Il n'y a pas qu'en France que les agriculteurs se révoltent : la colère a gagné d'autres pays de l'Union Européenne : comme nous l'avons déjà mentionné dans notre précédent article, le chancelier Scholz fait lui aussi face à la colère du monde agricole, mais aussi la Pologne, l'Espagne et la Roumanie.
Le malaise du monde agricole est rampant depuis des décennies, tant en termes de vieillissement de cette population (dans dix ans, la moitié d'entre eux auront l'âge de la retraite), de manque d'attractivité du métier pour les jeunes, de rémunération minime pour un travail de forçat. Entre 2011 et 2021, nous avons perdu 100000 agriculteurs, ce qui correspond à une chute de 21%. Un autre indice témoigne dramatiquement du mal-être profond de cette catégorie professionnelle : un taux de suicides démesuré par rapport à l'ensemble des français. Et le risque est grand d'une dépendance alimentaire totale à l'horizon des vingt prochaines années, en raison de l'incapacité à exploiter ce qui restera de nos terres agricoles.
Et il faut se mettre à la place des agriculteurs : quel cadre ou quel ouvrier accepterait de trimer 55 heures par semaine, sans congés payés, pour un revenu souvent inférieur au SMIC ? Est-il tolérable que 26% de ceux qui contribuent à nourrir la France par leur production vivent en dessous du seuil de pauvreté ? En première cause, identifiée depuis des années, l'âpreté des négociations avec les enseignes de distribution qui rendent les paysans producteurs aussi "taillables et corvéables à merci" que sous l'ancien régime, en leur refusant la rémunération qu'ils sonnt en droit d'attendre pour vivre décemment. La raison en est l'accès à notre marché de pays aux coûts de main d'oeuvre moins élevés et aux contraintes environnementales moins sévères. A titre d'exemple, imposer une limitation de l'usage des pesticides est tout à fait légitime au regard des graves problèmes de santé publique causés par leur utilisation massive, mais tolérer l'importation sur le marché français de produits étrangers sans réciprocité de normes, outre qu'elle n'entre pas dans une logique de protection des consommateurs et de l'environnement, pénalise fortement la filière agricole française.
C'est un véritable siège des grandes villes que préparent nos agriculteurs et nul ne sait combien de temps il va durer : ceux-ci n'ont pas été convaincus par les mesures annoncées par le Premier Ministre lors de sa visite en Occitanie. La principale d'entre elles - l'abandon de l'augmentation de la taxe sur le gazole non-routier - peut avoir été décidée dans le but de désamorcer la participation au mouvement des pêcheurs - également concernés par cette taxe. Cette augmentation des taxes sur le gazole agricole était destinée à financer la transition verte ? Si on la met en parallèle avec la détaxation complète du kérosène aérien (y compris pour les jets privés !!!), la différence est symptomatique d'une injustice criante qui vise à faire supporter à certains secteurs économiques l'intégralité de l'effort environnemental qui devrait être fait par d'autres. Ceci est insupportable pour les agriculteurs comme pour les pêcheurs et un constat analogue était déjà à l'origine de la crise des gilets jaunes, dont le Gouvernement ne semble pas avoir tiré la moindre leçon. L'annulation de cette taxe était donc le moins que le Premier Ministre pouvait annoncer pour désamorcer la crise, mais cela ne suffira pas à convaincre : il faudra aussi que la loi Egalim, qui a pour prétention de rééquilibrer les rapports de force entre producteurs et distributeurs, cesse enfin d'être une coquille vide. Et l'ensemble des mesures annoncées (aides d'urgence diverses, mesures de simplification applicables par décrets) ne suffiront pas à compenser ce qui est un monumental pied de nez à la face du monde agricole : l'accord de libre échange Mercosur, qui ouvrirait largement les marchés européens à la concurrence déloyale des produits agricoles d'Amérique latine (eux aussi non-conformes aux normes européennes) en échange de la libre exportation d'automobiles et de produits pharmaceutiques en provenance d'Europe. Si on voulait signifier aux agriculteurs européens qu'on est prêt à les sacrifier pour l'industrie, on ne s'y prendrait pas autrement. La fixation d'une échéance de signature proche (avant les élections européennes) électrise les oppositions, mais il faut ici mentionner que plusieurs pays européens et non des moindres (Allemagne, France, pays du Bénélux) sont opposés à cet accord en l'état. Et, pour une fois, les lourdeurs de fonctionnement de l'Union Européenne pourraient servir les opposants, puisque cet accord doit être ratifié à l'unanimité des pays membres.
Le journal Le Monde du 28-29 janvier dénonce une tendance généralisée et inquiétante des européens à prendre leurs distances vis-à-vis des considérations environnementales : en Allemagne, où le Monde relève "un rejet massif des mesures pour le climat" (1) par une population qui accuse les verts de tous les maux, le soutien aux mouvements de protection de l'environnement est passé de 68% à 34% de la population ; en Suède, "le Gouvernement libéral conservateur s'exonère de ses objectifs climatiques" : l'Etat a augmenté de 10% les subventions accordées aux énergies fossiles, tout en admettant que les émissions de gaz à effet de serre vont passer de 4,8 à 8,7 millions de tonnes d'ici à 2030 (1). Ce sont autant de remises en question de l'objectif du pacte vert européen, soit 55% de baisse des émissions carbone d'ici à 2030 avant la neutralité en 2050.
En France, ce sont "les mesures de simplification au détriment de l'environnement". défendues par Attal (1). Si, à juste titre, le Premier Ministre refuse que l'on présente les agriculteurs comme des ennemis de l'environnement, il est tout aussi réducteur d'accuser la parole écologique d'être la cause de tous les maux qui frappent le secteur. Il faut que chacun réalise que les mesures simplificatrices ne serviront pas, à long terme, la cause de l'agriculture artisanale, mais - selon les mots du Président de France Nature Environnement - celle d'une agriculture industrielle encore plus dommageable à l'environnement. Et ici, on peut soupçonner que les agriculteurs qui participent aux mouvements de blocage ne soient, en réalité, manipulés par la FNSEA et son président, dont le pedigree suggère qu'il est un digne représentant de cette agriculture industrielle aux intérêts totalement opposés à ceux de l'agriculture artisanale.
Il faut se rendre compte qu'une aggravation du dérèglement climatique serait porteuse de sécheresses plus fréquentes et plus intenses et, à l'inverse dans certaines régions comme cet hiver dans le Pas de Calais, d'inondations cataclysmiques répétées qui entrainent des pertes importantes pour les maraichers avec les risques de pénurie qu'elles impliquent. Les températures printanières que nous vivons au mois de janvier peuvent être suivies d'une période de gel qui détruirait les bourgeons déjà éclos et compromettrait les récoltes à venir. La renonciation aux mesures concernant les pesticides accentuerait le déclin des insectes pollinisateurs si nécessaires à notre alimentation. L'extension des algues vertes sous l'effet des engrais azotés menace tout le littoral atlantique. Ces quelques exemples montrent que toute mesure de simplification qui ne tiendrait pas compte de ces éventualités est une solution de court terme, porteuse de dangers plus graves encore dans le futur, dont les agriculteurs eux-mêmes seraient les premiers à subir les conséquences.
Vouloir concilier les légitimes revendications des agriculteurs pour une qualité de vie meilleure et les exigences de la transition écologique relève de la quadrature du cercle, suggère un éditorial récent du journal Le Monde : "Inciter à produire différemment sans décourager le producteur ni grever la facture du consommateur ne va pas de soi, a fortiori dans un modèle ouvert où les importations en provenance de pays tiers ne sont pas soumises aux mêmes normes." Dans le litre de cet article apparaît la notion d' "adaptation", reprise par l'agronome Marc Dufumier dans l'entretien qu'il a eu avec la journaliste scientifique Audrey Boehly pour le livre dernières limites de cette dernière (2) : "Si l'on veut nourrir de manière correcte et durable l'humanité, il nous faut promouvoir une autre forme d'agriculture radicalement différente de celle d'aujourd'hui". L'agronome met en cause l'utilisation d'engrais azotés qui contribue au réchauffement climatique, celle du phosphore dont la pénurie annoncée aura des conséquences sur la productivité, celle des monocultures qui amène la prolifération de champignons pathogènes et l'utilisation renforcée de pesticides, pour en conclure que le mode de production actuelle n'est pas viable sur le long terme. Questionné sur la possibilité de techniques de remplacement, il propose de substituer à l'agriculture intensive une approche différente : celle d'une symbiose entre différents types de cultures sur les mêmes parcelles, qui favoriserait une photosynthèse intensive . Cette approche de "transition agroécologique", est déjà pratiquée au Mexique. Elle est donc faisable et présente un avantage certain : la présence de légumineuses dans ces cultures permet de se passer d'engrais azotés. Donc des méthodes alternatives existent, respectant l'environnement et permettant de nourrir l'ensemble de la population mondiale.
Mais ce bel optimisme se heurte à une réalité : il ne sera pas facile de convertir les agriculteurs à une modification d'une telle ampleur. "Pour l'essentiel, dit Marc Dufumier, on ne pourra amorcer [la transition agroécologique] que si on met en place des politiques publiques favorables, si on est capable d'inciter les agriculteurs à se tourner vers une agriculture [...] plus diversifiée, plus résiliente, plus respectueuse de l'environnement. Pour les agriculteurs qui feraient évoluer leur production pour se conformer au cahier des charges de l'agriculture biologique, l'ingénieur agronome envisage une rémunération des services environnementaux rendus, qui sont d'intérêt général. Une PAC en quelque sorte, mais détournée de sa philosophie initiale, qui a pour seul effet d'accélérer la conversion vers l'agriculture industrielle au détriment de l'agroécologie. Cette approche pourrait en outre avoir un impact psychologique profond car elle rendrait leur dignité aux agriculteurs qu'on qualifie trop facilement "d'assistés" - et qui se sentent eux mêmes comme tels. Mais elle a peu de chances de voir le jour, car elle est tellement contraire à tous les paradigmes du capitalisme libéral que des gouvernements ultralibéraux ne la considéreraient même pas.
(1) Le Monde, 28-29 janvier 2024;
(2) Audrey Boehly : dernières limites, apprendre à vivre dans un monde fini, éditions de l'Echiquier, 2023. Entretien avec Marc Dufumier, pages 35-48.