Pierre Vesperini (avatar)

Pierre Vesperini

Chargé de recherche (HDR) au CNRS

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 mars 2023

Pierre Vesperini (avatar)

Pierre Vesperini

Chargé de recherche (HDR) au CNRS

Abonné·e de Mediapart

Avez-vous (vraiment) lu Caroline Goldman ? Réponse à M. Plissonneau, psychanalyste

Ceci est un «droit de réponse» à la tribune publiée hier dans Le Monde par M. Plissonneau, psychanalyste. Le Monde m'ayant fait savoir qu'il ne le publierait pas, je crois utile de le publier ici, notamment parce que j'y fais la démonstration que la méthode de Mme Goldman, contrairement à ce qu'elle affirme, n'a rien à voir avec ce qu'on entend couramment par «méthode du time out».

Pierre Vesperini (avatar)

Pierre Vesperini

Chargé de recherche (HDR) au CNRS

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis Cicéron et depuis Descartes, on sait qu’« il n’y a pas une absurdité, si énorme soit-elle, qui n’ait été émise par quelque philosophe ». Aussi fais-je toujours bien attention quand je m’exprime en public, et c'est pourquoi je me suis réjoui lorsque j’ai vu que M. Plissonneau entreprenait de montrer aux lecteurs du Monde, dans sa tribune , que mon intervention au sujet du « Time Out » avait été « périlleuse ». Car, fidèle aux enseignements de Socrate, saint patron de ma corporation, je considère comme mon bienfaiteur quiconque me prouve que j’ai eu tort.

Je crains cependant que M. Plissonneau n’en ait rien fait, tout simplement parce qu’il a visiblement mal lu ce que j’avais dit. Si j’étais insolent, j’aurais bien envie de dire que c'est parce qu’il suit les traces de son saint patron à lui, un certain Sigmund Freud, mais comme je suis un brave garçon, je n’en ferais rien et passe directement à ma démonstration.

Que disais-je en effet ?

I. Qu’il est faux de dire que le « time out » fait l’objet d’un « consensus scientifique international» : j’ai cité à l’appui de cette affirmation plusieurs sources émanant de professeurs et psychiatres américains. Il est bien possible qu’ils aient moins d’expérience et de jugement que M. Plissonneau. N’étant que philosophe, je me garderais bien pour citer Monsieur Diafoirus d’« augurer de sa judiciaire ». Mais enfin il est faux de dire que mon « attaque » était uniquement fondée sur mon « expérience » avec « [m]es propres enfants », puisque je n’ai pas l’heur d’être le père de ces éminents professeurs et psychiatres.

II. Qu’il est inouï d’attribuer les maux dont souffrent les enfants et leurs parents à une éducation positive totalement caricaturée et fantasmée, et de faire une impasse non moins totale sur le caractère de plus en plus pathogène du monde qui entoure les enfants et leurs parents. Je voulais donc en un mot ramener le monde dans le cabinet du psychanalyste. Si M. Plissonneau croit que faire un lien entre les troubles des enfants et le monde social-historique qui les entoure, c'est « aborder la psychologie clinique sous l’angle de la philosophie, la politique ou la sociologie», je souhaite bon courage à ses patients.

III. Que le « time out » est une méthode d’origine behavioriste, et que comme telle, elle est porteuse de son anthropologie, qui considère l’homme comme une mécanique à régler par la répétition d’expériences aboutissant à des récompenses ou à des punitions. Et que, à l’inverse, l’éducation dite « positive », qui est issue en fait de la longue tradition humaniste européenne, considère un enfant, en conformité avec la Convention des Nations Unies de 1989 relative aux droits de l'enfant, mais aussi avec la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, comme un être humain à part entière, et non comme un être humain en devenir. Il est donc titulaire des mêmes droits que les adultes, et nous avons à en assurer le respect. Rien ne nous autorise à profiter de notre position de force pour écarter leur application, encore moins pour suivre des théories qu'aucune étude scientifique sérieuse n'est jamais venue étayer. Dès lors, de même que, avec les adultes, nous ne réglons pas les conflits en les envoyant dans leur chambre – j’ai essayé avec ma femme, mais sans succès –, rien ne nous autorise à le faire avec les enfants.

Voilà quels étaient les trois points à réfuter.

            Sur le premier, M. Plissonneau n’a rien eu à dire.

            Sur le second non plus. Il nous gratifie simplement d’une belle dissertation, comme tant de psychanalystes français en ont le secret, sur « le signifiant de la coupure ». Fort bien. Seul problème : l’éducation positive, ou bienveillante, ou humaniste, comme on voudra, n’a jamais demandé aux parents de « ne jamais lâcher » leurs enfants, ni que l’enfant fasse l’objet d’une « attention extrême ».

            Sur le troisième, M. Plissonneau semble avoir été plus inspiré. Il semble prétendre en effet que la généalogie behavioriste est le fruit de ma fantaisie de philosophe (« Tout concept pédagogique peut être rapporté à une théorie béhavioriste pour peu qu’on veuille l’appeler de la sorte car éduquer, c’est permettre à l’enfant d’acquérir des comportements adaptés. »). Ici, M. Plissonneau fait vraiment trop d’honneur à mon imagination. Il s’agit en effet d’un fait historique qui fait l’objet d’un « consensus scientifique international », pour parler comme Mme Goldman. À vrai dire, il y a bien des discussions, mais c'est entre behavioristes qui se disputent l’honneur d’avoir découvert cette méthode géniale… qui existait en fait depuis longtemps, cela va sans dire : nul besoin d’être behavioriste pour dire à un enfant « file dans ta chambre ! » ; mais il fallait des behavioristes pour en théoriser les vertus.

            Ensuite, M. Plissonneau entreprend de défendre la méthode du « Time out ». C'est son droit. Mais alors il est important, il est essentiel, de faire observer aux lecteurs du Monde que le « time out » qu’il décrit n’est en rien, n’est nullement, le « time out » de Mme Goldman.

Et c'est ce que je ne savais pas encore moi-même quand j’ai écrit ma tribune. Je croyais en effet, d’après l’entretien publié par Le Monde, que Mme Goldman, lorsqu’elle parlait du « time out », parlait du bon vieux « time out » behavioriste recommandé, jusqu’à récemment, par la plupart des pédiatres américains.

Or, étant philosophe, je suis curieux de nature, et j’aime me mêler de ce qui ne me regarde pas (là aussi, je ne fais que suivre mon saint patron). Bref, j’ai voulu lire le livre de Mme Goldman, File dans ta chambre ! Et là, je me suis aperçu que son « time out » était une version toute personnelle de cette technique, qui n’a strictement rien à voir avec ce que recommandent les experts (psychiatres, pédiatres, psychologues, etc.) partisans de cette méthode.

Mme Goldman recommande en effet d’appliquer le « time out » dès l’âge de 10/14 mois. Or, jamais aucun tenant de la méthode du « time out » n’a recommandé de l’appliquer à un bébé. Expliquer à un bébé de 10-14 mois qu’il n’a « pas le droit » de jeter la nourriture au sol, en donnant « une justification qui lui permette d’y donner du sens » (« parce que maman est fatiguée de ramasser », « parce que  tu vas salir tes cheveux qui sont propres », « parce qu’il ne faut pas gâcher la nourriture »), n’a de fait aucun sens. À cet âge en effet, un enfant n’est pas encore capable d’autoréguler ses comportements. Comme me l’écrit Rebecca Shankland, professeure des Universités en psychologie du développement et membre de la « commission des 1000 jours », « l’auto-régulation se développe tout au long de l’enfance, et se développe d’autant mieux lorsque le parent montre à l’enfant comment faire différemment, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on l’envoie dans sa chambre. » Tout cela importe peu à Mme Goldman : le bébé sera puni.

Mme Goldman recommande encore de « ne pas hésiter à laisser l’enfant, au-delà de quatre ans, une demi-heure ou plus dans sa chambre » : « Car l’enjeu, ne l’oublions pas, est de lui faire passer un moment assez inconfortable pour qu’il ne recommence pas… » (Mais ce n’est pas une punition, n’est-ce pas M. Plissonneau ? C'est une simple « pause », « scansion » ou « ponctuation », etc.).

Or, comme l’écrit Frank Ramus, chercheur en sciences Cognitives et Psycholinguistique (ce n’est donc pas un philosophe, on peut lui faire confiance), dans une excellente mise au point montrant combien la méthode de Mme Goldman n’a rien à voir avec celle du time out, ses recommandations « sont en contradiction totale avec les résultats de la recherche, qui ont montré qu’au-delà de 5 minutes, l’efficacité du temps-mort sur le comportement de l’enfant ne s’améliorait pas, alors qu’au contraire les effets indésirables associés aux punitions augmentent avec leur sévérité et donc avec la durée. C’est pour cette raison que les méthodes comportementales modernes recommandent des durées de temps-mort allant généralement de 1 à 4 minutes, sans jamais dépasser 5 minutes. »

Voyons maintenant les situations face auxquelles, selon Mme Goldman, il faut employer le « time out ». Un enfant « parle trop », « fait trop de bruit »? Punissez-le. Il « râle pour rien » ? Punissez-le. Il « met du temps à ranger ses jouets » ? Punissez-le. Il « refuse de dire bonjour » ? Punissez-le. Il est « mauvais joueur » ? Punissez-le. Il montre « une attitude méprisante » (à un an !), ou encore une « agitation motrice gênante » (sic !) ? Il fait des « reproches injustifiés », montre une « extrême amplitude émotionnelle » (re-sic !) et « se pose en victime » (« Vous ne m’aimez pas ») ? Punissez-le. Vers un an, il « ouvre le frigo » ou bien « tire sur la nappe » ? Punissez-le. Punissez-le, vous dis-je ! Et punissez-le sans attendre, « à la racine de la montée pulsionnelle car si on s’y prend trop tard, l’enfant sera déjà très en colère au moment de l’arrivée de la sanction et se rebellera contre sa mise en place ».

Or là non plus, aucun partisan de la technique du time out n’a jamais recommandé qu’on en use pour punir ces soi-disant « transgressions », qui sont en fait des comportements normaux et attendus chez un jeune enfant en voie d’apprentissage.

Bref, le « time out » dont nous parle M. Plissonneau, le « time out » qui « n’est qu’une scansion qui n’implique aucune maltraitance ni punition » n’est tout simplement pas… le « time out » de Mme Goldman. A-t-il lu le livre de Mme Goldman ? Car il ne fait que bruire de cet écho : « punition ». Florilège de ses recommandations : « utiliser si besoin la punition différée (en rentrant de la balade, le lendemain matin, le soir au retour de l’école... et après 3 ans, jusqu’au dimanche suivant) », « S’il n’obéit pas lors de la mise en place de la punition […], votre seul argument pour le faire plier à votre ordre doit être un allongement du temps d’exclusion »« promettez-lui une punition à la mesure du temps qu’il vous fait perdre avant obéissance (« Tout le temps que tu passes à crier/ne pas travailler sera doublé en temps de punition une fois arrivés/les devoirs terminés donc si j’étais toi, j’obéirais, et vite. ») », « trois punitions pour chaque réflexe transgressif (jeter, se badigeonner les joues de purée, parler très fort à table, etc.) suffisent à y mettre fin », etc. Florilège des formules que doivent employer les parents : «Veux-tu être puni ? » (pour mettre en garde l’enfant), « Tu es actuellement puni, et le fait que tu ne sois pas encore dans ta chambre rallonge considérablement le temps que tu y passeras », « Tu es puni, je viendrai te chercher quand la punition sera terminée », « Tu es puni, je viendrai te chercher quand la punition sera terminée » etc.

Pas une punition, le Time-Out ? De qui se moque M. Plissonneau ? Mais soyons charitables : il n’a peut-être pas lu Mme Goldman. Un conseil alors, s’il veut bien écouter celui d’un philosophe :  je lui suggère, la prochaine fois qu’il entreprendra de défendre une collègue, de commencer par la lire. Car le contraire est… « périlleux ». Et toute l’expérience clinique du monde ne le sauvera pas de ce péril.

Un dernier mot encore : J’ai donné à ma réponse un tour plaisant, mais la vérité est que je n’ai pas le cœur à rire. La vérité est que, quels que soient les mérites du time-out sur le papier, tel que recommandé par les experts (pas par Mme Goldman, cela va sans dire), 85 % des parents l’utilisent d’une manière non conforme aux procédures préconisées par les experts. Autrement dit, la pratique du time-out, la plupart du temps, s’accompagne de violences. Dès lors, Mme Goldman, en diffusant dans la société le time-out comme nouvelle panacée, et en prescrivant dans son livre des pratiques qui défient le bon sens et l’humanité, ne fait rien d’autre que mettre davantage encore les enfants en danger. Je rappelle que dans notre pays, d’après l’UNICEF, un enfant est tué tous les cinq jours par l'un de ses parents, généralement du fait d’une punition qui a mal tourné. Et ce chiffre, probablement déjà très en-deçà des chiffres réels, ne comprend pas les bébés qu’on a « secoués » trop fort, et dont le décès sera classé en « mort subite du nourrisson » (250 à 350 enfants concernés chaque année selon les chiffres de Santé publique France).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.