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Billet de blog 9 décembre 2022

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Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme ? (1/3)

A la différence d’autres pamphlets et tribunes visant à accréditer la thématique d’une gauche antisémite, l’essai d’Illana Weizman pose une question qui mérite d’être prise en compte : les Juifs constituent-ils un angle mort de l’antiracisme ?

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Une conclusion juste sur la vigilance à renforcer, mais à partir d’un diagnostic flou

Une sociologue militante féministe et antiraciste

« A la croisée des sciences sociales et du récit personnel », l’auteure parle un peu d’elle, qui a grandi en région parisienne, puis a vécu à Tel-Aviv avant de préparer une thèse de sociologie en France. Elle se présente comme une « militante féministe et antiraciste » et illustre, en saisissant le cas des juifs, une analyse des étapes de la racisation « racialisation, altérisation, conscientisation, adaptation à la situation subordonnée ». Elle aborde ensuite cette idée des « Juifs, angle mort de l’antiracisme ». Programme intéressant.

Elle raconte sa prise de conscience de sa judéité, l’illustrant d’anecdotes. Elle évoque son expérience personnelle de l’antisémitisme, confrontée aux stéréotypes qui circulent sur les juifs. Elle relate une expérience de même nature que celle que vivent l’ensemble des personnes racisées de situation sociale comparable. Ses pages m’évoquent cent situations et anecdotes auxquelles j’ai assisté ou que m’ont racontées les personnes qui les ont vécues.

Puis à travers sa description de la « racisation » des juifs, elle montre méthodiquement qu’elle coche dans son militantisme toutes les cases de l’antiracisme politique luttant contre ce racisme « systémique », comme celles d’un « féminisme intersectionnel ». Le souci d’efficacité dans la démonstration donne à cette partie un caractère un peu artificiel, désincarné, mais les définitions sont correctes, les raisonnements sont bien ceux que tiennent ces courants.

Puis vient le morceau de résistance, cette interrogation sur « l’angle mort ». Elle m’a laissé perplexe.

Je n’arrive pas à rapprocher ce qu’elle dit de quoi que ce soit dont j’aurais connaissance. Quand elle parle de la situation des juifs dans les mouvements antiracistes, elle n’évoque plus son expérience personnelle, mais des anecdotes non situées. Elle ne donne pratiquement pas de lieu ou de date, ni nom ni type de mouvement : elle cite juste un témoignage d’une ex militante des Jeunesses Communistes, elle dit connaître des gens de l’Hachomer[1] et de l’UEJF, ce qui n’aide en rien à repérer où et quand se sont déroulées les situations qu’elle évoque.

Je n’arrive pas à corroborer ses analyses

Or je participe depuis près d’un demi-siècle à des mouvements de gauche et antiracistes, même si je ne suis plus membre d’une organisation politique depuis trente ans. J’ai participé à des universités d’été, d’automne, suis intervenu lors de formations, de réunions publiques, et j’ai travaillé à organiser des colloques, participé à la rédaction d’articles, de communiqués, textes, meetings, manifestations. J’ai été hébergé chez des militant·es de toutes les régions, de toutes générations.  

Beaucoup de ces circonstances devraient être favorables à l’expression des problèmes qu’évoque l’auteure : déni de l’antisémitisme ou expression plus ou moins explicite de préjugés antisémites.

Par exemple : il y a 5, 10, 20 personnes autour d’une table, des gens de la gauche radicale, écolos, d’organisations musulmanes, « indigénistes », d’organisations juives, appelant à une initiative contre l’islamophobie. Quelle formulation pour évoquer le racisme ? Chacun·e s’exprime, avec un mandat plus ou moins strict de son organisation : il est évident pour tout le monde que l’antisémitisme fait partie des racismes, la discussion ne porte donc que sur les formulations du texte : écrit-on « contre le racisme » ou « contre tous les racismes » ? Doit-on rédiger une liste : islamophobie, antisémitisme, négrophobie, rromophobie... « et le racisme contre les asiatiques pourquoi l’oublierait-on ? », et les phobies qui ne sont pas des racismes ?

Autre exemple : je pense aux meetings contre l’islamophobie de Saint Denis qui ont été décrits comme le creuset de l’alliance entre les « woke » et les islamistes. Je pense aux manifestations antiracistes et/ou contre l’islamophobie.

La culture de la gauche radicale s’appuie sur des écrits

Sur cette question de l’antisémitisme, les textes donnant le cadre politique, militant, argumentatif sont essentiels. Ce sont les textes de référence.

 Les organisations antiracistes ont publié de petits livres destinés à une diffusion massive : ainsi la brochure que la Ligue des droits de l’homme publie en 2021, en accès libre sur son site, Lutter contre le racisme Lutter contre le racisme affirme clairement que l’antisémitisme fait bien partie « du » racisme au singulier. Dans une parution récente de l’UJFP, un manuel publié en 2016, réédité en 2018, une parole juive contre le racisme, l’antisémitisme est bien une manifestation de racisme.

Des références partagées ?

Les nombreuses publications se rattachant au sujet qui ont été récemment éditées par des maisons proches de la gauche radicale, sont lues par les cadres de ces mouvances, les personnes qui font circuler des argumentations et des analyses structurées. Par exemple en 2021, les éditions Amsterdam publient Antisémitisme & Islamophobie, une histoire croisée, où Reza Zia-Ebrahimi s’attache selon l’éditeur à « élucider la relation exacte entre la racialisation du juif et celle du musulman en Occident du Moyen-Âge à nos jours, il voudrait également fournir un cadre théorique pour une approche globale des différentes formes de racisme ». Cet auteur fait écho aux préoccupations d’Illana Weizman, et ne se contente pas de faire figurer l’antisémitisme à côté des autres racismes mais entend démontrer que les « sentiments islamophobes prédisposent à l’antisémitisme et vice versa. Il faut se défaire de la concurrence victimaire pour que cette histoire croisée sorte enfin de l’ombre »[2]. Aux « deux formes, biologique et religio-culturelle de racialisation » il voudrait ajouter une troisième « la racialisation conspiratoire »[3]. Illana Weizman cite l’ouvrage des éditions Amsterdam, sans se rendre compte que sa diffusion touche en particulier un lectorat antiraciste et décolonial de gauche radicale, bref ceux qui sont vilipendés comme « islamo-gauchistes »[4].

Les nouvelles générations militantes ont-elles « oublié » l’antisémitisme ?

Pour expliquer la dissonance entre mes perceptions et ce qu’écrit Illana Weizman concernant « le déni de l'antisémitisme », plusieurs hypothèses s’entrecroisent, permettant sans doute d’envisager des leviers d’action.

La première tient aux différences de génération. Elle est née en 1984, moi en 1958, mes ami·es personnel·les et politiques les plus proches avaient déjà une formation politique structurée quand elle est née. Peut-être les générations suivantes, qui ont -plus rapidement que la mienne- complètement intégré les conceptions écologistes ou d’un antiracisme plus politique, n’ont-elles en revanche pas entretenu l’héritage dont nous nous sentions dépositaires en matière de lutte contre l’antisémitisme.

La seconde tient au fait que dans ma génération de deux décennies plus âgée, dans les liens amicaux, politiques, voire familiaux, les termes juif et antisioniste étaient pratiquement synonymes. Par exemple dans les mobilisations contre l’islamophobie, personne n’assimile juif et sioniste. Par conviction politique, pas par grandeur d’âme ou prudence, mais aussi parce que participent activement à ces mobilisations des personnalités et organisations juives. Cette assimilation y est donc tout simplement, évidemment, impossible, absurde.

C’est la Licra qui a dissocié l’antisémitisme du racisme

Puis elle affirme que les antiracistes ont laissé tomber la lutte contre l’antisémitisme en la dissociant de la lutte contre le racisme. C’est un contresens complet, la scission ne vient pas des antiracistes, elle s’est opérée malgré eux autour de 2005, quand la Licra a refusé de participer sous mots d’ordre communs aux mobilisations antiracistes en prétextant la spécificité de l’antisémitisme. Le contexte est exposé dans OPA sur les Juifs de France de Johan Weisz et Cecilia Gabizon[5] et Le Mal-être juif de Dominique Vidal[6]. Cette attitude s’inscrit dans la campagne pour pousser la communauté juive française vers la droite (et vers Israël), menée de concert par une fraction de la droite et l’extrême-droite israéliennes et de la droite française.

Si Illana Weizman s’entretenait avec des personnes qui participaient à l’animation du MRAP, de la LDH, des militant·es des organisations juives en question ou d’autres structures actives à l’époque dans les mobilisations antiracistes, elle pourrait compléter utilement son information sur ce point.

Plus fondamentalement, pour la gauche, séparer un racisme des autres, séparer antisémitisme et racisme n’a pas le moindre sens ni justification. D’autant plus que l’antiracisme est né en France de la lutte contre l’antisémitisme.

Néanmoins je partage sa conclusion : il est sans doute nécessaire de mieux armer politiquement et intellectuellement les militant·es antiracistes sur la question de l’antisémitisme, sa réalité contemporaine et les moyens d’y faire face, au moyen de formations, d’articles etc. Je ne perçois pas la moindre réticence sur ce principe de la part des organisations antiracistes ou de la gauche radicale[7].

René Monzat  première partie, lire la suite ici

[1] Hachomer Hatzaïr (la Jeune Garde), mouvement de jeunesse sioniste de gauche né en Pologne en 1913.

[2] Antisémitisme.. p.19.

[3] Antisémitisme.. p.29.

[4] Voir aussi le très stimulant Sémites. Religion, race et politique en occident chrétien, de Gil Anidjar, éditions Le Bord de l’eau, 2016.

[5] OPA sur les Juifs de France, enquête sur un exode programmé (2000-2005), Cécilia Gabizon et Johan Weisz, Grasset, 2006. (270 pages)

[6] Le Mal-Être juif. Entre repli, assimilation & manipulations, Dominique Vidal, Agone, 2003. (128 pages)

[7] Mélenchon et Bouteldja compris. Cela semblait aussi évident pour le député LFI Alexis Corbière lors de l’émission à l’air libre sur Mediapart le 8 décembre en présence d’Illana Weizman.

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