. La prise de conscience est encore plus difficile pour des journalistes plongés quotidiennement dans les remous de « l’actualité ». Une chanson de Charles Aznavour à l’éclat mélancolique datant de 1964, Hier encore, nous parle peut-être de certains de nos travers partagés depuis 2008, mais sous des modalités différentes et dans des chronologies diversifiées, à moi, à l’institution Mediapart, à ses journalistes et, au-delà, à ses abonnés. Et nous incite à reconnaître avec humilité nos fragilités respectives face au tourbillon de l’histoire, au sein duquel nous sommes fréquemment davantage des marionnettes que des acteurs.
J’ai fait tant de projets, qui sont restés en l’air
J’ai fondé tant d’espoirs, qui se sont envolés
Que je reste perdu, ne sachant où aller
Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre
Hier encore, j’avais vingt ans
Je gaspillais le temps, en croyant l’arrêter
Et pour le retenir, même le devancer
Je n’ai fait que courir, et me suis essoufflé
Ignorant le passé, conjuguant au futur
Je précédais de « moi » toute conversation
Et donnais mon avis, que je voulais le bon
Pour critiquer le monde, avec désinvolture
En 2018, la jeune chanteuse cosmopolite et féministe Naïka en a donné une version sublime :
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Textes complémentaires récents :
* « La série Netflix ʺNobody Wants Thisʺ comme promesse d’ouverture identitaire, loin des manichéismes suscités en France par les violences au Proche-Orient » (chronique "Rouvrir les imaginaires politiques" 19), site du Nouvel Obs, 16 octobre 2024
Préférer le rabbin d’une série romantique Netflix au grand rabbin de France, les tâtonnements hors des enfermements identitaires à la justification des massacres de Gaza ?
* Avec Haoues Seniguer, « Les sciences sociales face à un roman - Sur Les Derniers jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger », site culturel AOC (Analyse Opinion Critique), 8 octobre 2024 [site sur abonnement, mais 3 textes gratuits par mois si on donne son adresse email]
Convergences (comme la critique de l’islamophobie portée par le Printemps républicain) et divergences (par exemple, sur le conspirationnisme) entre un roman et des recherches en science politique portant sur des thèmes analogues