Un hommage au sociologue Louis Gruel, Humaro pour les blogueurs de Mediapart...
Le sociologue Louis Gruel est mort brutalement quelques jours avant Noël (voir « Adieu Humaro... », par Néfertari, Mediapart, 25 décembre 2009, et « De Marianne Gruel aux amis d'Humaro », Mediapart, 27 décembre 2009, et sur sa biographie sociologique le portail Liens Socio, 18 janvier 2010). Il était connu par les mediapartiens sous le nom d'Humaro. Il y était apprécié pour un mélange singulier de compétence et d'humilité, de tolérance et d'envie de débattre, avec une gentillesse déconcertante au milieu des agressivités fusantes sur le Net.
Je ne l'ai jamais rencontré. J'ai eu des échanges épistolaires avec lui (par l'antique voie postale ou par emails) il y a quelques années, prolongés plus récemment sur Mediapart. Je lui avais ainsi écrit en juin 2007 combien son livre La rébellion de 68 - Une relecture sociologique (Presses Universitaires de Rennes, 2004), où il critiquait avec rigueur et imagination les interprétations tant de Pierre Bourdieu que de Raymond Boudon du Mai 68 étudiant, m'avait intéressé. Mais combien aussi j'avais été désolé à la lecture de son Pierre Bourdieu, illusionniste (Presses Universitaires de Rennes, 2005), à la facture trop pamphlétaire et unilatéralement négative selon moi. Il me répondait avec franchise et nuances :
« Le Bourdieu (mais je le concède explicitement en introduction) est assurément partial. Pour ne rien vous cacher, j'ai gardé de la tendresse pour pas mal de pages de PB et il peut m'arriver de conseiller à un étudiant de s'en servir. Mais j'ai un mouvement abyssal d'exaspération pour la facilité, voire la morgue, avec lesquelles ceux qui sont premiers dans les exercices de virtuosité rhétorique requis pour atteindre les sommets académiques en Lettres SHS s'estiment les mieux placés - à la fois les plus aptes intellectuellement et les plus émancipés des intérêts communs - pour parler de la chose publique. C'est lié aussi à mon histoire, à l'incidence qu'ont pu avoir en 68-70 les onctions données par Althusser, Sartre et Cie au maoïsme, à l'affaiblissement de la vigilance entraînée par l'admiration pour les "stars de la critique sociale" chez des petits péquenots comme moi, « rebelles » mais ayant intériorisé profondément certaines hiérarchies scolaires. Bien entendu, dans le genre, P. Bourdieu est un aigle et A. Glucksman un trou du c. de poule, mais je ne crois pas que ce dernier ait la moindre influence chez les gens que je peux estimer et avec lesquels je peux trouver un intérêt à polémiquer. » (email du 27-06-2007)
Fréquemment, les universitaires aiment qu'on les loue et n'apprécient guère la critique. Dire ce que l'on pense, même de manière argumentée et modérée, tend à faire grossir presque automatiquement votre stock d'ennemis parmi les « chers collègues ». Louis Gruel, quant à lui, ne m'en a donc pas voulu de la part critique de mon propos. Et il a même souhaité prolonger amicalement la discussion, en s'intéressant ma lecture « autrement » de Bourdieu, s'efforçant d'éviter les pièges croisés de « l'anti-bourdieusisme » et du « bourdieusisme ». Attitude rare, très rare même dans les milieux académiques...
Par la suite, devenu un aficionado de Mediapart, il encourageait avec enthousiasme mes productions de tonalité sociologique et philosophique comme mes explorations plus directement politiques d'une nouvelle gauche radicale et pragmatique, sans partager mes engagements, mais sans non plus le cynisme de nombre d'« anciens combattants » du militantisme, avec, bien au contraire, une grande curiosité citoyenne.
Avant ces échanges, j'avais connu Louis Gruel par la lecture. J'ai lu mon premier Gruel au cours de l'année 1984-1985 (ma fiche de lecture en témoigne), alors que je préparais un DEA de sociologie à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, basé sur l'ethnographie d'un syndicat local de cheminots, point de départ de ce que fut ma thèse. C'était un article de la revue Économie et humanisme intitulé « Idéologie marxiste et mouvement ouvrier » (n°271, mai-juin 1983, pp.46-55), où il prenait appui sur des ressources sociologiques pour développer une distanciation compréhensive vis-à-vis d'un marxisme qui avait profondément marqué son militantisme antérieur. Il se trouve qu'en août 2009, il m'a envoyé une photocopie de l'article, car sur la fiche de lecture qu'il me restait du texte, je n'avais à l'époque rien noté quant aux logiques d'auto-culpabilisation sur lesquelles il voulait attirer mon attention.
En son hommage, j'en donne ci-après quelques extraits (avec à la fois ce qui m'avait intéressé en 1984-1985 et ce sur quoi il insistait en août 2009).
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Louis GRUEL : « Idéologie marxiste et mouvement ouvrier », Économie et humanisme, n°271, mai-juin 1983 (extraits)
* Extrait 1 : Prolétariat imaginaire de Marx et imaginaires ouvriers
(pp.46-47 - à partir du début de l'article) [« passage 1984-1985 »]
Dans les dernières décennies du XIXe siècle, et au début du XXe siècle, le marxisme a conquis les titres de discours efficace, amorcé son inscription dans la société et l'histoire.
Mais sa « base sociale » a été probablement moins une classe objectivement repérable qu'une conjonction de sommations culturelles adressées aux travailleurs manuels.
Le processus d'acculturation « capitaliste-démocratique » a en effet soumis les couches ouvrières à des injonctions à la fois inconciliables et incontournables, requérant d'urgence une réponse pratico-imaginaire ; et tout porte à croire que dans certaines conditions, en particulier dans certaines conjonctures corporatives et nationales, le marxisme a constitué l'une des formes les plus plausibles et/ou les plus satisfaisantes de cette réponse-là.
C'est de ce côté qu'il faut chercher en effet pour déceler le motif d'une connivence devenue banale et devant laquelle il importe pourtant de réapprendre à s'étonner : le marxisme semble si bien chevillé à l'histoire du mouvement ouvrier qu'on en vient à manquer l'étrangeté de leur rencontre.
(...) Il y a bien quelque chose d'inouï dans la complicité nouée entre le Prolétariat de Marx et les fractions et cercles ouvriers « réels ».
Le premier est en effet presque entièrement imaginé. Modelé, pour l'essentiel, par une écoute sélective des débats sur le paupérisme et une relecture spécifique des travaux d'économie politique ou philanthropique (« sociale »). Construit pour nouer la densité de la « réalité » économique à l'orientation positive de l'histoire. Agencé de telle sorte que Marx puisse dessiner sa propre identité intellectuelle à l'intérieur de l'idéologie allemande, et de son approche spécifique de l'avènement des temps modernes : renouveler la formulation laïque du sens de l'expérience humaine et occuper la place que Feuerbach avait préalablement dérobée à Hegel.
Sa puissance à représenter la « réalité ouvrière » peut apparaître cependant moins mystérieuse si on admet que cette « réalité » est pour une part imaginée, ou encore que le Prolétariat imaginaire de Marx a rencontré non la classe ouvrière mais l'imaginaire de groupes ouvriers.
* Extrait 2 : Construction marxiste de la classe et double injonction culturelle-1
(pp.49-51) [« passage 1984-1985 »]
Exemple ténu, sans doute, mais qui, au même titre que l'itinéraire des grévistes fougerais [occupation de l'usine Rehault à Fougères, février 1976-juillet 1980], suggère que les prolétaires « réels » sont aussi des prolétaires imaginés, contraints de composer leurs personnages sur la scène sociale et de composer avec les valeurs qu'ils éprouvent comme dominantes dans le mouvement même où ils affirment, comme malgré elles, leur dignité. Et qui indique commet l'hypothèse d'une double injonction culturelle peut favoriser l'accès à ces façons de composer ; éclairer, en l'occurrence, l'enjeu cristallisé par l'élaboration marxiste de la « classe ouvrière », au croisement d'un prolétariat pluriel et du mouvement ouvrier...
* Extrait 3 : Dévalorisation sociale et préservation d'une image de soi dans les sociétés « capitalistes/démocratiques »
(pp.50-51) [« passage août 2009 »]
L'acculturation « capitaliste/démocratique » n'a ni effacé le principe d'une stratification sociale, ni annulé la tendance à ce que la répartition hiérarchisée des hommes se reproduise au fil des générations. Mais elle a brisé certains dispositifs institutionnels concourant à cette reproduction et surtout elle en a rompu l'assurance symbolique, détruit les titres de légitimité, disloqué la « nécessité » (inscrite dans la Nature, l'Ordre spirituel ou la Tradition). (...)
Autrement dit : ce n'est pas seulement l'écart entre le discours sur « l'égalité des chances » et la « réalité » institutionnelle qui diffuse de la souffrance. Le projet même d'égalisation des chances édicte des normes de conduite individuelle, contribue à stigmatiser l'existence sociale de groupes d'hommes « apparaissant » - négativement - comme en défaut de succès, d'argent et de pouvoir, suggère le devoir d'une promotion en même temps qu'il convie à en revendiquer le droit. Et, chaque fois que ce projet s'inscrit dans la réalité, chaque fois que les hommes sont matériellement et culturellement façonnés un peu plus comme sujets autonomes et égaux, chaque fois que des réformes ont des effets de redistribution des ressources économiques et culturelles, réduisent certains obstacles institutionnels à la mobilité sociale, il faut savoir que c'est aussi l'impératif de « réussite » qui imprime un peu plus profondément sa marque, et que les « échecs » sont simultanément un peu plus individualisés, un peu plus dévalorisés, un peu plus difficiles à vivre, un peu pus lourds à assumer. (...)
A partir du moment où les individus deviennent responsables de la position qu'ils occupent, et non plus assignés au rang de leurs ancêtres, le centre de gravité de leur évaluation sociale se déplace : il ne suffit plus de tenir sa place de façon honorable, encore moins de « s'y tenir » convenablement.
On peut donc supposer qu'il est particulièrement difficile de préserver une image de soi tolérable et de faire reconnaître sa dignité, lorsqu'il faut simultanément assumer cet impératif de promotion sociale et éprouver son amarrage aux positions subalternes, faire l'expérience quotidienne d'une condition sociale aussi dévalorisante qu'irrévocable (à tout le moins dont la possibilité de renouvellement apparaît très improbable).
* Extrait 4 : Construction marxiste de la classe et double injonction culturelle-2
(p.52) [« passage août 2009 »]
Il semble bien que c'est précisément dans cette confrontation des travailleurs manuels aux injonctions paradoxales de la démocratie que s'est enracinée la puissance attractive du marxisme, là où les « prolétaires » étaient marqués au plus vif, du sceau de la barbarie.
Là où l'impératif de promotion était simultanément le plus pressant et le plus intolérable. Là où s'affirmaient le plus intensément l'urgence et l'impossibilité de rejoindre le corps social, de s'identifier au peuple souverain, de participer au projet d'une société conjurant ses divisions et maîtrisant son histoire
* Extrait 5 : Déterminations objectives et mission historique dans la construction marxiste de la classe
(pp.52-53) [« passage 1984-1985 »]
Le marxisme définit la « classe ouvrière » (le prolétariat) à la fois comme produit de déterminations objectives et comme au sujet politique doté d'une mission historique de portée universelle. Or cette double définition offre précisément la possibilité de lever les paradoxes, ou plus exactement de relever les défis de la culture démocratique.
* Extrait 6 : Une acculturation démocratique toujours au travail
(p.55 - conclusion de l'article)
On retrouve l'empreinte des pressions contradictoires exercées par l'acculturation démocratique, pressions auxquelles le marxisme n'a apporté qu'une des réponses possibles et dont il serait vain de croire qu'elles ont cessé - ne serait-ce désormais qu'en périphérie - d'être « au travail ».
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