René Monzat

Abonné·e de Mediapart

27 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 décembre 2022

René Monzat

Abonné·e de Mediapart

Des blancs comme les autres (2/3) Ce que Mélenchon a appris chez les trotskistes

Dans Des blancs comme les autres Illana Weizman pose -nous l’avons vu- une question pertinente, mais croit l’étayer avec des développements contre-productifs pour sa propre crédibilité : sa charge contre des symboles -à ses yeux- de la gauche radicale, Jean-Luc Mélenchon en premier lieu, dont elle semble ignorer complètement la culture politique

René Monzat

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce que Mélenchon a appris chez les trotskistes

Dans Des blancs comme les autres Illana Weizman pose -nous l'avons vu dans le billet précédent-- une question pertinente, mais croit l’étayer avec des développements contre-productifs pour sa propre crédibilité : sa charge contre deux symboles -à ses yeux- de la gauche radicale, Jean-Luc Mélenchon et Houria Bouteldja.

Où Mélenchon pourrait-il avoir attrapé un virus antisémite ?

Dans un entretien à L’Express, l’auteure se livre à une psychanalyse de Mélenchon  : « Mélenchon perpétue les stéréotypes et la haine antisémites »[1]. Elle s’y montre implacable : « dans la bouche de Mélenchon réapparaissent donc le Juif financier, le Juif déicide, mais aussi le Juif communautariste et sectaire. »[2] Bigre ! Comme elle l’affirme « Pris séparément, ses différents propos peuvent rester cryptiques, pas tout à fait, pas vraiment antisémites, mais il suffit de connaître les ressorts de ce racisme particulier pour relier les points entre eux. »[3] : en d’autres termes aucun exemple n’est probant. C’est le moins qu’on puisse dire.

Mélenchon, en réalité, ne parle pas du « Juif financier » ni du « Juif déicide », ni du « Juif communautariste et sectaire » : pour détecter malgré tout chez Mélenchon un supposé antisémitisme, « il suffit de connaître » d’autres éléments affirme Illana Weizman.

Il faudrait une clé de lecture. Pourquoi pas ? [4]  Encore faut-il se référer au bon contexte. Elle met en avant « les ressorts de ce racisme particulier » alors qu’il me semble plus évident de situer les propos de Mélenchon par rapport à la culture politique du militant, à son histoire, aux milieux qu’il a fréquentés[5].

A quelles visions un minimum structurées se raccrocheraient les déclarations « suspectes » de Mélenchon ? Avec quelles sources, quels livres ou revues, quelles rencontres dans l’activité et les lectures quotidiennes, Mélenchon aurait-il pu se former ainsi, intégrer les ressorts de ce racisme particulier, d’un antisémitisme profond ?

Illana Weizman peut-elle citer des ouvrages, résolutions de congrès, contenus de formation qui soient antisémites et qui aient circulé au sein de la gauche radicale[6] et dans les mouvements antiracistes ?

La culture politique trotskiste de Mélenchon

Mélenchon a fait ses premières armes en politique à l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste). Chez ses concurrents, ce groupe trotskiste était réputé sectaire, manipulateur, parfois violent, machiste (en en partie dû au fait que les « lambertistes » ne se sont pas investis dans la mouvement féministe). Mais antisémite ? L’hypothèse fait rire.

Faut-il rappeler que Trotsky lui-même dans Ma Vie ne fait pas mystère de sa judéité ? Que Pierre Boussel (dit Lambert), l’animateur de l’OCI, est né d’un père tailleur dans une famille de juifs russes immigrés au début du XX° siècle ?

Comme les autres organisations trotskistes et pour les mêmes raisons, l’OCI était en partie issue du mouvement ouvrier juif d’Europe de l’Est, dont elle avait hérité l’antisionisme historique de ces couches sociales[7]. A l’époque, étranger à cet héritage ashkenaze, un de leurs leaders étudiants était Benjamin Stora[8].

Ce qui lie politiquement la gauche radicale d’aujourd’hui au mouvement ouvrier juif, c’est une sensibilité particulière au sort des minorités religieuses et surtout son héritage antisioniste, via une tradition communiste ou bundiste[9]. Tandis que le soutien aux Palestiniens a été réactivé notamment dans les contacts avec l’extrême gauche israélienne[10]. Les deux attitudes sont pensées comme cohérentes : Marek Edelman, un des dirigeants rescapés de l’insurrection du Ghetto de Varsovie, est resté bundiste et antisioniste toute sa vie. Il reconnaissait la légitimité de la lutte des Palestiniens et fit scandale en adressant via le quotidien israélien Haaretz en 2002 une lettre aux partisans palestiniens, lettre certes critique, mais d’un point de vue de résistant à résistant[11]. Ce qui explique à son décès les hommages tant de Henri Minczeles (historien du Bund et adhérent du PS) que du PIR[12].

Par ailleurs ces questions sont souvent traitées dans la presse de la gauche radicale comme des questions politiques vivantes, discutées voire disputées explicitement.

Des formations structurées

Bien que je sois un peu plus jeune que Mélenchon, des anecdotes vécues sur les organisations trotskistes au milieu des années 1970 viennent conforter ma perplexité.

Je pense à une des séances de formation, portant sur le sionisme, en 1974 ou 1975. Je ne me souviens plus de qui l’assurait : soit Michel Warszawski, soit un camarade libanais ou tunisien dont le pseudonyme m’échappe. Elle avait lieu dans les locaux de l’université de Jussieu.

La formation balayait un vaste panorama, de l’affaire Dreyfus à l’évolution de Bernard Lazare, aux écrits de Theodor Herzl (et en passant son amitié partagée avec l’antisémite Drumont). L’orateur parlait des partis juifs en Pologne, du Bund[13], des travaux d’Isaac Deutscher (1907-1967), des thèses et de la personnalité d’Abraham Léon mort jeune dans les camps nazis. Il s’était attardé sur la personne et les positions de Dov Ber Borochov (1881-1917), ce sioniste marxiste ukrainien, qui représentait une autre trajectoire possible du sionisme et dont l’orateur eut la coquetterie de souligner qu’il était quasiment inconnu en France[14]. Les proches de la gauche radicale ont un aperçu de ses conceptions chez deux auteurs passés par le trotskisme : Nathan Weinstock[15] et Enzo Traverso[16].

Dans ces milieux, personne n’hésitait à se dire juif, d’où les blagues en interne « pourquoi Daniel Bensaïd se sent-il isolé lors des réunions du BP ? Car il est le seul à ne pas parler Yiddish ! » En fait les membres du BP n’étaient pas tous des juifs de l’Est, et les réunions du BP se tenaient en français. Dans un autre groupe, l’AMR[17], Najman, si fier d’être de la famille de Rosa Luxembourg, parlait yiddish et au Comité Central les noms juifs étaient nombreux, Koriman, Najman, Schalscha, Weissberg,Welger, etc. et Bruggeman, dont j’ai appris plus tard que son nom était flamand et pas juif du tout.

Dans ce que lit et cite Mélenchon, on ne trouve pas trace de thèses antisémites. Au contraire, outre ce qui ressort de la culture générale, il a certainement lu Ma Vie de Trotsky, sans doute les écrits du même sur les Question juive, question noire[18], La Conception matérialiste de la question juive d’Abraham Léon, Essais sur le problème juif d’Isaac Deutscher[19], les résolutions des divers courants trotskistes sur leur activité au Proche Orient, y compris au moment du partage de la Palestine à la fin des années 1940.

De fait la gauche radicale ou des auteurs qui en faisaient partie ont continûment édité, entretenant une culture politique très riche sur ces sujets. Elle reste la culture de référence. Il me semble qu’une telle culture est le plus solide garant d’une totale imperméabilité aux préjugés antisémites.

Illana Weizman n’évoque pas cette culture, mais elle semble avoir constaté son affaiblissement, - ce qui est possible -, voire sa perte - ce que je ne crois pas car cette culture est entretenue par de multiples parutions et rééditions -, récentes ou déjà prévues.

René Monzat deuxième partie : la troisième est ici, la première est

[1] https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/illana-weizman-melenchon-perpetue-les-stereotypes-et-la-haine-antisemites_2181423.html Mis en ligne le 9 octobre 2022.

[2] Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme. Illana Weizman, ed· Stock, 2022. (227 pages). p. 150

[3] Ibid.. p. 147-148.

[4] Ainsi le discours identitaire des droites radicales est un discours racial, de l’identité ethnique. Mais dans ce cas précis, la « clé de lecture » est donnée comme telle, et plutôt dix fois qu’une, dans les textes de référence de ces courants. Voir les articles de Contretemps la construction de la thematique identitaire et discours identitaire aseptisé

[5] Je ne connais pas Jean-Luc Mélenchon. En revanche je connais un peu l’OCI et bien les cultures trotskiste et catholique, puisque comme Mélenchon j’ai été formé dans l’une (aumônerie) puis dans l’autre (LCR).

[6] En particulier dans les organisations trotskistes, et spécialement du courant « lambertiste » dont est issu JL Mélenchon

[7] Voir un maillon de la transmission de cet héritage avec Le Yiddishland révolutionnaire de Alain Brossat et Sylvia Klingberg, Balland, 1988 (362 pages). Réédité chez Syllepse en 2009 (294 pages).

[8] Son activité ne semble pas témoigner d’un antisémitisme rabique.

[9] Voir les travaux de Henri Minczeles, Histoire générale du Bund et Le Mouvement ouvrier juif. Récit des origines, Syllepse, 2010.

[10] Voir Parcours de juifs antisionistes en France, Union Juive Française pour la Paix (UJFP), éditions de l’échelle du temple/Syllepse, 2022. (120 pages)

[11] Voir l’article de la revue Ballast : ici

[12] Voir http://indigenes-republique.fr/marek-edelman-etait-notre-frere/

[13] Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, (algemeyner yidisher arbeter bund in Lite, Poyln un Rusland), mouvement socialiste juif né en 1897.

[14] Ses œuvres restent mal connues en France. Voir le site trotskiste anglophone  Archives Ber Borochov. Il a aussi été traduit en italien et en hébreu, deux de ses ouvrages en yiddish sont consultables en fac similé : Antologye Finf Hunder Yohr Idishe Poezye, 1917, (322 pages) Anthologie de cinq cent ans de poésie Yiddish et Y. L. Perets, a Zamelbukh Tsu Zayn Ondenken, album en mémoire d’Isaac Peretz. Il est mentionné dans L’Histoire du sionisme de Walter Laqueur, Calmann Levy, 1973. (693 pages).

[15] Le Pain de Misère, histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, Nathan Weinstock, La Découverte, 1984. 3 vol. (311, 155 et 274 pages). Réédité en 2002, 2 vol. (314 et 408 pages)

[16] Les Marxistes et la question juive, histoire d’un débat (1843-1943) de Enzo Traverso, préface de Pierre Vidal-Naquet, La Brèche, 1990 (316 pages), rééd. Kimé, 1997 (342 pages)

[17] Alliance Marxiste Révolutionnaire.

[18] Question juive, question noire, Léon Trotsky, textes présentés par Daniele Obono et Patrick Silberstein ; Syllepse, 2011. « De la lecture des textes de Léon Trotsky ici présentés et qui traitent de ces deux questions, on comprend que ce paradoxe n'est qu'apparent. Les formes d'oppression des deux minorités dans des situations nationales particulières ont beaucoup en commun : pogrome/lynchage, Bund juif/parti noir, retour vers la Palestine/Afrique, revendications culturelles, particularisme/universalisme… et les moyens d'émancipation de deux communautés respectives tout autant compliqués. Comment défendre ses droits lorsqu'on est minoritaire, victime d'un racisme ancestral? ». Danièle Obono est ensuite devenue députée de La France Insoumise.

[19] Essais sur le problème juif, Isaac Deutscher, Payot, 1969.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.