Philippe Watrelot (avatar)

Philippe Watrelot

Ancien professeur de Sciences économiques et sociales, formateur, militant pédagogique,

Abonné·e de Mediapart

43 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 novembre 2023

Philippe Watrelot (avatar)

Philippe Watrelot

Ancien professeur de Sciences économiques et sociales, formateur, militant pédagogique,

Abonné·e de Mediapart

Nuance interdite

M6 diffusait le 12 novembre une enquête de Zone Interdite : « Profs malmenés, chaos administratif : l’Éducation Nationale au bord du naufrage ». Avec le sensationnalisme habituel dans cette production, l’enquête montre des dysfonctionnements bien réels et dénonce quelques scandales. Elle manque aussi de nuances et d’analyses et néglige des pans entiers du système éducatif.

Philippe Watrelot (avatar)

Philippe Watrelot

Ancien professeur de Sciences économiques et sociales, formateur, militant pédagogique,

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une heure et quarante-huit minutes de reportage sur l’Éducation Nationale pour une enquête qui s’étend sur près de dix-huit mois. Cela signifie que beaucoup de sujets sont abordés dans ce document dont une partie est tournée en caméra cachée car les rectorats n’ont pas donné les autorisations de tournage. Mais, pour autant, l’enquête n’est pas exhaustive car on ne parle pas du tout de l’enseignement primaire ou des lycées professionnels (malgré une scène tournée dans un LP). D’autres sujets sont abordés de manière très partielle et partiale et auraient mérité de plus longs développements.

L’ « absentéisme » des enseignants

En fait, l’essentiel du documentaire (un tiers à peu près) porte sur la pénurie d’enseignants et les problèmes de remplacement.
Un conseil pour les journalistes : si vous voulez faire zapper les enseignants, parlez d’« absentéisme » pour évoquer les professeurs manquants. Dans un contexte de « prof bashing » où la sensibilité voire la susceptibilité des professeurs est à son comble, le résultat est garanti !
C’est pourtant ce que fait le reportage avec également plusieurs autres implicites désastreux sur les fonctionnaires, le laxisme ou le niveau des enseignants.
Dans une des séquences en « infiltration » où la journaliste se fait embaucher comme surveillante (AED), on évoque les absences à répétition de jeunes enseignants qui ne viennent pas travailler laissant entendre qu’ils n’ont pas de conscience professionnelle. Ces situations sont bien réelles mais elles devraient être relativisées et surtout mieux expliquées. La faute à qui ?
Certes, ensuite le documentaire évoque les conditions de travail et le mal être des enseignants, mais on ne peut pas dire que le début de ce reportage prenne les enseignants dans le sens du poil !
L’« absentéisme » des enseignants n’est pas le produit d’un manque de vocation ou de fainéantise mais le résultat d’un phénomène structurel et d’une pénurie qui s’inscrit dans une évolution.

La suite du document vidéo le montre assez bien. Le « vivier » de remplaçants est défini avec précision et la pénurie est décrite avec acuité. Mais la description aurait gagné à être accompagnée d’une analyse et mise en perspective. Bien sûr, on évoque les postes non pourvus aux concours mais il faut aussi rappeler que cette pénurie s’inscrit dans une logique de réduction des postes. Ceux ci sont insuffisants par rapport aux besoins. Et le budget 2024 prévoit encore 2500 postes d’enseignants supprimés.

Les musiciens à bord du Titanic.

J’ai usé et abusé de cette métaphore. Les personnels de l’Éducation Nationale sont comme les musiciens de l’orchestre du Titanic, ils continuent à jouer du mieux qu’ils peuvent alors que le bateau coule. Oui, le système dysfonctionne mais les acteurs de ce système n’en sont pas les principaux responsables.
La difficulté est que les enseignants prennent pour eux-mêmes, ce qui devrait être d’abord entendu comme une critique du système.

Or, le problème de ces reportages « à hauteur d’homme » (et de femme)  c’est qu’on peut oublier de prendre du recul pour ne voir que les actions individuelles. La secrétaire au Rectorat qui refuse de prendre les parents au téléphone ne le fait pas par « méchanceté » mais parce qu’elle est contrainte par le temps et l’urgence et qu’elle est obligé de prioriser pour tenter de faire son travail.
La séquence sur le travail au Rectorat est d'ailleurs édifiante. Elle devrait être vue par tous ceux qui estiment qu’il y a trop de gens payés à ne rien faire dans les administrations centrales. Il y a un vrai problème de gestion des ressources humaines et à cet égard le logiciel datant de Mathusalem en est un symbole. Mais il y a aussi un sous effectif des personnels pour traiter toutes ces questions qui résultent de la pénurie.

Il y a 10% de contractuels (on devrait plutôt parler de précaires) dans l’éducation nationale, apprend t-on à la fin de l’émission. Ce chiffre n’est pas une fatalité, c’est le résultat d’une politique délibérée de la part d’un gouvernement qui s’attaque à  la fonction publique

C’est d’ailleurs avec cela en tête qu’on doit analyser la séquence sur le « niveau » des profs remplaçants avec la mère d’élève qui pointe toutes les fautes commises ou non relevées par l’enseignante. La séquence où le journaliste joue le rôle du remplaçant est, elle aussi, assez ambigüe. On présente comme une évidence les difficultés qu’il rencontre et le comportement qu’il adopte alors que cela s’inscrit dans la thèse défendue par le reportage. D’autres contractuels recrutés dans les mêmes conditions s’en sortent bien mieux, malgré les difficultés bien réelles. La construction de cette scène pose question.

Ce qui pose également quelques questions, ce sont les implicites qui ravivent la querelle public-privé. Si les journalistes n’ont pas pu tourner dans les écoles publiques, on a en revanche une séquence sans caméra cachée dans une école privée. On y voit une chef d’établissement (soumise aux mêmes pénuries) et des personnels donner de leur personne pour trouver des solutions de remplacement.  « Aucun de nos journalistes n’a été témoin des mêmes efforts dans le public » dit le commentaire... Ah bon ? Et pourtant on pourrait, moi comme d’autres, citer plein d’exemples qui contredisent ce qui est présenté comme une généralité. Sans nuances.

#pasdevagues et omerta ?

Une autre partie conséquente de ce documentaire porte sur la violence et laisse entendre qu’il y aurait une « omerta ». On peut aussi ranger dans cette logique la séquence sur la laïcité.
Les scènes présentées sont malheureusement connues et classiques. Elles posent une vraie question à tous les éducateurs : Comment gérer les élèves violents et les situations potentiellement dangereuses ?
Les bagarres qui sont  montrées font partie du quotidien de nombreux établissements difficiles. En revanche, la séquence sur l’introduction d’une arme est, on peut l’espérer, moins habituelle.
C’est le traitement de ces situations qui est surtout dénoncé. L’enquête pointe l’indifférence (voire le mépris) de la hiérarchie qui chercherait systématiquement à minimiser ces incidents. On ressort à cette occasion le fameux hastag du #pasdevagues qui a agité les réseaux sociaux, il y a quelques temps.

Comme je l’ai déjà écrit, il y a du bon et du moins bon dans ce mot-valise. Il y a la dénonciation des dérives d’un système vertical où on peut être prompt à ouvrir le parapluie et minimiser les problèmes. Mais même si ce qui est montré est bien réel, cela en fait-il un système où l’omerta serait la règle ?  Cette thèse présentée comme une évidence par un  seul intervenant qui s’est fait un fond de commerce de cette dénonciation, aurait méritée d’être discutée. Au passage on notera qu’on met dans le même sac tous les personnels de direction comme on généralise pour les enseignants.

Dans une posture, malheureusement assez classique on s'oppose les uns aux autres. Les enseignants contre les personnels de direction, les CPE, les parents... Pour certains personnels de direction défaillants ou sourds combien qui sont en première ligne et soutiennent les équipes au quotidien ? Combien de CPE qui sont les premiers à se prendre cette violence et à la gérer avec les AED ?
Outre l’effet loupe qui n’arrange pas la déjà faible attractivité du métier,  le risque de ce projecteur mis sur les problèmes est de laisser penser que le système est gangréné par le laxisme.

Il en va de même sur la séquence suivante sur la laïcité. On y voit des jeunes filles voilées qui jouent au chat et à la souris avec les personnels : j’enlève mon voile, je le remets, je fais semblant de ne pas écouter…  dans une logique de provocation adolescente que tous les enseignants connaissent bien. Le commentaire reproche, là aussi, un laxisme qui se serait installé dans certains établissements et qui fait qu’on ne sanctionne pas systématiquement. Est-ce de la lâcheté ou du discernement et de l’arrangement éducatif ? C’est une question légitime mais elle mériterait un vrai débat qui est ici esquivé au détriment d’une présentation discutable.

Gaspillage...

Illustration 1

Note pour moi même : ne jamais commencer une phrase par une concession « On pourrait dire que… » avant un « Mais » quand on est enregistré. On court le risque de se faire couper la fin de la phrase. C’est ce que je me suis dit quand j’ai vu ce qui avait été fait de mon interview.

J’avais été contacté en février 2023. La journaliste avait dans son courriel, annoncé d'entrée la couleur : « J'aimerais beaucoup avoir votre avis sur ce travail. Pour rappel, nous préparons un reportage sur l'Education Nationale et ses dysfonctionnements pour le magazine Zone Interdite, sur M6. Je m'interroge sur la pertinence de ce type de rapport qui a été remis au Ministre il y a quelques mois. En quoi peut-il aider le ministère ? Est-il utile ? Et selon vous, est-il de qualité ? »

Après avoir lu le rapport émanant de stagiaires de l’IH2EF l'institut de formation des cadres (chefs d'établissements, inspecteurs…). je lui faisait part de ma circonspection face à un tel document mais en insistant sur le contexte. J'ajoutais même : « je n’ai pas tous les éléments permettant d’avoir un avis circonstancié. » car je suis un peu méfiant sur ce type d'enquête à charge. Malgré mes précautions, elle me proposait une interview qui s’est réalisée le 23 février 2023, chez moi.

A ce moment, je ne savais pas quel était le reste du documentaire. J'ai d'abord essayé d'avoir une parole nuancée sur le sujet pour lequel on m'interrogeait (d’où le « mais »…) et je me suis rendu compte qu'ils semblaient vouloir quelque chose de plus clivant et binaire. Je ne suis pas le meilleur juge pour savoir ce qui est compris et retenu de mes paroles.
Il serait dommage cependant d’en conclure qu’il faut cesser de produire des enquêtes et des rapports même s’il y a lieu de réfléchir sur l’usage qui en est fait et sur qui les produit. 

Ce qui est certain, c’est que les gaspillages existent au sein de cette immense machine. Les exemples proposés sont incontestables. L’enquête sur le voyage en Italie d’un groupe de cadres est troublant. Le rapport Mc Kinsey relève de l’escroquerie (et pas seulement intellectuelle). L’affaire du logiciel SIRHEN pointe une chaine de décision défaillante et un acharnement dans l’erreur. Pourtant tous les usagers de la plate-forme i-prof que sont les enseignants savent aussi que le numérique dans l’Éducation Nationale est en grande partie obsolète.

Quant aux locaux, évoqués ensuite, même si on peut et on doit pointer les manques, il faudrait aussi reconnaitre que le bâti scolaire s’est quand même considérablement amélioré avec la décentralisation.

Grand brûlé

Il y aurait plein d’autres choses à dire sur ce reportage. L’exercice de communication du ministre à la fin de la soirée mériterait à lui seul un article. Il y a également plusieurs séquences que je n’ai pas évoquées. Chacun peut aller se faire une opinion en visionnant le replay sur le site de la chaine.

L’École et les enseignants c’est comme un grand brûlé. Dès qu’on y touche ou simplement qu’on s’en approche il y a une réaction de défense. Et celle ci peut être disproportionnée. Beaucoup ont eu cette réaction méfiante avec ce reportage. Peut-être que j’y succombe moi-même ?


Les problèmes qui sont évoqués dans ce documentaire sont bien réels. Ils sont traités avec un angle sensationnaliste : on va nous révéler des choses jamais vues... L’usage de l’immersion et des caméras cachées ne fait que renforcer cet angle.
On aurait apprécié un peu plus de transparence mais en même temps on peut comprendre les craintes des responsables. Non pas parce qu’il y aurait des choses à cacher mais tout simplement parce que l’École a besoin (entre autres !) de sérénité pour fonctionner.
Or, le traitement habituel des questions de l’École par les médias peut légitimement inspirer des craintes. On y est souvent décliniste, réducteur et binaire là où il faudrait de l’analyse et de la nuance.

Ce reportage, malgré quelques efforts, ne fait pas exception. On aurait aimé un avis plus mesuré plutôt qu’un témoignage uniquement à charge. On aurait aussi apprécié des analyses et des experts pour remettre en contexte et expliquer les phénomènes. Expliquer et pas seulement montrer...

***

Ce qui est montré dans ce reportage est-il le reflet de la réalité ?
Bien sûr de nombreux dysfonctionnements existent dans la grosse machine de l'Éducation Nationale. L'ouverture de parapluie, la bureaucratie déshumanisante, le gaspillage combiné au manque de moyens, la lassitude… tout cela est présent.
Mais l'Éducation Nationale ce n’est pas que cela. Ce sont aussi des personnels qui, dans leur immense majorité font leur travail du mieux qu'ils peuvent et avec le sens du service public. Il serait dommage qu'on confonde les acteurs et le système et que ce reportage jette le discrédit sur tous ceux qui y travaillent avec engagement et demandent du respect.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.