Deux ouvrages parus récemment interrogent la notion d’anthropocène dans son essence et dans ses conséquences : Métaphysique de l’anthropocène de Jean Vioulac[i] et Féminicène de Véra Nikolski[ii]. Rappelons que l’anthropocène désigne cette période de l’histoire de la Terre, commencée avec la révolution industrielle, qui se caractérise par la place prépondérante prise par l’espèce humaine dans l’évolution de l’écosystème terrestre[iii].
Le philosophe Jean Vioulac propose une métaphysique de l’anthropocène[iv] qui apporte une réponse à la question qui oppose les tenants de cette notion à ceux du capitalocène[v]. Pour ces derniers, ce n’est pas l’humanité dans son essence qui est à blâmer mais un système particulier d’organisation socio-économique. Pour Jean Vioulac au contraire, l’être humain est un « néganthrope » que son cycle d’évolution mène inéluctablement vers une coupure d’avec le reste du vivant et conséquemment à sa perte[vi]. Le propos est clairement désespéré mais malheureusement étayé quotidiennement, rien ne semblant capable en effet de ramener les sociétés thermo-industrielles à la raison[vii]. Mais dire cela, n’est-ce pas renoncer au combat et donc participer de cette observation désespérée ? Le discours ne devient-il pas alors involontairement performatif ?
Le risque d’effondrement est réel, les prospectives selon lesquelles l’humanité va devoir s’adapter à un monde qui lui fera perdre ses repères sont plus que probables[viii]. Mais beaucoup déjà s ‘y préparent, par la pensée et l’action, le club de Mediapart s’en fait largement l’écho. Toutes les initiatives locales, notamment agricoles, pour vivre autrement permettent de lancer des pistes, font pousser des bourgeons qui ne demandent qu’à éclore dans un contexte qui leur serait plus favorable. De leur côté, les chercheurs comme Philippe Descola, le regretté Bruno Latour ou Nastassja Martin, explorent une pensée apte à poser les fondements d’un nouveau rapport à l’écosystème terrestre. Si la pensée rationaliste occidentale a assis sa domination sur le monde depuis la Renaissance sous la forme d’un asservissement du vivant à l’humain, elle est capable également d’introspection, d’autocritique, voire de syncrétisme avec les autres modes de pensée animiste, totémique et analogique, pour reprendre la classification de Philippe Descola[ix]. Le système thermo industriel court à sa perte, c’est entendu, mais la grande question est de savoir quelle portion de l’humanité et du vivant elle va entraîner dans sa chute, et quelles possibilités de régénération il aura laissé derrière lui. L’enjeu réel des luttes est sans doute là aujourd’hui[x].
Les discussions sont vives pour caractériser la période que nous vivons. La question « anthropocène ou capitalocène » en est une illustration. Véra Nikolski apporte quant à elle une vision renouvelée de l’émancipation des femmes au regard de nos savoirs sur l’anthropocène[xi]. Son analyse part d’une réévaluation des causes qui ont permis les conquêtes féministes[xii]. Elle diminue, sans la nier, la part des luttes idéologiques et souligne au contraire le caractère décisif de l’évolution des conditions matérielles dans l’évolution de la répartition sexuelle des rôles socio-économiques, depuis la révolution industrielle et l’entrée dans l’anthropocène. La conclusion qu’elle tire sonne comme un avertissement qu’il serait dommage de ne pas prendre en compte. Selon elle, le risque le plus important pour la conservation des acquis dans l’égalité hommes/femmes n’est pas d’ordre idéologique mais d’ordre matériel. Les chocs économiques, voir l’effondrement complet, que les sociétés humaines vont devoir affronter vont remettre en cause l’organisation sociale actuelle et la place chèrement acquise par les femmes en son sein. Pérenniser les acquis des femmes passe alors, selon Véra Nikolic, par leur insertion au plus haut niveau dans l’appareil décisionnel et productif afin qu’elles ne soient pas renvoyées à leur rôle reproductif dès les premières difficultés venues.
La thèse fera sans doute réagir et c’est parfois à cela que l’on reconnaît l’utilité d’un ouvrage. En tout cas, les livres de Vioulac et de Nikolski apportent leur pierre à l’édifice du nouveau paradigme qui s’impose à nous mais échappe encore trop à nos décideurs : il n’est plus possible de penser quoi que ce soit en dehors du cadre de l’anthropocène et du risque d’effondrement de nos sociétés thermo industrielles.
[i] PUF, 2023.
[ii] Fayard, 2023.
[iii] Anthropocène (lemonde.fr)
[iv] N’étant pas philosophe de formation, je m’en remets à la lecture de David Zerbib : « Métaphysique de l’anthropocène » : Oser penser le néant abyssal qui s’ouvre sous nos pieds (lemonde.fr)
[v] Anthropocène ou capitalocène ? (radiofrance.fr)
[vi] « Créature métaphysiquement divagante » pour Emil Cioran, l’humain est pour Vioulac cet « animal renégat » qui, explique-t-il, se définit par le néant abyssal que la négation de la vie naturelle a ouvert sous ses pieds. Voilà pourquoi il est appelé par l’auteur le « néganthrope ». « Métaphysique de l’anthropocène » : Oser penser le néant abyssal qui s’ouvre sous nos pieds (lemonde.fr)
[vii] 1.5° ? | Le Club (mediapart.fr)
[viii] Comment tout peut s'effondrer , Pablo S... | Editions Seuil
[ix] (1297) 4 grandes théories que vous devez connaître (Héritier, Descola, Duflo, Latour) - YouTube
[x] Ethnographies des mondes à venir , Phi... | Editions Seuil
[xi] Féminicène, Véra Nikolski | Fayard
[xii] Je m’appuie sur la présentation de son livre dans ce riche entretien : (1297) LA RÉALITÉ OUBLIÉE DERRIÈRE L'ÉMANCIPATION DES FEMMES - Véra Nikolski - YouTube . Les graphiques peuvent être retrouvés sur la page du site ELUCID : La réalité oubliée derrière l'émancipation des femmes - Véra Nikolski - Élucid (elucid.media)