Commençons par l'Allemagne de l'Est : Géraldine Schwarz, dans l'interview accordée à Médiapart, mettait en avant l'insuffisance du travail mémoriel en Allemagne de l'Est, expliquant que la différence avec la RFA était due à l'insuffisance d'information consécutive à l'enfermement de la RDA dans le bloc des pays de l'Est. Dans la réponse qu'elle m'avait communiquée et que j'ai retranscrite en commentaire dans mon précédent billet "dans les méandres de la mémoire allemande", Florence Hervé expliquait la différence de voix en faveur du parti populiste AfD par la pauvreté et le chômage qui sévit en RFA. Je suis plutôt porté à lui donner raison sur ce point, mais la lecture du livre de Géraldine Schwarz apporte d'autre éléments d'appréciation.
Il ressort en effet de son témoignage que la politique d'ouverture aux migrants initiée par Angela Merkel a été accueillie avec une franche hostilité dans l'ex-RDA, suscitant un important pogrom contre un foyer abritant des vietnamiens à Rostock. Il y a bien eu de semblables faits en Allemagne fédérale, entre autres contre le foyer turc de Solingen, mais la différence fondamentale tient dans la façon dont la population a réagi dans les deux cas : à Rostock, les incendiaires étaient soutenus par une population qui les encourageait par leurs applaudissements. A Solingen, l'attentat contre les immigrés turcs était le fait de groupuscules néo-nazis qui ont suscité une indignation générale dans toute la RFA, traduite par des manifestations regroupant plusieurs millions de personnes. A tout le moins, l'incendie de Rostock, sous les applaudissements des assistants, montre que ceux-ci n'avaient pas conscience qu'ils reproduisaient les comportements de la nuit de Cristal. Si travail de mémoire il y a eu, il relève donc plutôt d'une propagande anti-nazie dans ce pays communiste, avec des procès médiatisés contre les responsables de massacres érigés au rang de boucs émissaires, que d'une véritable sensibilisation de la population.
L'auteure analyse également le travail mémoriel dans d'autres pays :
En France, nous dit-elle, le pays a vécu sur le mythe d'un peuple de résistants, entretenu par de Gaulle lui-même. C'est la sortie du film de Marcel Ophuls "le Chagrin et la Pitié" (1971) qui a commencé à écorner l'image et, d'ailleurs, ce film documentaire, qui devait d'abord passer à la télévision, a été finalement rejeté par l'ORTF. Il y a eu également un film de Costa-Gavras (section spéciale, 1975) qui montre la constitution de tribunaux d'exception en dehors des règles de l'état de droit et la complaisance des magistrats qui y ont siégé, ces derniers n'ayant jamais été inquiétés après la guerre. On vivait sur l'idée que Pétain avait également été un "bouclier" contre l'oppression allemande et mon propre père, lorsque nous étions enfants, soutenait cette fiction. Le début du travail de mémoire peut être daté de 2002 : tout au long de ses deux septennats, François Mitterrand avait refusé de reconnaître la responsabilité de la République dans la rafle du Vel' d'Hiv', sur l'argument fallacieux que le régime de Vichy, ce n'était pas la République. C'était "oublier" que c'était l'Assemblée Nationale qui avait donné les pleins pouvoirs à Pétain.
Même si leurs crimes étaient bien réels, les procès intentés à Touvier, à Papon, à Bousquet et aux SS responsables du massacre d'Oradour sur Glane ont surtout permis de préserver le mythe, encore une fois en désignant des boucs émissaires. Le début d'un véritable travail mémoriel est très tardif et peut même être daté de 2002, lorsque Jacques Chirac a mis fin à cette amnésie collective en reconnaissant la responsabilité de la République dans la rafle du Vel' d'Hiv'.
Il y a cependant un point que Géraldine Schwarz n'aborde pas : la responsabilité des démocraties dans la montée du nazisme en Allemagne et cela nécessiterait aussi une réflexion collective menée par des historiens. Ce point est développé dans mon précédent billet sur l'interview de l'auteure par Médiapart.
En Autriche, l'opinion écarte toute possibilité d'un travail mémoriel, soutenue par l'idée que le pays, victime d'une invasion nazie, était, au même titre que la France, la Belgique, la Hollande, etc., un pays occupé par l'Allemagne. Il y a un ouvrage que Géraldine Schwarz aurait pu citer pour tordre le cou à cette idée, la pièce de Thomas Bernhard intitulée "Heldenplatz" (place des héros) et le scandale qu'elle a fait à sa sortie. En effet, la population autrichienne a, dans son ensemble, largement adhéré à l'Anschluss (annexion de l'Autriche en 1938), au point de fournir de nombreux cadres civils et militaires au régime nazi, parmi lesquels l'ancien secrétaire de l'ONU Kurt Waldheim, porté malgré la révélation de son passé à la présidence du pays. L’Autriche est un des pays d'Europe où une extrême droite décomplexée a le mieux assis son audience électorale. A la différence de l'ex RFA où la population, vaccinée contre l’extrême droite, n'a jamais élu un seul député émanant de celle-ci jusqu'à la percée récente d'AfD au parlement.
En Italie, l'auteure décrit un fascisme assumé qui n'hésite pas à s'affirmer. Beaucoup d'italiens pensent que sans les lois raciales prises par le régime de Mussolini, celui-ci aurait été acceptable. Il est vrai que, dans les zones occupées par l'armée italienne, la politique d'éradication des juifs n'a pas été conduite avec la même rigueur que dans celles occupées par l'Allemagne et que les autorités italiennes ont souvent refusé leur concours à la déportation des juifs. Mais il y a eu les crimes de guerre dont s'est rendu coupable le pays lors des guerres coloniales contre la Libye et l’Éthiopie.
A ceux qui s'intéressent à l'Allemagne de l'après guerre, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage : c'est un témoignage saisissant, portant sur trois générations de bourgeois protestants originaires de Mannheim (Rhénanie Palatinat, au confluent du Rhin et du Neckar), sur la façon dont ont été vécus et perçus les évènements entre l'arrivée d'Hitler au pouvoir et la réunification de l'Allemagne et qui apporte sur les évènements des précisions qui aident grandement à leur compréhension.