Cela ne s'est pas passé en France, mais aux Pays-Bas : le 24 juin 2022, le Gouvernement néerlandais annonçait une réduction des mouvements de 505000 à 440000 par an à l'aéroport de Schiphol-Amsterdam. D'autres mesures sont annoncées dans les mois qui suivent : d'abord la mise en place d'un couvre-feu, assorti d'une interdiction des avions les plus bruyants. Quant aux jets privés, ils devront décoller et atterrir ailleurs.
A Paris, dans le même temps, les associations franciliennes se battaient contre le Plan de Réduction du Bruit dans l'Environnement (PPBE), qui prétendait réduire les nuisances sonores en augmentant de 38% le nombre de mouvements sur l'aéroport de Roissy et refusait obstinément que soit instauré un couvre-feu, même de façon progressive. Ce non-sens suscitait la rédaction d'une tribune de soignants parue le 9 décembre, suivie six mois après d'un rassemblement d'élus devant le ministère de l'écologie et des transports. Devant une délégation reçue par le Ministre des Transports, celui-ci est bien forcé d'admettre que l'océan de bruit dans lequel sont noyées nos villes est bien un problème majeur de santé, mais du bout des lèvres seulement et sans en tirer aucunement les conséquences, puisque, quelques semaines après, le PPBE litigieux est approuvé sans aucune modification.
La décision prise aux Pays-Bas apparait simultanément comme um modèle, mais également comme une menace. Un modèle, car, contrairement au notre, voici enfin un Gouvernement qui ne prétend pas résoudre le problème des nuisances sonores de l'aérien en augmentant le nombre de vols et en permettant aux avions de circuler la nuit. Une menace aussi, car la complaisance des autorités françaises envers les lobbies de l'aérien peut avoir pour effet d'attirer à Paris les vols internationaux qui ne pourront plus décoller et atterrir à Amsterdam et donc d'augmenter encore plus vite que prévu la croissance sans frein du transport aérien. C'est devant ce danger que les associations durcissent leurs revendications pour les aligner sur les dispositions prises à Amsterdam, car ce qui est possible à Amsterdam - aéroport d'une importance comparable à Charles-de-Gaulle - doit l'être aussi à Paris.
Comme on peut s'y attendre, les compagnies aériennes se pourvoient en justice pour faire annuler les décisions prise par le Gouvernement néerlandais. Une fois encore, ce sont les intérêts économiques qui prennent le pas sur toute considération concernant la santé des riverains, de l'aveu même de l'association internationale du transport aérien (IATA) : «Les Pays-Bas handicapent leur économie en détruisant la connectivité et ils le font en violation du droit de l’UE et des obligations internationales». L'IATA ajoute que «L’approche hostile et destructrice d’emplois dans le secteur de l’aviation que le gouvernement néerlandais a choisie est une réponse totalement disproportionnée à la gestion du bruit». On se demande ce que peut être une réponse proportionnée à la gestion du bruit lorsque le secteur de l'aérien refuse, au nom de ses intérêts économiques, toute mesure qui pourrait alléger l'impact du bruit et de la pollution sur les riverains. Quant à la destruction d'emplois, ce souci apparent de vouloir les préserver est un leurre hypocrite, car à Roissy, elle est déjà à l'oeuvre depuis 2008, malgré une hausse du transport aérien qui, de toute évidence, n'est pas génératrice d'emplois. D'ailleurs, depuis quand une institution bâtie sur le modèle capitaliste se soucie-t-elle plus de la question de l'emploi que de l'impact sanitaire et climatique de son activité économique ?
Gagné en première instance, le pourvoi des compagnies aériennes est rejeté en appel. C'est alors que se met en place une dynamique visant à contrer les décisions du Gouvernement néerlandais. C'est d'abord la Commission Européenne qui se réveille d'un long sommeil de 18 mois pour exprimer "de sérieuses préoccupations" et engager les pouvoirs publics néerlandais à prendre "de toute urgence les mesures nécessaires pour garantir le respect du droit européen". Il n'est pas précisé davantage sur les dispositions de ce droit européen, dont l'application semble être à géométrie variable puisque les associations font le constat que les directives concernant la mise en place des PPBE, les études d'approche équilibrée et les normes de pollution et de bruit ont été longtemps ignorées par les autorités françaises, sans que les instances européennes y trouvent à redire.
L'ambiguité de ces prises de position tardives est probablement à expliquer par les pressions exercées conjointement par les compagnies aériennes et les autorités américaines : ces dernières, considérant qu' «Aux yeux des États-Unis, la réduction de capacité serait injuste, discriminatoire et anticoncurrentielle pour les compagnies aériennes», brandissent la menace de représailles. Le risque? Que les aéroports américains limitent le nombre de créneaux horaires des compagnies néerlandaises, et peut-être d'autres compagnies européennes si la Commission ne rentre pas dans le rang.
Est-ce une façon de sauver la face devant le renoncement à une mesure attendue par un grand nombre de citoyens et proclamée à grand renfort de tambours, avant d'être reléguée aux oubliettes ? Les autorités néerlandaises disent ne pas renoncer, mais attendre que la cour suprême se prononce sur la procédure en cassation. C'est une nouvelle incertitude qui ne sera pas levée avant le deuxième trimestre de 2024. En attendant, on peut se demander s'il sortira quelque chose de positif de cette lutte entre le pot de fer des intérêts économiques et le pot de terre de la santé des riverains. Car ce ne sera pas la première fois que des intérêts économiques, appuyés par la raison du plus fort, auront obligé un Gouvernement à battre en retraite, au mépris des institutions démocratiques du pays concerné.