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Billet de blog 23 janvier 2013

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La «pensée Monde Diplo» a encore frappé!

Un article du journaliste américain Thomas Frank dans Le Monde diplomatique de janvier 2013, dénigrant le mouvement Occupy Wall Street, nous assomme une fois de plus avec « les tigres de papier » de la gauche de gauche bien-pensante : les salauds de médias et le méchant individualisme…

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Un article du journaliste américain Thomas Frank dans Le Monde diplomatique de janvier 2013, dénigrant le mouvement Occupy Wall Street, nous assomme une fois de plus avec « les tigres de papier » de la gauche de gauche bien-pensante : les salauds de médias et le méchant individualisme…

Lors de débats et d’échanges autour de mon dernier livre, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?(1), j’ai entendu de temps en temps : « Est-ce que vous n’exagérez pas avec votre formule provocatrice sur "la pensée Monde Diplo‘" ? Relisez Le Monde diplomatique, c’est souvent plus compliqué et moins caricatural… ». J’ai été abonné au Monde diplomatique pendant environ vingt ans et c’est vrai que, par un mécanisme d’autodéfense face au manichéisme et à la déploration, je le lis de moins en moins. Il faut dire d’ailleurs que, par mon expression polémique, je visais surtout un noyau répétitif dans ce journal : principalement dans les éditoriaux, les articles consacrés à la France et aux problèmes de société. Mais le traitement de l’actualité internationale y apparaît plus varié et on y trouve des contributions intéressantes.

Au cours de déplacements pour des conférences, j’achète alors le dernier numéro du Monde diplomatique, celui de janvier 2013, afin de le lire tranquillement dans le train…Et je tombe sur des perles de « la pensée Monde Diplo’ » : les fameux « c’est la faute aux médias » et « c’est la faute à l’individualisme », avec un peu de conspirationnisme soft pour agrémenter le tout. La gogôche (à neurones limités) de la gôche semble donc avoir de bien beaux jours devant elle. Comme si face à la non-pensée technocratique et au manichéisme social-libéral de la gauche de gouvernement, on devait nécessairement emboîter le pas aux préjugés simplistes et aux passions tristes de ses critiques les plus en vue !

Dénoncer Occupy Wall Street, ça fait du bien aux aigreurs du ressentiment

« Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même » proclame Thomas Frank sur deux pages bien serrées (pp.4-5), annoncées dans un bandeau en Une du mensuel préféré des gauches « critiques » aseptisées ! Il part d’une mise en garde du philosophe Slavoj Zizek aux campeurs de Zuccotti Park en octobre 2011 : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes ! » Étrange et paradoxal de prendre ainsi au sérieux un de ceux qui a le plus entraîné ces dernières années la pensée critique contemporaine dans un charabia confusionniste « post-moderne », et cela pour ironiser sur les complications intellectuelles du « post-structuralisme » de certains défenseurs d’Occupy Wall Street (OWS), en se moquant en particulier de figures autrement plus rigoureuses que Zizek, comme Judith Butler ou Antonio Negri ! Dès le départ, on perçoit ainsi que la cohérence argumentative du propos importe peu et que la logique de la dénonciation est plus forte, selon la maxime si souvent bêtement assénée : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis »…

Mais Frank a-t-il enquêté précisément sur OWS, les itinéraires de ses animateurs, son fonctionnement, l’état des liens noués avec les syndicats, les associations noires, latinos ou de sans-abris, sa dynamique, son écho dans la population américaine, sur le pourquoi de sa disparition de l’espace médiatique, l’existence ou non de réseaux le prolongeant aujourd’hui ? Apporte-t-il des connaissances de terrain sur les limites, les impensés et les problèmes rencontrés par ce mouvement social ? Fournit-il une approche théorique critique originale d’OWS ? Rien de tout ça, Frank a lu quelques livres parus après le mouvement et dotés de tonalités universitaires qui l’agacent, et cela lui suffit à dénigrer à tout va. À distance des discours apologétiques comme de la stigmatisation, on aurait pourtant aimé lire des analyses critiques nuancées sur OWS. Cela semblait hors de portée d’un journalisme « critique » paresseux, circulant alors presqu’automatiquement sur les rails des lieux communs de nombre de gauches critiques aujourd’hui.

Tout d’abord, OWS porte originellement pour Frank la marque du diable : les ignobles médias ! Car « mesuré en nombre de mots par mètre carré de pelouse occupée, Zuccotti Park constitue sans aucun doute l’un des lieux les plus scrutés de l’histoire du journalisme » (p.4). Une autocritique publique, où les membres d’OWS auraient brûlé des New York Times et des télévisions en invoquant Saint Noam Chomsky et Monseigneur Ignacio Ramonet, aurait-elle même suffi à effacer cette marque peut-être indélébile ?

Mais c’est aussi l’infâme individualisme de ce mouvement qui est en cause, défendu par des étudiants hirsutes avides de « post-structuralisme menant à l’anarchisme ».  C’est terrifiant ! Car individualisme capitaliste et individualisme libertaire, ce serait presque pareil pour notre chantre du logiciel collectiviste. La dérégulation néolibérale serait ainsi guidée par « une philosophie de l’émancipation individuelle qui, au moins dans sa rhétorique, n’est pas contraire aux pratiques libertaires d’OWS » (p.4). De loin la nuit dans le brouillard, émancipation individuelle des chaînes du capitalisme et de l’État et individualisme concurrentiel des « lois du marché », ce serait à peu près pareil, donc…D’ailleurs, « le libertarisme un peu paresseux et narcissique » d’OWS serait aussi « semblable » à celui du Tea Party ! Voilà bien une percée copernicienne dans la science politique contemporaine ! Les anarchistes (comme Proudhon, Bakounine, Kropotkine…), les syndicalistes révolutionnaires (comme Pelloutier, Pouget…), les socialistes républicains (comme Jaurès), l’insistance de Marx pour lier émancipation individuelle et conditions sociales, la radicalité de l’individualisme démocratique américain (Emerson, Thoreau…)… : bref ces pensées associant individualité et solidarité ne seraient que des mirages diffusés par la propagande médiatique. L’individu appartiendrait éternellement à la droite et au capitalisme et le collectif à la gauche et aux mouvements sociaux !

Et puis ces gens-là, Monsieur, avec leurs joints et leurs désirs qui font désordre, ils s’aiment eux-mêmes, ils veulent lutter en ayant du plaisir…Berk ! De mon temps, à l’époque des Lénine, Trotsky, Staline, Mao… il y avait de la discipline, et si on en chiait à l’école, à l’usine et dans la famille, on en chiait aussi dans le parti et dans le syndicat !

Comble de l’horreur, face aux dérèglementations néolibérales, ils n’ont pas acquis l’amour du bon État, le Sauveur Suprême : « un État régulateur compétent » (p.4). Mais les institutions étatiques ne génèrent-elles pas aussi de l’oppression ? Capitalisme et État-nation n’ont-ils pas de fortes imbrications historiques ? Le « tournant néo-libéral » des années 1980 n’est il pas venu aussi de la haute fonction publique ?...À partir des évidences étatistes de la « pensée Monde Diplo’ », ces questions ne peuvent pas être posées.

Angélique Del Rey en pilotage anti-individualiste contre le care

Dans la rubrique « Les livres du mois », la philosophe Angélique Del Rey en rajoute dans les poncifs anti-individualistes et collectivistes en dégommant plusieurs livres consacrés au care (dont ceux de l’américaine Joan Tronto et de la française Sandra Laugier), dans une note de lecture intitulée « Attention au "care"… » (p.26). Ne s’étant pas aperçue – quelles que soient les limites que l’on peut par ailleurs identifier dans cette problématisation – que nombre de lectures féministes du care insèrent les individualités dans des relations sociales (et que le care rompt justement avec une conception de l’individu comme monade isolée), elle parle d’une impossibilité de penser nos liens « autrement qu’à partir d’une catégorisation individuelle, en laissant notamment dans l’ombre les structures culturelles et sociales qui les déterminent ». Mais n’y a-t-il pas longtemps que les courants avancés des sciences sociales savent que si les structures sociales produisent les individus, les individus produisent les structures sociales ? Tout cela pour aboutir aux truismes du logiciel collectiviste : « dépasser l’individualisme et se diriger vers la préoccupation pour le commun, condition pourtant de tout projet politique ».

Les auteurs dont j’ai parlés plus haut, qui récusent l’hégémonie du commun sur les individualités au nom d’une association entre les individualités et le commun, n’auraient jamais vraiment atteint un vrai « projet politique » donc ! Les pauvres ! Thomas et Angélique, si, les chanceux. Espérons, pour la cohérence intellectuelle de nos hérauts du collectivisme, qu’ils ne ressemblent pas à tous ces intellos, maintes fois observés, qui ne parlent publiquement que de collectif et de commun et qui pratiquent  en privé l’individualisme le plus égocentré et égoïste ! Je me rappelle ainsi d’un chercheur qui niait que l’individualisme puisse être autre chose qu’une illusion capitaliste et qui, dans des assemblées militantes, laissait son portable allumé et arrêtait même son exposé pour répondre au téléphone…

De la déploration à l’éthique de la curiosité ?

Enfin, dans son éditorial de première page intitulé « Front antipopulaire », Serge Halimi ajoute la petite touche de conspirationnisme soft qui sied si bien à la doxa « critique ». Réinterprétant des analyses du britannique Perry Anderson, il avance ainsi : « l’ordre mondial est désormais gouverné par une nouvelle "pentarchie", informelle, qui réunit Etats-Unis, Union européenne, Russie, Chine et Inde. Cette Sainte-Alliance conservatrice, constituée de puissances rivales et complices, rêve de stabilité ».  Ah les nouveaux Maîtres du monde comme cerise sur le gâteau ! Cela aurait manqué à une telle fête de l’Esprit.

À rebours de ce fatras non réfléchi d’évidences et d’automatismes, agrémenté des aigreurs de la déploration, Michel Foucault nous orientait vers une éthique de la curiosité, entendue comme « le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et singulier ce qui nous entoure ; un certain acharnement à nous défaire de  nos familiarités et à regarder autrement les mêmes choses ; une ardeur à saisir ce qui se passe et ce qui passe ; une désinvolture à l’égard des hiérarchies traditionnelles entre l’important et l’essentiel »(2). Chiche ?

Notes :

(1) Voir La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, éd. Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », octobre 2012 ; et sur Mediapart : « Pendant la crise de la droite, le coma intellectuel des gauches continue… », édition Petite Encyclopédie Critique, 30 novembre 2012.

(2) Michel Foucault, « Le philosophe masqué » (février 1980), repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, éd. Gallimard, collection « Quarto », 2001, p.927.

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