Le rapport de la médiatrice de l’Education Nationale (EN)[i] mesure une augmentation de 6 % des saisines dans son rapport 2022. Les conflits liés à la vie quotidienne dans les établissement scolaires auraient doublé en 5 ans et connaitraient une croissance exponentielle. Le rapport traite de tout le système éducatif, du primaire au supérieur, mais je vais concentrer l’observation sur les effets du nouveau bac, instauré par le ministre J.-M. Blanquer :
« Le rapport de la médiatrice évoque également une augmentation constante depuis 2017 des réclamations sur les examens et les concours, certains élèves ou familles refusant la note, le résultat ou le classement. Pour Catherine Becchetti-Bizot, le contrôle continu du Baccalauréat qui a pris une part importante dans l’obtention du diplôme, joue un rôle dans cette hausse. Les saisines concernent aussi les aménagements prévus pour les candidats en situation de handicap. En revanche, le nombre d'alertes concernant Parcoursup a tendance à baisser.[ii] »
La médiatrice confirme une crainte exprimée par les enseignants lors de la mise en place du nouveau bac : loin d’instaurer l’école de la confiance promue par le ministre, l’introduction d’une dose importante de contrôle continu dans le décompte des points du bac a été une source de litiges, dont les médiateurs ne perçoivent qu’une petite partie (quel enseignant n’a vu sa notation questionnée, voire remise en cause, au moins une fois dans l’année ?). Même si les parents ne le formulent pas comme cela, le contrôle continu met l’enseignant dans une situation de conflit d’intérêts[iii] : celui de l’élève, le sien et celui de son établissement. Pour le faire comprendre, imaginons un moniteur d’auto-école qui délivrerait lui-même le permis de conduire à ses apprenants. Qu’il manque de clients, alors il sera tenté de ne pas le donner facilement afin d’obliger à de nouvelles leçons. Qu’il croule sous les demandes et alors il aura intérêt à délivrer généreusement le sésame afin de faire de la place dans son agenda. C’est pourquoi, c’est un inspecteur indépendant, garant de la valeur dudit permis qui le délivre. Avec le contrôle continu, l’enseignant devient juge et partie de sa pratique pédagogique, il est donc placé dans une situation de conflit d’intérêts, où sa notation qui devrait être garante de l’intérêt général peut entraîner des répercussions directes sur sa vie professionnelle. Quand il met une note sur la copie d’un élève avec qui il travaille quotidiennement, il pense d’abord à l’évaluation de son travail, mais également aux points que ce dernier aura à rattraper ou non, à sa réputation propre mais aussi à celle de son établissement, et donc à son attractivité dont peut dépendre son poste ; à l’intérêt supérieur de sa mission publique enfin, qui peut le mener au malaise professionnel[iv] . Car ce n’est pas la même chose que de délivrer, en cours d’année, une note informative ou d’introduire des points dans le décompte du bac. La pression que se met alors lui-même le professeur, mais aussi celles de l’élève, de sa famille, de sa hiérarchie, augmentent avec l’enjeu de la note.
C’est bien pour cela que l’année scolaire se faisait en deux temps avant le nouveau bac. Durant le temps de la formation, évaluée en continu, les notes donnaient une indication du travail pédagogique réalisé en classe, avec tous ses aléas. Puis venait le temps de l’examen, qui devait certifier le niveau des élèves, sur la base de copies anonymes notées par des correcteurs impartiaux[v]. L’introduction du contrôle continu met l’enseignant dans une position qui n’est donc pas saine vis-à-vis de ses élèves, en brouillant ces repères.
Une conséquence directe est l’élévation des résultats et l’explosion du nombre de mentions[vi]. Sous la triple pression évoquée plus haut et l’injonction permanente à une bienveillance souvent fallacieuse[vii], la majorité des enseignants, désireux de ne pas pénaliser leurs propres élèves, et eux-mêmes indirectement, ont eu tendance à surnoter leurs copies par rapport à ce qui se pratiquait avant. La mise en concurrence des spécialités issues du nouveau bac[viii] a eu un effet similaire sur les notes des épreuves finales[ix], gardées hors contrôle continu.
Le rapport de la médiatrice de l’EN est donc intéressant à plusieurs égards. Il donne une nouvelle illustration de la novlangue macronienne qui systématiquement débouche sur une opposition entre les buts affichés et les résultat acquis. Ici, « l’école de la confiance » affichée par le ministre Blanquer[x] débouche sur une augmentation des saisines de la médiatrice. Il souligne un caractère essentiel du macronisme : l’omniprésence du conflit d’intérêts dans toutes les relations hiérarchiques. Mediapart a documenté en continu ce problème ontologique de la macronie dans les hautes sphères du pouvoir[xi]. Dans l’extrême centre, on ne voit pas le problème qu’il y a à confier des décisions à des autorités qui peuvent y trouver avantage ou désavantage ; c’est une caractéristique de la bourgeoisie au pouvoir, suffisante et sûre de son bon droit, omnipotente et confondant ses intérêts de classe avec l’intérêt général. Ce travers a été transposé dans le nouveau bac, non à des fins d’enrichissement frauduleux des enseignants, on s’en doute[xii], mais pour les mettre dans une situation qui les oblige à faire fonctionner la réforme sous peine d’être eux-mêmes pénalisés. Enfin, ce rapport confirme que la « révolution »[xiii] en marche, la disruption[xiv] tant promue dans le discours managérial de ce pouvoir, ne sont en réalité qu’une casse systématique des principes patiemment construits par l’état de droit.
Mais le mal est fait : les saisines concernent de moins en moins Parcoursup et de plus en plus la notation du contrôle continu et des épreuves finales. Les familles s’attaquent donc aux modalités du tri social[xv], pas à sa philosophie, si l’on se réfère à la facilité avec laquelle la réforme du bac est passée, malgré la résistance d’une partie du corps enseignant.
[i] Rapport 2022 de la médiatrice de l'Éducation nationale et de l'Enseignement supérieur | Ministère de l'Education Nationale et de la Jeunesse
[ii] Article de France Info cité plus haut.
Pour être plus précis : « 16% des saisines sont des contestations portant sur l’évaluation et la notation en cours d’année. Ce domaine a été multiplié par 7 en cinq ans (108 saisines en 2017 et 744 en 2022). L’introduction du contrôle continu pour les examens du baccalauréat général et technologique contribue, très certainement, à cette hausse qui s’accentue chaque année (+46% en un an). Un nombre toujours plus important de cas (13%) comportent une dimension « situation de handicap» (rapport p. 36).
[iii] « Le conflit d’intérêts désigne « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. Le conflit d’intérêts n’est pas une infraction pénale. La prise illégale d’intérêts (cf. définition) est la traduction pénale du conflit d’intérêts (lorsqu’il est avéré). », Définition : conflit d'intérêts - Dictionnaire de la corruption (transparency-france.org)
[iv] Baromètre UNSA Éducation 2023 : dévalorisation et défiance se cristallisent - UNSA‑Education.com (unsa-education.com)
[v] Je ne défends pas tous les aspects de l’ancien bac, seulement le principe de séparation entre celui qui forme et celui qui délivre le diplôme.
[vi] Pour nuancer le propos, il faut rappeler que ces tendances remontent aux années 2000 et que la période durant laquelle a été mis e place le nouveau bac a été particulièrement perturbée comme chacun sait.
[vii] La tyrannie de la bienveillance, par Evelyne Pieiller (Le Monde diplomatique, décembre 2020) (monde-diplomatique.fr)
[viii] Les élèves choisissent 3 spécialités en 1ère et n’en gardent que deux en terminale.
[ix] Parcoursup : l’enseignement supérieur sans boussole face aux notes de spécialité au bac (lemonde.fr)
[x] 12 changements pour bâtir l’École de la confiance | Gouvernement.fr
[xi] Politique et conflits d'intérêts | Mediapart
[xii] Travailler plus pour gagner plus : les profs craignent de signer un « pacte avec le diable » | Mediapart
[xiii] Révolution - XO Editions
[xiv] Macron le disruptif | Le Club (mediapart.fr)
[xv] Baccalauréat : "Le bac Blanquer est recalé", le Snes-FSU demande le retour des épreuves "au mois de juin" (francetvinfo.fr)