Un mal menace l’Occident, un mal prégnant, l’obésité. À notre époque, une époque placée sous le signe de la vitesse, les gens ne prennent plus le temps de faire la cuisine et expédient cela à toute vitesse, comme s’il s’agissait d’une corvée. L’urgence n’est plus une option, c’est devenu la norme. Ce qui a fait dire à Paul Virilio : « On assiste aujourd’hui à l’avènement d’un nouveau régime de temporalité des sociétés dites “avancées”, où l’accélération est soudain devenue le dénominateur commun de l’ensemble des activités industrielles, économiques ou politiques, au point d’interdire l’emprise du temps, le vieillissement ou la mémoire, au seul profit de l’oubli et du manque. »
C’est ainsi que la cuisine française, qui fait la fierté de notre pays, voit sa pratique reculer sensiblement dans la sphère quotidienne des Français pour ne plus s’épanouir réellement que dans l’antre des chefs ou peu s’en faut. La cuisine française, c’est un art quand on parle de gastronomie et des plaisirs de la table, mais au quotidien, ce n’est pas grand-chose, voire presque rien pour bon nombre de citoyens. Cela se résume souvent au micro-onde, devenu une pièce maîtresse dans la préparation des plats. Et de même que la cuisine se réduit comme peau de chagrin, le temps dévolu au repas rétrécit également, d’où le succès de la restauration rapide dont une célèbre enseigne venue d’outre-Atlantique dont il est inutile de dire le nom s’est taillée la part du lion dans l’hexagone. Une restauration rapide qui est devenue un mode de vie pour les citadins toujours plus pressés, ce qui est cause de surpoids chez ses adeptes, un problème inhérent à cette alimentation peu équilibrée qui se combine avec un manque croissant d’exercices physiques en milieu urbain.
Paul Virilio encore (auteur de La vitesse de libération): « La perspective de l’espace réel est liée au poids réel de la personne. Avec la perspective du temps réel, avec l’électro-optique des ondes électromagnétiques qui véhicule les signaux vidéo, ce poids disparaît. A 300 000 km/seconde, vitesse limite, on est en dehors de la pesanteur, donc du rapport à la matière.
Qu’est-ce que la pesanteur ? Le rapport à la densité, à la masse, à la corporéité même. Nous sommes des êtres pensants parce que nous sommes des êtres pesants. Je pense parce que je pèse. Dans l’électro-optique, je ne pèse plus. Est-ce que je pense encore ? »
C’est étrange, mais il y a comme une corrélation entre la dématérialisation du monde d’une part (le développement de la fibre optique dans la technologie numérique) et l’obésité des corps d’autre part, comme si, parce qu’ils pensaient moins, les sujets, gagnés par l’ivresse de la vitesse, devenaient justement obèses pour compenser le fait qu’ils pèsent de moins en moins sur un monde qui leur échappe de plus en plus.
C’est en tout cas pour illustrer ce problème de surpoids qu’est apparu en France le vocable « malbouffe », un mot gros et gras, un mot obèse. Un mot comme engrossé, si j’ose dire, par un mot déjà grossier en soi, le mot « bouffe », qui ravale la nourriture à une réalité grossière. Le mot bouffe fait d’ailleurs partie de toute une famille de « gros mots », lesquels se font passer pour des mots dit « familiers », des mots qui en fait se complaisent à dénigrer ce à quoi ils se réfèrent. Dans le registre d’une réalité enlaidie, la langue française offre en effet une riche panoplie lexicale aux amateurs de réalité grossière, allant de « gosse » à « baiser », en passant par « chier », « chialer » et autres petites merveilles lexicales d’une langue prétendument familière qui, en réalité, est une langue avilie.
Dire « gosse » au lieu d’enfant, c’est dégrader l’enfant en le dépouillant d’une part d’humanité, c’est en faire une sorte de chose jusqu’à ce qu’il accède à l’âge (supposé) de raison. Dire « baiser » pour faire l’amour, c’est dégrader le corps à corps amoureux en le réduisant à une pure mécanique physique. Dire « bouffer » pour manger, c’est réduire la fonction alimentaire à un vulgaire remplissage du ventre. Dire « chier » pour déféquer, c’est avilir ce besoin naturel en l’abaissant plus encore, et « chialer » pour pleurer, c’est mépriser l’expression de la tristesse. Tous ces mots dégradants sont prononcés par des locuteurs qui se complaisent à avilir la réalité, qu’ils en aient conscience ou pas. Notons que tous ces mots, « bouffe », « baiser », « chier » et « chialer » renvoient tous au corps, à une fonction organique. On peut même dire que « gosse », c’est un enfant réduit au corps. Tous ces mots grossiers, lourds d’une matérialité agglutinante, traduisent une ignorance crasse des réalités subtiles du monde et expriment un mépris souverain à leur égard. On pourra rétorquer qu’il est plus aisé de dire « chier » que « déféquer », trop technique sans doute, tant il est vrai que la langue français a du mal avec les mots du corps, ce qui explique que pour rendre compte de certains fonctionnements organiques, on passe d’un extrême à l’autre, de « baise » à « coït », du grossier au clinique, comme si la langue ne connaissait pas de juste milieu en la matière (notons au passage que l’expression « faire l’amour » est pour le moins incongrue quand on y songe, qui mêle l’idée de fabrication, l’action de faire quelque chose, et un sentiment, l’amour, deux choses radicalement distinctes et qui s’opposent même dans la mesure où la fabrication renvoie à la matérialité et un sentiment à l’immatérialité.) Ce qui est clair à la lumière de l’usage de ce vocabulaire, c’est que de même qu’il est plus aisé d’aller vers le bas que vers le haut, ce qu’explique la loi de la gravité, ainsi nombre de locuteurs se délectent d’une langue qui pend bien bas plutôt que d’une langue plus relevée.
Mais peut-être est-ce là inévitable après tout et ce qui illustre la ligne de partage des êtres humains, entre ceux qui tendent vers la lumière et les autres, qui cèdent à la matière. Après tout, les gros mots ne sont jamais que l’expression des gens grossiers, et les gens grossiers sont souvent ceux qui font prévaloir le poids agglutinant du monde sur toute tentative pour s’en extraire et prendre de la hauteur.
Il y a les gros mots d’une part et les mots cliniques d’autre part, qui, parfois, sont aussi grossiers que les gros mots, voire pires, sous des atours plus reluisants. Ainsi les mots « masturber » ou « sodomiser », dont l’étymologie révèle l’effroyable visage : la souillure pour la masturbation (du latin manus strupratio) et le châtiment divin pour les adeptes de sodomie (à l’image de Sodome, la ville anéantie par Yahvé en raison du supposé mauvais comportement de ses habitants). Il y a aussi des mots à qui l’on donnerait le bon dieu sans confession dont le sens a été passablement perverti avec le temps. Comme par exemple le mot « charité », qui, bien loin de l’amour à l’égard de son prochain dont il parle (du latin ecclésiastique caritas, de carus « cher »), a fini par désigner l’action par laquelle on se déleste de quelques pièces de monnaie au bénéfice des plus démunis qui tendent la main à la sortie des églises. Faire la charité a quelque chose d’obscène car cette pratique donne bonne conscience aux âmes charitables qui font ainsi l’économie de toute charité (au sens étymologique) à l’égard de leurs semblables en s’acquittant de cette dîme morale.
Il y a les gros mots et les gros manquants, tout ce qui est omis d’être dit, par lâcheté, par peur, par indifférence ou par ignorance. Je pense là au titre terriblement bien vu du dernier billet de Mouloud Akkouche, le dormeur du sable (http://blogs.mediapart.fr/blog/mouloud-akkouche/030915/le-dormeur-du-sable, s’agissant de ce petit corps inanimé que la mer a rejeté sur une plage turque après le naufrage de l’embarcation où se trouvait sa famille lors de la traversée en direction de l’île grecque de Kos. Les gros manquants, c’est tout ce que l’Europe n’arrive pas à dire et à faire pour être à la hauteur des valeurs humanistes qu’elle prétend défendre. Il faut espérer que la photo de ce petit « dormeur du sable » qui a fait le tour du monde ( à une célérité qui confine à l’apesanteur dont parle Paul Virilio, une vitesse qui nous place en dehors de la pesanteur, donc en dehors du rapport à la matière) mettra en mouvement l’opinion publique européenne, comme une mer que le vent agite, et que cela forcera les dirigeants politiques de l’Europe à faire coïncider les valeurs de l’Europe et la réalité humaine aux portes de l’Europe, en Grèce ou en Hongrie, en mettant en œuvre de véritables moyens pour accueillir ces malheureux chassés de leur pays en guerre et en ruine. Les gros manquants, c’est tout ce qu’on manque, et qu’on aurait avantage à moins manquer pour prétendre au nom d’humain.
PS:
Ce billet ne s’inscrit pas exactement dans le prolongement de ce que j’avais écrit ici, en septembre 2014, http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-caumont/020914/les-gros-mots, où j’abordais la question des gros mots. Ce billet consacré aux gros mots réverbère en partie le propos d’un autre billet, http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-caumont/060514/les-maudits, écrit en mai 2014, où je parlais notamment de mots obscènes qui passent pour des mots de spécialistes.