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Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Billet de blog 28 mars 2023

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Appel de « Marianne » pour un référendum sur les retraites : ambiguïtés

L’hebdomadaire « Marianne » a lancé un appel pour un référendum sur les retraites. Doit-on applaudir à cette initiative lorsqu’on est comme moi hostile au projet gouvernemental ? Pas sûr. Le dispositif de cet appel contient des tonalités confusionnistes susceptibles d’empêcher l’adhésion. Interrogations et mise en perspective.

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Je suis en désaccord avec le projet gouvernemental sur les retraites, socialement injuste, avec tout particulièrement sa mesure phare de recul de l’âge de la retraite à 64 ans. Si l’on s’inscrit dans la longue histoire du mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle, ce n’est pas un problème que la durée de vie des humains s’allonge, bien au contraire, et cela ne doit pas remettre en cause le processus civilisationnel d’accroissement du temps libéré par rapport au travail salarié contraint. Les coûts de telles améliorations devraient porter d’abord sur les revenus du capital et de la population la plus fortunée. Cela n’apparaît toutefois pas une réponse susceptible d’avoir du sens dans le cadre de la politique pro-business incarnée par les deux quinquennats d’Emmanuel Macron. C’est pourquoi je manifeste ma désapprobation dans la rue (à Nîmes où j’habite) depuis le 19 janvier dernier. Et c’est pourquoi j’ai signé l’Appel de l’hebdomadaire Politis publié le 18 janvier.

La rhétorique de « la seule politique possible »

Comme souvent les gouvernants dans l’histoire, l’actuel gouvernement d’extrême centre droit fait de sa réforme une « nécessité », en réduisant les complications de « la réalité » à une seule option, la sienne. Cette tendance à mettre rhétoriquement la main sur « la réalité » (supposée unique) et à renvoyer les critiques à « l’irréalisme » a été renforcée depuis le tournant néolibéral de l’action publique dans le monde (avec Margaret Thatcher en 1979, Ronald Reagan en 1981, le tournant dit de « la rigueur » de François Mitterrand en 1983…). Thatcher en a donné la formule la plus limpide : « There is no alternative » (TINA).

Or, à l’opposé du discours gouvernemental faisant passer pour une question « technique » un choix politique, il y a bien d’autres possibilités pour traiter la question des retraites, en particulier quand on fait du souci de la justice sociale une priorité. D’autres possibilités qui prennent appui sur d’autres diagnostics. Quand on prétend qu’il n’y a qu’un diagnostic, il est plus facile de croire et de faire croire qu’il n’y qu’une solution, une solution « technique », que seules l’imbécilité ou la malhonnêteté pourraient refuser. Or, diverses contre-expertises l’ont argumenté : il n’y avait pas d’urgence à une telle réforme et diverses options étaient envisageables(1).

Les tendances oligarchiques au sein des régimes représentatifs et l’appauvrissement de la critique sociale en contexte d’extrême droitisation

Et pourtant le pouvoir exécutif refuse d’entendre l’hostilité à son projet de l’ensemble des forces syndicales, d’un mouvement social puissant et, au-delà, de la très grande majorité de la population. Cela exprime la combinaison de tendances oligarchiques et de tendances démocratiques au sein des régimes représentatifs modernes, qu’a bien analysée, dans leur histoire comme dans leurs principes, le chercheur en science politique Bernard Manin(2). Plutôt que de parler improprement de « démocratie représentative », il vaudrait d’ailleurs mieux parler de régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques, garantissant une série de droits individuels et collectifs et apportant certaines limites aux pouvoirs politiques, notamment grâce à l’exercice du vote(3).

Ces régimes sont donc atrophiés d’un point de vue démocratique (dans la logique d’un pouvoir élargi des citoyens sur la vie de la cité), mais sont infiniment préférables aux régimes autoritaires (type celui incarné par Vladimir Poutine aujourd’hui) et, encore plus, aux dictatures (comme celle du Chili du général Pinochet) et aux totalitarismes (comme, sous des modalités différentes, le nazisme et le stalinisme). C’est pourquoi renvoyer la crispation illégitime, du point de vue de critères démocratiques, du gouvernement quant à la réforme des retraites à un supposé « régime autoritaire », voire à une « dictature » ou à du « totalitarisme », constitue une boursouflure relativiste qui manque le caractère banal des tendances oligarchiques des régimes représentatifs. Et, dommage collatéral, cela défait un peu plus la frontière symbolique avec l’extrême droite : si nous vivons vraiment en « dictature » comme l’a écrit le post-libertaire et pré-zemmourien Michel Onfray(4), pourquoi s’inquiéter de la possible arrivée au pouvoir du Rassemblement national ? Cela participe donc indirectement et involontairement à l’extrême droitisation politique en cours.

C’est dans un registre analogue de dégradation rhétorique de la critique sociale que s’exprime aujourd’hui dans des secteurs politiques diversifiés, et en particulier dans des zones de la gauche radicale, la diabolisation d’Emmanuel Macron. L’économiste et philosophe Frédéric Lordon ainsi que la députée Insoumise Mathilde Panot ont, par exemple, parlé de « forcené » à propos du président de la République. Dans ce type de discours, on s’inscrit plutôt dans la quête de l’incarnation personnalisée du Mal, et non dans la critique radicale des mécanismes impersonnels des dominations politiques et sociales. Ce qui, par ailleurs, donne davantage de prises aux schémas conspirationnistes (« les Méchants qui manipulent dans l’ombre contre nous »). Si l’on ajoute à cette tendance diabolisatrice la banalisation du thème de « la haine de Macron », on est plus en phase avec une politique du ressentiment, classiquement ajustée à l’extrême droite, qu’à une politique de l’émancipation. On pourrait même parler d’un effet conjoint non conscient et non voulu de l’enfermement d’Emmanuel Macron (la composante principale dans la séquence « retraites », car en reculant il affaiblirait la constitution de l’extrême droite comme alternative et renforcerait le syndicalisme) et les agitations haineuses de certains de ses opposants les plus en vue (la composante secondaire dans le moment présent) : le renforcement des probabilités de victoire électorale de l’extrême droite(5).

L’attention aux complications du réel face au manichéisme de « la seule politique possible » gouvernementale doit nous conduire également à une lucidité autocritique au sein de la galaxie opposée à la réforme des retraites. Cependant et fort heureusement, de larges secteurs du mouvement social sont, à l’inverse, en phase avec l’expression de désirs émancipateurs. Et il y a loin entre les dérèglements rhétoriques d’un Jean-Luc Mélenchon et la radicalité nuancée d’un Philippe Martinez.

L’étrange attelage confusionniste de l’appel de Marianne

Dans ce contexte, n’est-il pas judicieux de signer l’appel de Marianne du 17 mars pour un référendum sur la question des retraites ? En soi, la perspective d’un référendum peut être un des outils à disposition pour débloquer la situation dans une direction plus émancipatrice. J’aurais donc pu signer un appel pour un référendum. Ce n’est toutefois pas le seul instrument et, en nous focalisant sur la mécanique institutionnel, n’oublions pas les possibilités inscrites dans le mouvement social lui-même. En 2010, au cours d’une précédente mobilisation sur les retraites, j’avais proposé, face au fétichisme de « la grève générale » qui n’arrivait pas à prendre dans le réel, la perspective d’une « guérilla sociale durable et pacifique » : « un mouvement social protéiforme, dans le style du "Mai rampant" italien, associant des mobilisations localisées et professionnelles fortes avec des journées nationales de manifestations, des grèves et des manifestations, des grèves ponctuelles et des grèves reconductibles, des va-et-vient entre les deux, des paralysies partielles (SNCF, métro et transports collectifs urbains, raffineries et dépôts pétroliers, routiers, etc.), des grèves tournantes ou la répétition de grèves sporadiques limitant le coût de la grève sur les salariés, la constitution de caisses de solidarité en direction des secteurs engagés de manière la plus durable dans la grève reconductible… » Une des pistes possibles.

Mais pourquoi ne pas signer pragmatiquement l’appel de Marianne, comme un fil parmi d’autres ? Ce n’est pas la diversité des signatures qui joue dans mon cas : j’ai pu être amené dans le passé à appuyer des appels très larges incluant des personnes que je combattais politiquement. Et lors de la dernière présidentielle de 2021, j’ai été amené à voter au 1er tour pour Jean-Luc Mélenchon (pour tenter d’éviter la présence de Marine Le Pen au second tour) et au 2e tour pour Emmanuel Macron (contre Marine Le Pen, encore une fois), alors que je considère qu’ils représentent deux impasses politiques différentes. Alors pourquoi « faire la fine bouche » dans le cas de l’appel de Marianne ? À cause de l’importance des ambiguïtés idéologiques et politiques qu’il trimballe et qui pourraient lui donner son sens politique principal.

Cet appel risque de mettre en selle, dans un mouvement largement porté par une gauche sociale, le confusionnisme, c’est-à-dire cet ensemble idéologique et rhétorique dont j’ai analysé, dans La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éditions Textuel, 2021), l’essor en France à partir du milieu des années 2000. Le confusionnisme, c’est le développement d’interférences et d’hybridations entre des discours d’extrême droite, de droite, du « macronisme », de gauche dite « républicaine » et de gauche radicale, dans un contexte de recul du clivage gauche/droite et de dissociation de la critique sociale et de l’émancipation au profit d’un hypercriticisme du « politiquement incorrect », souvent complotiste et orienté par le ressentiment.

Le noyau initiateur de l’appel, autour de Marianne, a largement alimenté le confusionnisme. Par exemple, Natacha Polony, dans ses va-et-vient entre gauche et droite, a participé à la suspicion vis-à-vis des musulmans au nom d’une vision intolérante et laïcarde de la République, telle que l’a étudiée le politiste Haoues Seniguer(6), a légitimé le conspirationnisme ou a eu des intersections idéologiques avec le zemmourisme. Et, dans le sillage de Marianne, il y a toute une série de figures ayant nourri ces dernières années le confusionnisme : Michel Onfray (passé de la gauche libertaire à la création de la revue Front populaire, lieu de passage entre gauche, droite et extrême droite), Jean-Claude Michea (devenu un emblème de La Manif pour tous, dans son unification du libéralisme économique et du libéralisme politique, rendant possible la critique de la reconnaissance de droits nouveaux, comme le mariage homosexuel, au nom de la critique du marché), Christophe Guilluy (idéologue de la supposée « France périphérique », opposant le « vrai populaire » blanc du périurbain et du rural au « faux populaire » racisé des banlieues), Jacques Julliard (passé de « la deuxième gauche » à l’obsession des frontières nationales et de la prétendue menace de l’immigration), le démographe Emmanuel Todd (qui a pu dériver vers la célébration de Donald Trump lors de son élection en 2016 et plus récemment vers l’antiféminisme), l’économiste Gaël Giraud aux dérapages complotistes et antisémites récents… Autour de ce noyau s’agrègent des noms fort disparates : le communiste Fabien Roussel, des parlementaires Insoumises (Clémentine Autain, Leïla Chaibi, Raquel Garrido), des personnalités honorables de la gauche culturelle (Ariane Mnouchkine, Robert Guédiguian, Nicolas Mathieu…), mais aussi des socialistes de veine sociale-libérale et anti-NUPES (Jean-Marc Ayrault, Bernard Cazeneuve, Carole Delga), un député Les Républicains (Ian Boucard) et d’autres encore. Certes nombre de ces signataires font le pari légitime de l’utilité de l’appel au référendum dans la situation actuelle, mais en sous-estimant la configuration dans laquelle cela prend place.

Les ambiguïtés de cet appel n’apparaissent pas que dans les initiateurs et dans la liste des signataires. Il y a aussi des indices dans le texte, même s’il est très court. Il s’agit principalement non pas de lutter contre l’injustice sociale, dans et au-delà des frontières nationales dans des solidarités internationalistes, mais de « ressouder la Nation », « par-delà les options idéologiques, par-delà, même, le regard que l’on peut porter sur le fond de cette réforme ». On y décèle dont un déplacement confusionniste courant vers une centralité de la nation (avec un N majuscule), primant sur le clivage gauche/droite et sur la conflictualité sociale.

On y note aussi un certain usage de la République (l’appel évoque majestueusement « l’essence de la République »), ayant beaucoup servi historiquement à stigmatiser les combats ouvriers comme le féminisme et les luttes des minorités. C’est le thème implicite (lié au « ressouder ») de la nécessité de « l’unité » (sur une base nationale) contre « les divisions ». Cela relève, au niveau des référents théoriques historiques, d’une hybridation entre la façon dont une pluralité humaine prétendument périlleuse devrait se fondre dans l’unité politique pour le Léviathan autoritaire de Thomas Hobbes(7) et la manière dont « la volonté générale » se constituerait « indivisible » contre les « brigues » et les « associations partielles » dans Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau(8). Ce qui a marqué la tradition constitutionnelle française avec le thème de « la République une et indivisible »(9). Mais les dispositifs juridiques sont moins homogènes que la fameuse « hiérarchie des normes » ne semble le dire. Il y a ainsi des lois historiquement importantes qui sont plus ouvertes à la pluralité humaine, comme, en ce qui concerne la diversité des croyances et des incroyances sur la base de « la liberté de conscience », la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

Réinventer la République pourrait alors supposer de sortir de l’imaginaire d’inspiration hobbesienne du nécessaire passage de la division à l’unité. Hannah Arendt a ébauché, dans son livre inachevé Qu’est-ce que la politique ?, un autre cadre méthodologique républicain. La politique reposerait sur « la pluralité humaine » et, à partir de là, traiterait « de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents »(10). Le couple pluralité/unité, sur le mode d’un passage obligé de l’une à l’autre, est remplacé par le couple pluralité/commun, sur le mode d’une tension entre les deux.

Un pari

Certes, on ne peut pas trancher définitivement à l’avance sur la possible utilité de l’appel de Marianne. Mon refus est lié au sens que cela pourrait principalement avoir à partir d'une certaine analyse du contexte idéologique, et non point à la recherche d’un illusoire « pureté ». Tout acte politique est confronté à une incertitude historique relative. « Une dialectique dont le cours n’est pas entièrement prévisible peut transformer les intentions de l’homme en leur contraire, et cependant, il faut prendre parti tout de suite », nous rappelle lucidement Maurice Merleau-Ponty(11). Nos paris peuvent donc se révéler erronés. Les erreurs font partie d’un voyage infini vers un horizon de vérité.

Notes :

(1) Voir, par exemple : la prise de position du collectif des Economistes atterrés, « Refuser la dégradation des retraites, maintenir et
développer un système satisfaisant », novembre 2022
 ; « Une analyse du projet de réforme des retraites tel que le présente le gouvernement », par l’économiste Henri Sterdyniak, 15 janvier 2023 ; ou différentes interventions de l’économiste Michaël Zemmour sur son blog du mensuel Alternative Economiques.

(2) Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif [1e éd. : 1995], Paris, Flammarion, collection « Champs Essais », 2012.

(3) Voir Philippe Corcuff, « Nos prétendues "démocraties" en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site de réflexions libertaires Grand Angle, 5 mai 2014.

(4) Michel Onfray, Théorie de la dictature, Paris, Robert Laffont, 2019.

(5) Sur les risques de renforcement de l’extrême droite à l’issue de la séquence « retraites », voir les analyses du politiste Philippe Marlière, « Macron’s pension reform deepens France’s democratic crisis », blog EUROPP (European Politics and Policy, The London School of Economics and Political Science), March 23, 2023.

(6) Voir Haoues Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont, Le Bord de l’eau, 2022, et sur Mediapart son entretien avec Lucie Delaporte : « Islam de France : "La logique du soupçon est devenue la boussole de l’État français" », 23 décembre 2022.

(7) Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile [1e éd. 1651], Paris, Editions Sirey, 1971, Partie II, chapitre XVII, pp. 173-178.

(8) Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social [1e éd. 1762], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, Livre II, chapitres II-III, pp. 64-67.

(9) « La France est une République indivisible » proclame l’article premier de la Constitution actuellement en vigueur du 4 octobre 1958. L’article 25 de la Constitution du 24 juin 1793 déclare, quant à lui : « La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible ».

(10) Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? [manuscrits de 1950-1959], Paris, Seuil, 1995, p. 31.

(11) Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste [1e éd. : 1947], Paris, Gallimard, collection « Idées », 1980, p. 158.

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