Bruno Lasserre vient de publier un droit de réponse à mon article intitulé "Autorité de la concurrence sous tension, juridiction administrative sous pression". Cela est normal même si, singulièrement, cela me donne l'impression d'être une partie au procès actuellement en cours devant le tribunal administratif de Paris et m'éloigne du sujet de mon article. En effet, cet article, en partant d'un fait divers dramatique, pose la question de la gouvernance des autorités administratives indépendantes et du principe sacralisé de leur indépendance et aussi de l'impartialité de la justice dans certaine situation critique.
Je tiens à réagir à ce droit de réponse car il me met en cause en laissant insinuer que je fais une présentation erronée des faits, et pire, que je laisserais sous entendre dans mon analyse des insinuations qui seraient consternantes. C‘est faux. S'il est possible de ne pas partager mon analyse encore faut-il argumenter plus solidement la controverse. Dans tous les cas, je constate sur la base d'éléments factuels qu'il y a eu une faute dans le pilotage de l'Autorité de la concurrence et que le chef de cette administration ne peut pas s'exonérer de ses responsabilités hiérarchiques tout simplement parceque la contrepartie à la fonction de chef d'une administration est d'être responsable des actes de cette administration et plus particulièrement des méthodes de management mises en place.
Pour éclairer le lecteur sur les notions de responsabilité et de faute au sein de l'Autorité de la concurrence, je vais reprendre mon analyse sur la base des déclarations de Bruno Lasserre telles qu'elle apparaissent dans son droit de réponse :
Bruno Lasserre dit : « Vous prétendez que M. Lasserre, en sa qualité de président de l’Autorité de la concurrence, aurait commis des fautes ayant concouru au décès tragique de M. Alain Mouzon » :
Réponse :
Je ne prétends pas que M. Lasserre aurait commis des fautes, je constate simplement les faits. Un management « toxique et disqualifiant » avec les conséquences que l’on connait a eu lieu au sein de l’Autorité de la concurrence. A ma connaissance, le simple fait qu’un management « toxique et disqualifiant » ait pu être mis en place dans une administration est une faute. Je constate aussi que Bruno Lasserre est le chef de cette administration. Ce poste est il honorifique ou recouvre-t-il une réalité hiérarchique et managériale ? Si ce poste est honorifique alors cela serait un scoop. Si ce poste recouvre une réalité hiérarchique et managériale, alors M. Lasserre, en tant que chef de cette administration, comme tout chef d’une administration, est responsable de son fonctionnement et de son dysfonctionnement.
Bruno Lasserre dit : « En outre, vous insinuez de manière à peine voilée que M. Lasserre aurait pu user de sa position et de l’influence que vous lui prêtez pour infléchir le cours de la procédure devant le tribunal administratif. De telles affirmations ne peuvent rester sans réponse. »
Réponse : Je constate que le jugement avant-dire droit prononcé par le TA de Paris n’avait aucune justification juridique. C’est un fait. A la date du délibéré, l’instruction avait duré depuis plus d’une année et au cours de cette période, l’Autorité de la concurrence a eu tout loisir de communiquer des précisions et des documents utiles pour éclairer le tribunal par l’intermédiaire de son défenseur : le ministère des finances. Ce dernier a produit un mémoire en défense qui n’a pas été rédigé sur un coin de table sans prendre l’attache de l’Autorité de la concurrence mais en collaboration avec cette Autorité. Si cela n’avait pas été le cas, on se demande comment le ministre aurait pu expliquer le fonctionnement de l’Autorité et les rôles des acteurs impliqués dans cette affaire par la simple vertu d’une improvisation.
Je ne dis pas dans mon article que Bruno Lasserre aurait pu user de sa position et de l’influence que je lui prête. Je constate simplement que Bruno Lasserre est un conseiller d’Etat qui a publiquement indiqué dans la presse son souhait de finir sa carrière à la tête de Conseil d’Etat. De fait, même à son insu, Bruno Lasserre, de part son statut et l’affichage de ses ambitions, ne permet pas à une justice, dont il serait peut être bientôt le chef suprême, de se prononcer en toute sérénité. Et surtout, vu de l’extérieur, l’apparence d’un procès impartial n’est plus. C’est peut être injuste pour Bruno Lasserre mais cela est la contrepartie à des ambitions affichées et à une place élevée dans la fonction publique. Toutefois, j’observe que de nombreux politiques savent résoudre cette question qui se pose parfois à eux dans des termes identiques : ils quittent leurs fonctions le temps d’un procès pour permettre à ce dernier de se dérouler en toute sérénité. M. Lasserre étant à l’âge de la retraite, il pourrait, encore plus facilement que les élus, se mettre de côté le temps du procès. Dont acte…
Bruno Lasserre dit : « M. Lasserre - dont les méthodes de management ne sont pas en cause dans cette affaire - a réagi en moins de trois mois dès qu’il a été informé de cas de souffrance au travail. »
Réponse : Ah bon ? Bruno Lasserre n’était pas le chef de cette administration et à ce titre comme tout chef d’une administration, responsable de ce qui s’y est passé du point de vue du fonctionnement de cette administration ?? Bruno Lasserre n’est pas celui qui a nommé le chef du service juridique dont les méthodes de travail ont été désastreuses ? En fait si… il y a donc bien une part de responsabilité de Bruno Lasserre dans ce qu’il s’est passé.
Bruno Lasserre n’a pas réagi en moins de trois mois dès qu’il a été informé de cas de souffrance au travail. D’une part, des informations sur les difficultés du service juridique sont remontées à Bruno Lasserre dès 2012, d’autre part, s’il a incontestablement réagi, il l’a fait sous la pression des syndicats, du médecin de prévention et des agents. Cette réaction a été imparfaite : le chef de service soupçonné de harcèlement moral a certes été démis de ses fonctions en 2013 mais est resté dans les locaux jusqu’au début de l’année 2014 avec en charge, une mission importante. Il est notoire qu’en cas de harcèlement, il est vital de ne plus permettre aux agents harcelés d’être en situation de croiser leur harceleur présumé. C’est exactement ce qui n’a pas été fait.
Bruno Lasserre dit : « Vous croyez pouvoir affirmer que M. Lasserre n’aurait « jamais exprimé vis-à-vis de la mère du défunt la moindre compassion ou empathie ». Rien n’est plus faux puisque, à titre d’exemple seulement, M. Lasserre a adressé un email à l’ensemble du personnel de l’Autorité de la concurrence (...)»
Réponse : J’ignorais que la mère du défunt faisait partie du personnel de l’Autorité et à ce titre avait été destinataire de cet email et avait ainsi reçu les mots de soutien de Bruno Lasserre…
Bruno Lasserre dit : « S’agissant de la procédure devant le tribunal administratif de Paris, M. Lasserre prend acte de la décision du tribunal de solliciter les observations de l’Autorité de la concurrence dont la responsabilité fautive est, au travers de celle de l’Etat, recherchée. Il est au demeurant parfaitement naturel que le tribunal, dont l’office est notamment de faire respecter le caractère pleinement contradictoire des débats, mette ainsi l’Autorité en mesure de répondre aux griefs qui lui sont faits. »
Réponse : Moi aussi je prends acte de cette décision du tribunal et je persiste à soutenir que cette décision ne repose sur aucun fondement juridique sérieux dès lors que le débat contradictoire a eu lieu pendant plus d’un an et que l’Autorité de la concurrence a déjà eu tout loisir de communiquer ses observations par l’intermédiaire de son défenseur. A supposer que pendant plus d’un an, le ministère des finances aurait fait une défense de l’Autorité sans jamais la consulter et à supposer que l’Autorité se serait désintéressée de cette procédure pendant plus d’un an, ce serait dans l’un et l’autre cas la manifestation d’une incroyable légèreté et d’un dédain certain pour la requérante qui aurait produit des mémoires « dans le vide »…
Bruno Lasserre dit : « L’Autorité répondra selon les voies procédurales ouvertes par le tribunal administratif. »
Réponse : c’est la moindre des choses mais dans le strict rôle qui lui a été donné par le tribunal : celui d’observateur.
Bruno Lasserre dit : « Jeter ainsi le discrédit sur une décision rendue par un tribunal indépendant, tenu par les règles du contradictoire, est une chose grave que rien ne permet, pas même le souci fantasmatique d’imputer à M. Lasserre on ne sait quelles ambitions. »
Réponse : Je ne jette le discrédit sur personne et surtout pas sur le tribunal qui, dans cette affaire, est lui aussi victime des particularités de ce dossier. Je fais simplement le constat que le jugement avant-dire droit n’avait aucune justification juridique au terme de plus d’une année de procédure sauf à ce que l’Autorité de la concurrence soutienne que le ministère des finances a agi seul sans jamais l’associer et/ou la consulter pendant plus d’une année.
J’ignore ce qu’entend Bruno Lasserre par « le souci fantasmatique d’imputer à M. Lasserre on ne sait quelles ambitions ». Cela ne peut pas faire référence au projet de succession de Jean-Marc Sauvé à la tête du Conseil d’Etat puisque Bruno Lasserre a évoqué, ou du moins n’a pas contredit, l’affichage d’une telle ambition dans la presse. Cette référence à un « souci fantasmatique » reste donc un mystère mais hélas ce n’est pas le seul dans cette affaire.
Enfin je constate que, tant Bruno Lasserre que Thierry Dahan qui sont intervenus sur ce blog, ne sont visiblement ni émus ni intéressés par la problématique de la bonne gouvernance des autorités administratives indépendantes et du danger à sacraliser en tout point la notion d’indépendance de ces institutions. Aucun de ces intervenants ne s’est intéressé à la problématique de l’impartialité de la justice quand l’une des partie occupe une place importante dans une juridiction (par son corps d’appartenance ou ses ambitions affichées).
En fait, les questions sérieuses ne les intéressent pas. Le seul mot d’ordre est : il ne s’est rien passé ou s’il s’est passé quelque chose, je ne suis pas responsable et personne n’est responsable. C’est singulièrement court et je rappelle tout de même au lecteur que dans cette affaire, il y a eu mort d’homme, trois burn out et un service juridique en partie décimé….à part cela, tout va bien…
Pour conclure, je rappelle à Bruno Lasserre et à tout autre intervenant que mon blog n'est pas le lieu où doit se faire les débats juridiques sur les fautes des uns et des autres. Il y a une place dédiée à ce débat : le tribunal administratif de Paris.
Ici je me suis saisi d'un fait divers tragique. Je constate qu'il y a faute car un management "toxique et disqualifiant" est une faute. Je constate que Bruno Lasserre est le chef de l'administration dans laquelle ce management a été mis en place pendant deux longues années. En tant que chef de cette administration, à l'instar de n'importe quel autre chef d'administration, Bruno Lasserre est responsable de ce management. Ce sont des constats factuels. Si ces constats déplaisent au chef de cette malheureuse administration, alors il ne faut pas exercer ce type de fonctions car ces dernières ont pour corollaire des responsabilités à assumer. Dans ce cas, Bruno Lasserre a tout intérêt à déclarer dans la presse qu'il ne souhaite plus être candidat à la vice-présidence du Conseil d'Etat car cette fonction a elle aussi pour corollaire la charge d'assumer la responsabilité des fautes éventuellement commises dans le fonctionnement d'une telle administration.
C'est peut être injuste de trouver si près du prestige attaché à une haute fonction les épines de la responsabilité à assumer en cas de défaillance managériale, mais c'est ainsi....
Pour approfondir cette affaire, voir le blog de l'association des amis d'Alain Mouzon
Et mon précédent article "Autorité de la concurrence sous tension, juridiction administrative sous pression"