Lorsque l’on fait référence au XXème siècle en Amérique latine, on pense très rapidement aux nombreux régimes dictatoriaux qui se sont installés dans la plupart des pays pendant des périodes plus ou moins courtes. Pour certains pays, notamment dans le cas des régimes unipersonnels, on pense notamment à des figures de dictateurs telles que Augusto Pinochet au Chili (1973-1990) ou la famille Somoza au Nicaragua (1933-1979). Parallèlement, des figures de résistants et résistantes émergent dans l’imaginaire collectif et transcendent très souvent les frontières de leur pays d’origine. On pense à des artistes, des religieux et religieuses, des hommes et femmes politiques, des militants syndicaux, etc. Dans le cas de l’Argentine, les Mères de la Place de Mai ont pendant longtemps été les figures de proue du mouvement de défense des droits de l’homme qui a émergé peu avant le coup d’Etat du 14 mars 1976, mais qui s’est surtout développé pendant la dictature de par l’importance de la répression et le nombre de personnes détenues-disparues[1]. Cette association de mères, de femmes de tous bords, qui réclament à partir d’avril 1977 le retour de leur fils ou fille enlevé.e en toute illégalité et détenu.e en toute clandestinité, se fait connaître du monde entier pendant la Coupe du Monde de Football de 1978 lorsqu’elles manifestent sous forme de ronde sur la Place de Mai, devant le siège du pouvoir politique argentine, La Casa Rosada. Ces femmes, coiffées d’un foulard blanc sur lequel est brodé le nom de leur enfant détenu et disparu et la date de sa disparition, deviennent le symbole de la résistance du peuple argentin au régime. Elles ne sont pas les seules - nombreux sont les acteurs et les associations qui œuvrent pour donner à connaître les faits - mais elles sont clairement les plus visibles. Cette prééminence des Mères durera malgré leur séparation en 1986 et les deux associations qui existent encore aujourd’hui vont largement contribuer au maintien des questions liées au passé dictatorial dans l’espace public argentin et à la mise en place de politiques dites de mémoire à partir de la chute du régime dictatorial à la fin de l’année 1983.
Cependant, si l’on parle aujourd’hui des crimes de la dictature, ce n’est pas tant les Mères de la Place de Mai qui émergent comme figures de la résistance, ce sont plutôt les Grands-mères de la Place de Mai. La dénomination de cette dernière association montre bien la proximité des deux et de fait, les fondatrices de cette association créée en octobre 1977 ont toujours signalé qu’elles s’étaient pour la plupart rencontrées lors des rondes et des actions menées par les Mères et, par la suite, conjointement avec les Mères. La distinction entre les membres d’une association et de l’autre porte sur le fait que les Grands-mères de la Place de Mai sont non seulement des mères de détenus-disparus, mais aussi des grands-mères. En effet, leurs petits-enfants ont été enlevés en même temps que leurs parents ou sont nés pendant la captivité de leur mère[2]. Elles n’étaient donc pas qu’à la recherche d’un adulte, souvent accusé de “terroriste” par le régime pour justifier la répression, mais aussi d’enfants en bas âge qui, pour le coup, pouvaient difficilement être accusés de quoi que ce soit. Ils pouvaient néanmoins avoir été « adoptés », ou plutôt appropriés[3], par des familles qui prétendaient les élever avec de « vraies » et « bonnes valeurs ». Ainsi, l’association des Grands-mères de la Place de Mai indique qu’environ 500 enfants auraient été enlevés pendant la dictature tandis que 137[4] ont aujourd’hui « récupéré leur identité ».
Cette expression n’est pas anodine et elle est en fait au cœur de l’actualité argentine. Le 13 août 2024, le gouvernement argentin présidé par Javier Milei a publié le décret 727/2024 par lequel il ferme une section de la CONADI, la Commission Nationale pour le Droit à l’Identité. Cette commission a été créée en 1992 et c’est en 2001 qu’ont été définis ses « objectifs, compétences et prérogatives » à travers la Loi 25.457. En 2004, le Décret 715/2004 créé l’Unité spéciale de recherche sur les disparitions d’enfants (Unidad Especial de Investigación de la Desaparición de Niños). Cette « unité spéciale » présidée par le ou la Secrétaire d’État aux Droits de l’homme avait surtout pour objectif de faire le lien entre les instances judiciaires, d’une part, et le travail de la CONADI et de l’association des Grands-mères, d’autre part, pour élucider les cas d’enfants enlevés et appropriés pendant la dictature. Pour ce faire, cette unité avait accès à des dossiers d’organismes du pouvoir exécutif et des instances militaires. De fait, leur travail pouvait déboucher sur des procédures judiciaires, mais permettait surtout au pouvoir judiciaire de n’intervenir que lorsque le dossier était suffisamment avancé pour prouver l’identité d’une personne. Cela a permis de mieux instruire les dossiers et de désengorger les tribunaux. Le gouvernement argentin actuel met non seulement fin à ce travail, mais l’inquiétude monte quant aux archives de cette unité. Comment vont-elles être conservées ? Qu’en est-il des enquêtes en cours ?
Pour justifier la suppression de cette unité le ministre de la Justice argentin, Mariano Cúneo Libarona, a déclaré que « ce gouvernement respecte la division des pouvoirs et veille à la protection illimitée des droits fondamentaux : la vie, la liberté et la propriété privée. Ainsi, l’existence de cet organisme est incompatible avec la Constitution Nationale ». Sur le site du gouvernement, le ministère de la Justice insiste lourdement sur ces deux points : séparation des pouvoirs et violation du « droit fondamental et sacré à l’intimité ». Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela, mais deux points interpellent tout particulièrement.
On s’étonne tout d’abord de cette volonté du gouvernement de préserver la séparation des pouvoirs, alors que depuis son arrivée en décembre 2023, le gouvernement Milei ou les membres de son parti politique, « La Liberté Avance », ont souvent œuvré pour brouiller les frontières entre les pouvoirs. Dernière en date, la vice-présidente, Victoria Villaruel, qui demande à ce que tous les « Montoneros » soient jugés pour les crimes commis dans les années 1970. La présidente du Sénat devient procureure puisqu’elle dit qu’elle va « rouvrir toutes les causes en lien avec les victimes du terrorisme », mais aussi juge puisqu’elle indique que « tous les Montoneros doivent aller en prison ». La fermeture de cette unité de la CONADI permet surtout de ralentir les procédures qui mettent en prison des militaires et des membres des Forces de l’Ordre que la vice-présidente aime défendre et soutient sans condition.
L’autre point important est que jusqu’à présent, l’Argentine faisait figure de proue dans la défense du droit à l’identité. Si l’enlèvement et l’appropriation d’enfants n’est pas une exclusivité du régime argentin, c’est bien en Argentine que se sont développés des outils qui sont aujourd’hui utilisés dans le monde entier : indice génétique qui lie grands-parents et petits-enfants et permet de rendre son identité biologique à une personne sans avoir l’ADN de ses parents, la Banque de Données Génétiques, accompagnements psychologiques et psychiatriques suite à la « récupération » de son identité, etc. Ces outils sont nés du travail entamé par les Grands-mères de la Place de Mai qui ont rapidement été accompagnées par de nombreux experts - généticiens, avocats, psychologues, psychiatres. S’ils servent dans le cas des crimes de la dictature, ils sont utilisés aussi dans d’autres cas d’enlèvement d’enfants qui ne sont pas liés au terrorisme d’Etat. En faisant pression sur les gouvernements argentins, même ceux qui étaient moins favorables à leurs revendications, les Grands-mères ont beaucoup œuvré pour le droit à l’identité qui figure dans les articles 7 et 8 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Ainsi, les criminels ayant collaboré à l’appropriation d’enfants ne pouvaient bénéficier des amnisties votées en 1986 et 1987 sous le gouvernement de Raul Alfonsin et de fait, la CONADI a été créée en 1992 sous le gouvernement de Carlos Menem, président souvent encensé par Javier Milei.
Si les Grands-mères de la Place de Mai sont aujourd’hui reconnues dans le monde entier, c’est parce que leur lutte et le travail des experts qui les accompagnent ont contribué à faire reconnaître un des crimes les plus odieux de la dictature. En répondant à leurs réclamations, les divers gouvernements argentins qui se sont succédé depuis 1983 - et pas uniquement ceux de Néstor Kirchner et Cristina Fernández de Kirchner - ont compris que ce crime dépassait les clivages politiques. En attaquant le travail réalisé depuis 40 ans autour de la gestion du passé dictatorial sur tous les fronts, le gouvernement de Javier Milei s’en prend à une contribution fondamentale de l’Argentine au niveau international, à la défense des droits de l’homme et des droits fondamentaux. Le droit à l’identité n’en est plus un et des centaines, voire des milliers de personnes, en Argentine ou ailleurs, peuvent continuer à ignorer qui ils sont pour que celles et ceux qui les ont enlevés, qui leur ont arraché leur droit fondamental à savoir qui ils sont, puissent bénéficier de leur droit à l’intimité. En effet, il ne faut pas se tromper, on ne parle pas de l’intimité des victimes, mais bien de celle des bourreaux.
[1] Les organismes de défense des droits humains et les organisations militantes gardent le chiffre emblématique de 30 000 personnes disparues. En s’appuyant soit sur des enquêtes qui ne recensent pas la totalité des disparus (mais très probablement la grande majorité), soit sur leurs opinions sans fondement, différentes personnalités politiques de droite ont remis en cause ce chiffre. Ce à quoi nombre de défenseurs des droits humains ont répondu que si elles détenaient des informations et des documents permettant d’établir un chiffre définitif, il fallait qu’elles les rendent publics. Étant donné la modalité des disparitions de personnes, l’établissement d’un nombre exact de victimes est, en réalité, impossible. Cela fait partie du drame et de la particularité du crime de disparition forcée de personnes.
[2] Il s’agit principalement d'enfants en bas âge qui ont été enlevés avec leurs parents et d’enfants nés pendant la captivité de leurs mères. Ces dernières, enlevées alors qu’elles étaient enceintes, étaient détenues dans de terribles conditions jusqu’à leur accouchement dans des maternités clandestines ou des hôpitaux militaires. Elles étaient ensuite assassinées et leur enfant était donné à des familles de militaires ou proches de ces secteurs. Les actes de naissance étaient falsifiés et dans de très nombreux cas, on a fait croire à ces enfants qu’ils étaient les enfants biologiques issus de la famille dans laquelle ils grandissaient.
[3] L’appropriation est le terme qui est utilisé pour se distinguer de l’adoption. En effet, cette dernière est le fruit d’un processus légal, alors que l’appropriation se déroule suite à l’enlèvement de l’enfant, après le meurtre d’au moins un des parents, et surtout la personne appropriée ignore tout de ses origines.
[4] Ce sont en fait 133 personnes qui ont retrouvé leur identité. Les quatre autres cas ont conclu à la mort des enfants.
[15] https://www.unicef.fr/wp-content/uploads/2022/08/fiche_thematique_droit_identite.pdf