Dans un précédent article de ce blog, nous avons décliné les dispositions constitutionnelles qui sous-tendent aujourd'hui la crise de la démocratie aux Etats-Unis : Ces faiblesses de la constitution américaine sont retrouvées dans le livre d'Amy Greene dont la lecture nous incite à rajouter deux points.
Le premier concerne les pouvoirs de la cour suprème, qui est le gardien de la Constitution, à l'instar de notre Conseil Constitutionnel. Mais, outre la procédure de désignation de ses membres nommés à vie par le Président, une autre différence apparaît à la lecture du livre : alors que le Conseil Constitutionnel français n'a aucun pouvoir pour modifier la Constitution, ce n'est pas le cas au Etats-Unis où neuf membres non élus peuvent détricoter des dispositions constitutionnelles fédérales, comme la garantie du droit à l'avortement ou le droit de vote pour tous.
Le deuxième concerne le filibuster : c'est une pratique dilatoire qui permet au Sénat de bloquer un projet de loi. Introduit en 1806, il permit aux sénateurs du Sud de protéger les intérêts des propriétaires d'esclaves et, plus récemment, de préserver les lois raciales discriminatoires des états du Sud. L'usage de la procédure bloque le débat et ce blocage ne peut être levé que par un vote d'au moins 60 voix (sur cent sénateurs). "Par voix de conséquence", écrit Amy Greene (1), "la plupart des projets présentés au Sénat ont besoin de soixante voix acquises pour éviter les tentatives de blocage". L'hypertrophie du pouvoir sénatorial s'exerce aussi par cette possibilité de blocage.
En ce qui concerne l'élection présidentielle, il n'est plus à démontrer commment le collège des grands électeurs peut aller à l'encontre du vote populaire. A côté des cas incontestables où un candidat obtient en même temps les majorités du vote populaire et des grands électeurs, il y a, entre 1824 et 2008, 18 élections sur 47 qui ont donné lieu à l'élection d'un candidat minoritaire et non des moindres : Lincoln en 1860 avec 39,7% des voix et Kennedy cent ans après avec 49.7% des voix. Les élections à une majorité relative sont dues à la présence de candidatures multiples. Mais il y a aussi les présidents élus en dépit d'une minorité absolue, au nombre de quatre dans l'histoire des Etats-Unis : c'est le cas de Hayes en 1877 et de Harrison en 1888. Il faut ensuite attendre le 21ème siècle pour que ce cas de figure se reproduise, avec l'élection de Bush junior (2000) et celui de Trump (2016).
Le cas de John Quincy Adams, président de 1824 à 1828, est révélateur d'une autre particularité de l'élection américaine, celle de prévoir une implication du pouvoir législatif dans l'élection du Président : en effet, si aucun des candidats n'a atteint la majorité absolue au collège des grand électeurs, le choix du Président fait l'objet d'un vote par la chambre des représentants. C'est ainsi que, contre toute logique électorale, John Quincy Adams est élu aux dépens d'Andrew Jackson, qui avait pourtant remporté le vote populaire avec 10% de voix de plus que lui. C'était onze ans avant la parution du premier tome de l'ouvrage d'Alexis de Tocqueville "De la démocratie en Amérique". Et cette entorse majeure au principe de la séparation des pouvoirs n'a pas semblé interpeller ce disciple de Montesquieu !
La gouvernance démocratique a, pour principal moteur, la recherche de l'égalité, exprimée par le préambule de la Constitution qui donne pour "évidence" que tous les hommes sont égaux. Il était donc logique que Tocqueville prenne fermement position contre la contradiction de l'esclavage qui pour lui était le talon d'Achille de la démocratie américaine. Cette question incarnait un des dangers qui menacent la démocratie : l'oppression des populations minoritaires par des lois prises par la majorité. Un siècle après Tocqueville, Ivan Illich disait que toute institution avait tendance, avec le temps, à oublier sa raison d'être pour oeuvrer à sa propre survie. C'est la raison pour laquelle les révolutions sont, le plus souvent, suivies de régimes répressifs. Dans le cas des Etats-Unis, la question de l'esclavage apparaissait comme une pomme de discorde entre le Nord industriel et le Sud agraire, dont l'esclavage était l'épine dorsale de l'économie. L'essayiste voyait dans la question de l'esclavage un danger de guerre sur le sol américain et cette prédiction s'est réalisée avec la guerre civile de 1860.
Alexis de Tocqueville énonçait un autre danger de la Démocratie : l'oppression des minorités au nom du principe majoritaire, qui n'est en rien légitime et constitue une contradiction de plus du principe d'égalité devant la loi. Mais il y a une autre inégalité : le lobbying parlementaire, dont le but est d'infléchir les lois en fonction des intérêts économiques et aux dépens de l'intérêt général.
"Dans les pays démocratique, la science de l'association est la science mère. Le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là". C'est par ces mots que Tocqueville exprime l'importance qu'il attache aux associations citoyennes, dont il souligne la prolifération dans la société américaine. L'auteur attribue aux associations une double fonction : c'est pour lui un contrepoids nécessaire à opposer à la toute puissance de l'Etat et des intérêts économiques, en même temps, elles sont un antidote à un autre danger qui menace les démocraties : la tendance au repli sur soi. Mais, pour jouer ce rôle, encore faut-il que les associations aient un rôle défini par la Constitution, car aujourd'hui, la crise environnementale montre qu'elles ne pèsent pas lourd en face des lobbyings qui défendent les intérêts économiques aux dépens de la santé et du bien être des citoyens.
En conclusion, malgré sa lucidité sur les fragilités de la démocratie, Alexis de Tocqueville fait figure d'un philosophe qui a appliqué sa réflexion à la première grande démocratie qui a émergé dans le monde moderne, beaucoup plus que d'un analyste politique : il n'a rien dit sur l'émergence possible de présidents ayant remporté moins de voix que leurs adversaires, du fait du système des grands électeurs. Nous n'avons trouvé aucune mention dans les analyses de l'oeuvre de Tocqueville concernant la pratique du filibuster et ses conséquences sur l'équilibre des pouvoirs. Il a parfois eu une pensée visionnaire en prédisant la guerre civile et aussi en prophétisant que deux grandes puissances - les Etats-Unis et la Russie - émergeraient au vingtième siècle.
Et il y a ce que Tocqueville ne pouvait pas imaginer : le danger d’une « tyrannie » de l’opinion qi'il a mentionné, mais qui se trouve amplifié par l'émergence de moyens de communication et d'information (3) vraie ou fausse qui ont le pouvoir de fabriquer l'opinion.
(1) Amy Greene : l'Amérique face à ses fractures, Tallandier 2024
(2) Martin Legros : Tocqueville face à l'esclavage Cahiers de philosophie de l'université de Caen, 115-133, 2007.
(3) Théophile Simon : L'intelligence artificielle menace l'élection, in "Sécession au coeur de l'Amérique fracturée. 38-41, Le Point Hors Série, 2024.