Pour nombre d’admirateurs, on entre dans l’univers d’ANOHNI par sa voix, dont l’étendue, allant de médiums chauds et enveloppants à des aigus d’une rare palette expressive, est déjà un voyage intérieur. Je me souviens de ce coup de foudre pour « Everything is new » qui ouvre l’album « Swanlights ». Pas d’introduction, la voix qui pose immédiatement cette sentence étrange en ce monde qui semble tourner en rond dans sa déréliction : « Everything in new ». Le climat joué au piano, proche de certaines chansons de Kate Bush[i], est interrogatif, comme attentif à ce qui va suivre : de longues mélopées tantôt plaintives ou combatives, comme un chant de la terre malmenée. Première écoute, choc immédiat, et certitude d’entendre quelqu’un de viscéralement engagé dans son message.
(1287) Antony &The Johnsons- Everything is new - YouTube
Quand un journaliste de Télérama lui a demandé ce qui était « nouveau », ANONHI a eu cette belle réponse :
« Il s'agit d'une méditation. J'exprime l'idée que même lorsque tout paraît se ressembler, se répéter, chaque moment, chaque instant est original et unique. Tout est question de regard, de point de vue. Cela me sert de clé pour accéder à une perception toujours créative des choses. »[ii]
Moi qui passe mon temps à étudier l’histoire, à observer les permanences, les mutations et les points de bascule, cette attention à chaque instant, à sa singularité ontologique au-delà des effets de ressemblance et de répétition, m’a touché. Elle émane d’un être éveillé et dont l’attention au monde provient sans doute en partie de son questionnement identitaire. ANOHNI, femme transgenre, non-binaire, a d’abord été connue sous le nom d’Antony Hegarty et son groupe sous celui d’Antony and the Johnsons[iii]. Cette ouverture au questionnement intérieur et une empathie naturelle évidente ont sans doute favorisé son attention aux êtres et au monde d’une grande acuité :
« J'ai énormément travaillé autour du thème de la victimisation. Mais je n'ai jamais voulu être perçu comme une victime. Ce sont deux choses très différentes. Faire porter le poids de mes souffrances à d'autres ne m'intéresse pas. Les véritables victimes ne manquent pas à travers le monde, des personnes impuissantes, abusées, sous l'emprise d'autrui. Ce n'est pas mon cas. Mais ces insupportables jeux de pouvoir entre individus, ces systèmes de domination me préoccupent. Comment ne pas souhaiter les voir disparaître ? (...) »
Son premier album sous le nom d’ANOHNI, « Hoplessness », est d’ailleurs un opus tourmenté par le futur planétaire, comme en témoigne l’invectivant « 4 degrees »[iv]. En artiste accompli, chacun de ses albums est la trace magnétique d’une période d’existence. Chacun a pu témoigner de son parcours vers une réconciliation sans concession avec lui-même et le monde, traversant tous les affres qu’une telle quête comporte, mais aussi tous ses aboutissements. ANOHNI nous revient donc avec un nouvel album en cette année 2023 minée par les fléaux humains, et la chanson d’ouverture « It must change » donne le la d’un opus où rarement la voix d’ANOHNI s’est faite aussi sûre d’elle-même et de son message[v].
(1287) ANOHNI and the Johnsons - It Must Change (Official Video) - YouTube
C’est beau, inspirant sans exclusive. Cela témoigne de cette irréductible singularité des êtres que les normatifs de toute espèce voudraient broyer et qui malheureusement y arrivent souvent[vi]. L’album « My back was a bridge for you to cross », donne à entendre l’épanouissement d’un être humain et cela est réconfortant, pour tout un chacun renvoyé à sa propre singularité dans sa façon d’habiter le monde, au-delà de la question si prégnante du genre. En cela, ANOHNI propage un message dont la portée est universelle.
Dans le jeu sans fin des réminiscences auditives, écouter « It must change » m’a rappelé ces mots d’un autre chanteur poète parmi les plus inspirés :
« Chaque humain qui parle est un dieu
A sa façon-façon
A sa manière à lui
Qui mène sa vie farouche
Chaque cœur qui bat est un feu
A sa façon-façon
A sa manière à lui
‘Au galop de sa propre monture’
Tambour battant »
(Denis Péan, « Chaque humain », extrait de l’album « Mojo Radio » de Lo’Jo, 1998[vii])
[i] Je pense particulièrement à l’album « 50 words for snow » et son merveilleux titre d’ouverture : (1288) Kate Bush - "Snowflake" (Full Album Stream) - YouTube
[ii] Le chanteur Antony Hegarty : “Une identité floue, transgenre, est mieux admise en Europe” (telerama.fr)
2010
[iii] En hommage à l’activiste américaine Marsha P. Johnson.
[iv] (1288) ANOHNI: 4 DEGREES (Official Preview) - YouTube
Le haut degré de conscientisation d’ANOHNI se voit également dans sa capacité à comprendrer ce que les luttes sociales doivent aux conditions matérielles de chaque époque : « Chaque génération a ses propres combats qui résultent d'autres, menés par la génération qui l'a précédée. Ma mère a pu se construire sur l'acquis de sa propre mère, et ainsi de suite. Ma grand-mère s'est battue pour que ses enfants puissent recevoir une éducation décente. Je ne serais sûrement pas le même si, comme mon père, je débarquais d'un bateau d'Irlande en quête d'un travail dans les rues de Londres. J'ai grandi dans un relatif confort matériel, dans la banlieue de San Francisco, avec mes propres soucis et problèmes à résoudre : mon physique, mon identité, ma place dans la société. Mais je n'avais pas à lutter pour ma survie quotidienne comme ont dû le faire mes grands-parents... », (interview de Télérama citée plus haut). Cette conscience entre en résonnance avec les travaux de Véra Nikolski sur l’importance du facteur matériel dans l’histoire de l’émancipation des femmes : Penser l’anthropocène dans son essence et ses conséquences | Le Club (mediapart.fr)
[v] Anohni, divine descendante non binaire de Nina Simone et Marvin Gaye (telerama.fr)
[vi] Homophobie, transphobie : dix ans après le mariage, la lutte continue | Mediapart
[vii] Je ne trouve malheureusement pas de lien vidéo pour cette pépite qui est une porte d’entrée parmi mille autres dans l’univers de Lo’Jo. Aller piocher sans modération dans ce coffret à bijoux : (1288) LO'JO Officiel - YouTube. Voir également le site officiel du groupe d’une grande richesse : LO'JO | Site Officiel (lojo.org)